Chapitre 6 :
Bologne, Émilie-Romagne, Italie
Hiver 2 011
Adone :
Étendu sur un tapis de neige, je fixe le ciel drapé d'un voile blanc. L'humidité recouvre mes vêtements, des frissons désagréables me traversent à chaque courant d'air. Passer la nuit à la belle étoile n'était pas dans mes intentions, mais les hurlements provenant de la maison de ma mère ne m'ont pas encouragé a rentrer pour me recroqueviller dans un lit douillet. Dépité, je me suis laissé choir sur le sol gelé puis j'ai vainement attendu que le calme réapparaisse. Désormais, l'aurore est levée et a apporté avec elle un temps aussi désastreux que l'ambiance qui règne dans le foyer familial. Quelques épars flocons virevoltent dans l'air glacé et semblent s'adonner à une danse sensuellement mélancolique. Les cristaux se cherchent, s'emmêlent et s'éloignent tels des amants maudits, contraints de s'aimer en silence, tiraillés entre l'envie irrésistible de s'enlacer puis la douleur insoutenable de se séparer.
L'amour est un sentiment dont j'ignore le sens, qui me répugne et me donne envie de crever en y songeant. Probablement parce que je n'ai jamais reçu l'affection dont j'avais besoin étant enfant. Ma mère était une fille de joie qui a connu de nombreux excès, jusqu'à se retrouver enceinte d'un mioche qu'elle ne désirait pas. Si sa grossesse a été menée à terme, c'est à contrecœur qu'elle a passé dix-huit années à m'élever dans des conditions aussi laborieuses que sa vie de débauche. J'ai vu plus d'hommes défiler dans cette baraque que de pieux se rendre à la Sacra di San Michele lors d'un pèlerinage. Si nous ne sommes pas de fervent catholiques, il m'arrive tout de même de prier, parfois, afin de demander à Dieu un nouveau chemin à suivre.
La porte de la maison s'ouvre et avec elle, les cris se répandent à nouveau. La neige crisse sous les pas lourds de celui qui partage le lit de mamma depuis plusieurs années.
— Il est passé où ton bon à rien de fils ? vocifère Aldo.
— Comment veux-tu que je le sache ?
— Trouve-le, j'ai besoin de lui pour aller à la casse. Ah non, ricane-t-il, il est là. Ce qu'il est pathétique, allongé par terre comme un chien.
Le bruit de ses pas s'intensifie, jusqu'à ce que son corps se dresse au-dessus du mien. Les jambes écartées, il s'incline dans ma direction. Mon regard trouve le sien, dépravé et colérique. Je serre les dents afin de retenir les insultes qui se bousculent sur ma langue.
— Qu'est-ce que tu fous là, petite merde ? Relève-toi, et bouge ton cul, les pièces de la voiture ne vont pas se déplacer en un coup de baguette magique.
— Et pourquoi tu n'y vas pas, connard ?
— Pardon ? peste-t-il alors que ses joues se colorent de haine.
Les yeux exorbités, il se met à hurler des propos incompréhensibles tout en me postillonant dessus. Un haut-le-cœur de dégoût me secoue, pourtant je reste immobile, sachant bien que je ne vais pas échapper à la violence de sa rage. J'observe son bras se lever, son poing se serrer puis je lâche un grognement de douleur lorsqu'il retombe violemment contre mon visage. Ma mâchoire se crispe douloureusement tandis qu'un liquide poisseux s'écoule déjà de l'entaille qui barre ma lèvre. Si la souffrance est destructrice pour certains, elle m'est salvatrice et me galvanise. Je m'en abreuve, tel un assoiffé, jusqu'à en être gorgé au point de saturer. J'ai besoin d'imploser.
Les insultes inintelligibles d'Aldo continuent de résonner mais un sourire éclot sur ma bouche esquintée.
« Un jour viendra où ton sang maculera ma chair. Un jour, je me nourrirai de chacun de tes râles d'agonie, bastardo. »
— Pourquoi tu te marres ? Merda ! Je vais te faire passer l'envie de te foutre de ma gueule.
Son pied s'échoue brusquement sur mon crâne, brouillant ainsi ma vue et faisant rugir mes tempes. Les hurlements de ma mère s'élèvent en un brouhaha frémissant. Ce n'est pas pour ma sécurité qu'elle s'égosille mais pour faire cesser les coups de son mec afin que les flics ne débarquent pas. Quel drame ce serait si la polizia venait à embarquer celui qui lui permet de baiser et entre autre, de se nourrir pour ne pas crever de faim.
Après un temps incertain, Aldo s'éloigne en vociférant, essoufflé par l'effort. La neige crisse de nouveau sous ses pas alors que les traînées de sang s'étalent sur le tapis blanc.
— Grouille-toi ! Domenico t'attends dans trente minutes.
Je l'ignore prodigieusement, me redresse en luttant pour ne pas vomir. Ma tête hurle, mon visage est douloureux mais n'efface en rien mon indifférence. Je n'en ai cure de ses avertissements, de ses coups d'éclats et de ses menaces qui ne m'effraient pas. Je me traine vers chez Giuliana en serrant les dents. Des perles sanguines tracent leur sillon jusqu'à s'échouer sur mes vêtements détrempés. J'ignore de quoi j'ai l'air, mais je suis certain que cela n'est pas beau à voir. La voisine ouvre la porte en gémissant, son arthrose ne lui octroie aucun répit.
— Dio ! Que t'est-il arrivé, angelo mio ? s'étrangle la vieille dame.
— Je vais bien, Giuliana, lo giuro¹. Je peux prendre une douche chez toi ?
— Naturalmente² ! Entre, mon enfant.
Je me dirige vers la cuisine dans laquelle flotte une douce odeur de café. Un ristretto ne serait pas de refus et la dame qui m'a tout appris le sait parfaitement. Elle s'active aussi rapidement que ses articulations rouillées le lui permettent et me sert une tasse qu'elle dépose sur la table.
— Ce n'est plus possible, Adone, la situation ne fait qu'empirer. Qu'attends-tu pour t'en aller ? Regarde ton visage, angelo mio, c'est une catastrophe.
— Je le sais, nonna³, mais je n'ai nulle part où aller pour le moment. Je dois travailler pour économiser encore un peu.
— Ma porte t'est ouverte, viens, reste à la maison, je t'en prie.
— Il en est hors de question ! Je refuse de te mettre en danger. Aldo n'hésitera pas à te faire la misère s'il sait que je me réfugie chez toi.
— Je ne comprends pas son comportement..., se lamente-t-elle. Pourquoi est-il si violent à ton égard ?
— Parce que je ne suis pas aussi docile que ma mère. Il pensait pouvoir me dominer mais je ne suis pas à chien que l'on peut dresser.
Giuliana laisse couler sur moi un regard désolé. Son visage strié par la vieillesse me paraît si triste qu'un nœud se forme dans mon estomac.
● ○ ●
La nuit est tombée aussi rapidement qu'un clignement de paupières. Une étendue obscure englobe la ville et dissimule les plaies qui recouvrent ma peau basanée. Malgré la basse température, des perles de sueur serpentent ma colonne vertébrale et me font frémir. Si ma tête est encore douloureuse, mon dos l'est davantage. Les journées à travailler à la casse sont les plus éprouvantes. Elles m'éreintent et me démoralisent. Le salaire est misérable pour le temps et la force que je perds à la tâche.
Les mains pleines de cambouis, je récupère mon paquet de clopes et en glisse une entre mes lèvres. La flamme du briquet danse sous mon regard fatigué et réchauffe mon visage où dégoulinent des sueurs froides.
En soupirant d'épuisement, je m'adosse au réverbère qui se trouve face à la maison. D'ici, j'entends les grognements et gémissements d'Aldo qui s'en élèvent. La panique ne m'étreint pas, je sais ce qui se joue entre les murs de cette baraque.
Je me débarrasse de la cigarette lorsque le filtre me brûle les doigts et avance lentement vers la porte. Un énième soupir m'échappe alors que j'enclenche la poignée. La pièce est éclairée d'une lueur tamisée octroyée par le feu crépitant dans l'âtre. L'odeur de tabac froid est imprégnée sur la tapisserie et me retourne systématiquement l'estomac dès que je passe le seuil. J'approche d'un pas, ignorant l'homme immonde qui saute ma mère dans le canapé du salon. La pudeur est un mot qui leur est inconnu, ça fait des années que je suis témoin de leur exhibition et cela m'écœure. Les bruits qui se font entendre sont dégoûtants et j'avance plus rapidement afin de quitter cet enfer. Pourtant, bien que l'envie de déguerpir m'enlace, un détail étrange attire mon attention et me fait subitement ralentir la cadence. Un scintillement inhabituel attire mon regard et la scène à laquelle je suis désormais spectateur me glace le sang. Ma mère est entendue sur le sofa, une ceinture autour du cou. L'énorme boucle mort sa chair tandis que sa peau hâlée est anormalement violacée. Ses yeux sont exorbités et figés dans le vague, sa bouche que j'ai toujours connue rosée est d'un bleu pâle et terne.
Il me faut une seconde pour comprendre l'atrocité du moment et une de plus pour réagir. Pris d'une colère sourde, j'émets un grognement enragé en m'emparant du tisonnier. Aldo, toujours dévoué à son plaisir ne semble pas réaliser que je me rue vers lui. La rage au ventre, j'enfonce l'attisoir entre ses omoplates en une poigne brutale. Son hurlement réduit à néant ses râles de béatitude alors que l'hémoglobine macule son débardeur blanc et élargi.
— Fils de...
Ses mots se meurent dans sa gorge lorsque je le tire violemment vers l'arrière. Les pieds à terre, il chancelle, se courbe et se stabilise enfin. La douleur se lit sur chaque trait de son visage dégoûtant alors qu'il retire le tisonnier en grimaçant.
La folie me guette, la colère grouille sous ma peau au point d'enflammer mes veines. Alors qu'il tente de riposter, mon poing percute sa mâchoire à plusieurs reprises. Ses pieds s'emmêlent, son corps grassouillet s'écroule sur le sol en un fracas assourdissant. Le pantalon baissé sur les chevilles, il tente de se relever jusqu'à ce que je lui assène un violent coup de pied. Sa tête heurte l'angle de la table, une giclée poisseuse s'échappe de son crâne fracturé alors que je me place au-dessus de lui afin de le rouer de coups. Des éclaboussures sanguines s'élèvent de partout, mes phalanges se brisent contre son nez qui s'affaisse et s'effrite. Son souffle s'alourdit puis se raréfie jusqu'à disparaître. La rage au ventre, je laisse pleuvoir mes assauts tout en vociférant des horreurs.
Soudain, un cri d'effroi me tétanise. Les yeux arrondis, je réalise la gravité de mon acte. Du sang macule le sol, mes vêtements ainsi que le visage méconnaissable de mon beau-père. Mon cœur bat puissamment, à tel point que je peine à respirer.
— Adone, che orrore !⁴ Qu'as-tu fait ? panique Giuliana.
Le temps semble s'être altéré alors qu'elle s'immobilise face à moi. Les joues remplies de larmes, elle attrape mon visage entre ses doigts tremblants.
— Qu'as-tu fait ? répète-t-elle en sanglotant.
— Il a tué mamma, réponds-je laconiquement.
Mon regard se dirige vers le canapé où gît son corps dénudé. Bien que je ne suis jamais parvenu à l'aimer, réaliser qu'elle ne dansera plus en balayant la maison me peine atrocement. Je ne l'entendrai plus chanter en cuisinant, ni resplendir avant de s'alcooliser jusqu'à choir sur le plancher. Elle a été une mère abominable mais d'une beauté sans pareil.
Quel désastre !
— Je crois qu'il est mort ! s'horrifie Giuliana. Tu ne peux pas rester là, Adone, tu dois partir !
— Je ne peux pas. Je ne peux pas... Il a tué mamma, il devait payer pour ça !
— Tu risques la prison ! Pire encore ! Sais-tu le nombre de personnes étranges qu'Aldo fréquentait ? Tu dois te mettre en sécurité ! Dio, ne reste pas là !
— Où devrais-je aller ? Je n'ai nulle part...
— Ne reste pas ici ! Écoute, il y a un bateau qui quitte le port demain matin, tu...
— Quoi ? Mais de quoi tu parles ?
— Écoute-moi bien, angelo mio, c'est trop dangereux pour toi. Tu as dix-huit ans, si on t'arrête, tu risques de croupir en prison pendant des années. Tu dois t'en aller, la polizia ne doit pas te trouver, ni même les fous qui travaillent avec Aldo. Tu n'es plus en sécurité à Bologne, je t'en prie, écoute-moi.
— Mais, nonna... je n'ai fait que... mamma est morte !
Ses paumes se resserrent sur mon visage alors qu'elle pleure à chaudes larmes. J'ignore ce que je ressens à cet instant, mais je n'apprécie pas ce sentiment étrange et douloureux.
— Où va ce bateau ? m'enquiers-je en un murmure.
— Je ne sais pas, Adone. J'en ai entendu parler sur le marché. C'est un bateau de travailleurs qui quitte la côte, mais qu'importe où tu vas, tu seras plus en sécurité qu'ici. Je t'en prie, tu dois partir. Je ne supporterai pas de te perdre.
— Tu veux que je parte, nonna, c'est la même chose.
— Non ! s'exclame-t-elle en me secouant. Tu seras quelques part, en bonne santé ! Je ne veux pas assister à tes funérailles ou te regarder finir ta vie derrière les barreaux.
¹ : Je le jure
² : Bien sûr
³ : Grand-mère
⁴ : Quelle horreur
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