1. Un bonheur mérité et inespéré transformé en cauchemar
— Depuis combien de temps tu n'as pas eu tes règles ?
Je lui offre un regard étrange. Pourquoi est-il obsédé à ce point ? Une part de moi trouve cette passion glauque. Mais c'est vrai, je perçois mal les choses. Je me fais sûrement des idées. Alors je fais comme si de rien n'était et affiche mon expression détaché habituelle et hausse les épaules.
— Je n'en sais rien, mais on s'en fout, non ? Qu'est-ce que ça peut te faire ? T'es pas concerné, c'est moi qui suis emmerdée !
***
Un mois plus tard, il se pointe à la maison et tel le chef de famille pour lequel il se prend - un concept intolérable pour moi - il me regarde avec sérieux, comme une adolescente à remettre sur le droit chemin.
— J'ai fais des courses pour toi.
Il sort un test de grossesse. Je suis choquée. Je fais comme si de rien n'était et le laisse de côté.
Pendant plusieurs jours. Mais cet imbécile m'a fichue le doute, et ce doute m'empoisonne l'esprit. Alors je prends le test, et la nouvelle tombe : "+3 semaines".
Le bonheur me monte. Moi, l'incapable, l'anormale, la bonne à rien et la mauvaise en tout, j'allais avoir un bébé ! J'allais enfin fonder une famille, du moins essayer. Je sais que ce n'est pas pour tout le monde, mais moi, je sais qu'avoir un enfant était un bonheur que j'avais toujours souhaité, même si, avouons-le, la grossesse et l'accouchement m'effraient et m'angoissent énormément. Les naissances ont souvent été difficile dans ma famille, moi-même ait manqué de mourir à ce qui paraît, en emportant ma pauvre petite maman avec moi. Je suis hypersensible de base, alors les hormones, ça va être compliqué. J'angoisse très facilement, et je dois dire que je suis assez influencée par les terrifiantes scènes d'accouchement dans les films.
Mais je suis heureuse d'être enceinte quand même.
Alors je sors des toilettes pour annoncer l'heureuse nouvelle.
Il me transperce de son regard sombre et ordonne, implacable :
— On ne peut pas le garder, c'est trop tôt, on n'est pas prêts.
Je m'effondre. Quelque chose en moi se brise. Pourtant, il sait que j'ai besoin de ça pour être heureuse. Je lui ai expliqué à quel point ce projet de vie était important pour moi.
Je suis perdue.
Le lendemain, je pars au travail, désemparée. Je ne dis rien, personne ne le voit. Mon cerveau a du mal à se remettre de ces pics d'émotions intenses depuis la veille.
Je me revois quelques jours plus tôt au travail. Il est vrai que j'avais vécu une scène un peu étrange avec mon responsable. Il me réprimandait d'avoir monté les escaliers en courant, alors que je les avais monté en marchant. Et, effectivement, je suis arrivée très essoufflée, alors que d'habitude, cette quinzaine de marche ne me pose aucun soucis.
À la maison, j'ai aussi remarqué un changement, sans être capable d'allouer cela au fait que j'étais enceinte : je m'endormais sans pouvoir m'en empêcher devant les films du soir, évidemment forcés.
Lors de la pause déjeuner, il m'appelle.
— "Je t'ai pris rendez-vous chez une sage-femme pour avorter."
Le choc me saisit et, dans le vestiaire, je commence à fondre en larmes.
— Comment ça ? Comment tu peux faire ça ? On n'en a pas discuté !
— "Mais c'est pourtant évident L*****. Nous ne sommes pas prêts, il faut le faire partir, nous ne le voulons pas."
— Ça ne se fait pas ! Tu n'avais pas à prendre rendez-vous pour moi !
— "Je suis désolé, mais tu le sais autant que moi, c'est la meilleure décision."
Je raccroche, profondément choquée, les larmes ruissellent sur es joues. Une collègue de travail me demande ce qui se passe. Une femme qui a eu de sacrées difficultés aussi, qui élève seule ses deux filles, après avoir quitté un second homme toxique. J'ai confiance en elle, après tout, alors que j'étais en surcharge émotionelle et sur le point de faire une crise d'angoisse dans le magasin de part mes conditions de travail, elle m'avait sauvée.
Alors que j'annonce la nouvelle, ses yeux brillent et son visage s'illumine. Elle m'applaudit doucement.
— Mais c'est génial, ça ! Félicitations !
Je souris au milieu de mes larmes. Au moins quelqu'un qui pense que ce n'est pas un mal d'attendre un enfant.
— Tu es sûre que les tests ne peuvent pas se tromper ?
— Il y a très peu de chance, me répond-elle. Tous les tests que j'ai fait ont été justes.
— Je... je peux te poser une question personnelle ? Mais c'est délicat...
Elle me sourit.
— Bien sûr, vas-y !
La gêne s'empare de moi.
— Je suis désolée, je ne sais pas comment formuler ma question sans être maladroite... je ne veux vraiment pas te heurter...
— Mais vas-y, aie confiance ! Je sais que de ta part, ça ne pourra pas être dans le but de me blesser !
Rassérénée, je prends mon courage à deux mains.
— As-tu... regretté d'avoir eu ta première fille à 22 ans ?
Elle me regarde, mais avec bienveillance et me parle d'une voix douce, mais avec un très grand sérieux :
— C'était trop tôt, oui. Mais je n'ai jamais regretté d'avoir eu ma fille.
Ces mots m'ont bouleversée.
Annotations
Versions