8. Mauvais Oeil — Lundi 25 janvier 2021
Lily s’emmitoufle dans la couette polaire avec un soupir. Au plafond, les lampes diodes sont éteintes. Le 33 tours de Voodoo toupille sur la platine vinyle et la voix de D’Angelo, imbue de soul, réchauffe la chambre, l’embaume de beurre de karité, d’huile de carapate et de bougies parfumées à la noix de coco. Un faisceau de lumière s’infiltre dans la chambre par la porte entrebâillée. Elle se lève, ferme la fenêtre à guillotine. Dehors, le char crépusculaire circule dans les ruelles de Belleville avant de piquer vers Ménilmontant et Saint-Fargeau. Elle enfile le tee-shirt Slytherin qui traîne au bord du lit et sort de la chambre.
Christopher est allongé sur le canapé, torse nu, la tête sur l’accoudoir, les yeux fermés. Sur la table basse, il a posé son pot de marijuana, une bouteille de Damoiseau fermée, un verre d’alcool à moitié vide. Les débris d’un joint cendrent le fond d’une soucoupe en terre cuite, odorent le salon des arômes qu’elle déteste par convenance. De la musique s’échappe de ses écouteurs. Sur l’écran de son téléphone, YouTube joue Caroline, qu’il écoute en boucle pour invoquer le sommeil.
Il ouvre les yeux, répond avidement au baiser que Lily réclame. Ses doigts effleurent ses cuisses dénudées, satinées et s’entrelacent avec ses longues tresses qui taquinent son bas-ventre. Il serait resté, plus tôt, dans la chambre — à écouter ses gémissements de plaisir, à servir ses adjurations, à s’abandonner jusqu’à l’overdose — si les ténèbres ne l’avaient pas contraint à se réfugier hors du lit, loin de son regard.
— Je sais à quoi tu penses, souffle-t-il après que leurs lèvres se soient séparées.
Sa voix est somnolente, plus grave, plus lente que d’habitude. Ses yeux sont rouges, ses paupières alourdies par la fatigue.
Le vingt-huit approche.
— Et à quoi est-ce que je pense, Monsieur Larisse ?
— Que je dois arrêter de fumer.
Lily balance un regard désapprobateur vers la soucoupe et le pot de marijuana innocents.
— Où est ton cendrier ?
— Cassé.
— C’est un signe, Monsieur Larisse. Malheur à vous si vous le méprisez, déclare-t-elle d’un air théâtral avant d’éclater de son rire qui réveille les morts.
Elle est encore plus belle, encore plus désirable que la veille. Elle sent La petite robe noire, le parfum qui sature les draps de son lit à baldaquin. Christopher se souvient avoir lu que les Bassa — tribu dont elle est issue — descendent de la reine Nefertiti.
— Tu veux que je t’infantilise et que je passe mon temps à te répéter ce que tu sais déjà ?
— Non merci. Tu parles déjà beaucoup… eh! s’exclame-t-il avec un sourire quand Lily lui pince le téton droit. Après, tu vas encore pleurer quand il faudra assumer les conséquences…
Le sous-entendu fait monter la chaleur à ses joues et elle rigole doucement avant de reprendre son sérieux.
Christopher fume depuis le lycée et bien qu’il ne soit pas un gros fumeur de tabac, sa consommation de cannabis la traçasse depuis le premier jour.
Il ne fume pas pour s’amuser. Il fume pour échapper aux souvenirs. Il fume pour une dose d’amnésie éphémère, dissimulée par un « parce que j’ai envie » monocorde.
— Arrête de t’inquiéter. Je vais pas en mourir.
— Tu ne devrais pas écouter les conseils de mon père. Il n’y connait rien.
Christopher retient un sourire. Si Lily ne le bassine plus avec ses photos de gorges trouées et de dents déchaussées, c’est sur Jules De Bruyère qu’elle décharge toute son inquiétude. En même temps, le vieux bonhomme fume deux paquets de cigarettes par jour depuis l’âge de seize ans. D’où son surnom — la centrale thermique.
— Ton père était médecin. Je crois qu’il est assez renseigné sur le sujet.
— Et donc ? Il a commandé des hallucinogènes sur internet deux jours après sa retraite.
— Ça faisait quand même trente-huit ans d’abstinence. Il me l’a dit.
— Quand il est revenu du Mexique avec sa boite de champignons ?
— Hum hum…
— Tu en as pris avec lui ?
— Non. J’ai juste fumé un cigare.
— Je vais interdire à papa de te…
Lily pousse un cri quand elle se retrouve subitement sous le poids de son corps. Les mains de Christopher disparaissent sous son tee-shirt.
— Chris, suffoque-t-elle entre deux baisers. Je dois… avant de partir, je dois te raconter ce qui s’est passé hier.
— T’aurais dû le faire plus tôt…
Son souffle chaud brûle son nombril, provoque une flambée de sensations électrisantes. Christopher s’agenouille sur le canapé, ses joues rosies par la frénésie naissante. Son regard glisse jusqu’à la porte entrouverte de sa chambre, là où il range sa boite de préservatifs.
Lily l’empêche de se lever, l’attire à elle pour un dernier baiser
— C’est vraiment important, Dou.
Christopher soupire et s’allonge contre le dos du canapé, ferme les yeux, fait le vide. Quand Lily raconte une de ses expériences, elle n’omet aucun détail, commente chaque pan de son histoire comme une dissertation littéraire.
— Elle voulait quoi ? Demande t-il pour que le récit ne commence pas par « comme tu le sais, j’ai quitté l’hôpital aux environs de sept heures…»
Lily pose la tête sur son épaule.
— J’aimerais pouvoir te répondre. Emmy n’a rien voulu me dire. Mais j’ai rencontré son patron, Monsieur Kozak.
— Elle travaille où ?
— Dans une agence d’hôtesses d’accueil à Tigery.
— C’est pas au fin fond de l’Essonne, ça ? Depuis quand t’acceptes de conduire si loin, toi ?
— C’est à seulement vingt minutes de chez mes parents, se défend-t-elle pour ne pas admettre qu’elle a cédé aux exigences de sa soeur.
— Donc ? C’est loin. Avoue que tu voulais pas y aller mais que t’as pas su la recaler.
Peu importe l’attitude de sa soeur envers elle, Lily finira par la suivre. De plus, Christopher refuse de croire à cette histoire d’agence. Emmy, hôtesse d’accueil ? Impossible. Trop contradictoire avec sa toquée de belle-soeur. Aux dernières nouvelles, elle fréquentait Warold Volter, un mec violent qui avait fini au placard après une arrestation médiatisée, entrainant dans sa chute des gendarmes corrompus, une députée, son avocat et deux membres de sa fratrie.
— Bref… son patron est louche. D’ailleurs, je crois qu’elle couche avec lui. Il l’a appelée milaïa. C’est comme ça que papi Sergueï appelle mamie Ann. Et Marie dans tout ça, ajoute-t-elle avec un profond soupir. L’enfant n’est pas heureuse et Emmy lui parle n’importe comment. Je n’imagine même pas ce qui se passe quand elles sont seules toutes les deux.
Christopher ouvre les yeux.
— Comment ça ? Tu penses qu’elle l’a frappe ?
— Non. Non… Je n’espère pas.
Perturbée par cette possibilité, elle modifie la trajectoire de la discussion.
— J’ai voulu lui donner de l’argent mais elle a refusé. Tu sais qu’elle n’a pas touché une seule fois à sa pension depuis qu’elle a seize ans ? Elle préfère mourir sous un pont que d’être associée à papa et maman. Aussi, Marie a des difficultés à l’école. J’ai essayé d’en discuter avec Emmy mais elle s’en contrefiche. Je lui ai même parlé des Plumes Bleues et du système que tu as mis en place…
— Tu lui as dit que c’était mon association ? Demande Christopher en se frottant les yeux.
— Oui. Et je n’aurais pas dû : elle m’a claqué la porte au nez.
— C’est dommage.
— Oui, mais il s’agit de la scolarité de sa fille. Au lieu de t’en vouloir pour Julien, elle ferait mieux de se pencher sur le pourquoi du comment Marie confond les lettres.
— Elle est dyslexique ?
— Emmy refuse qu’elle aille voir un orthophoniste.
Elle pourrait s’arranger avec le Docteur Lim, demander un rendez-vous pour Marie sans que Emmy ne soit au courant. Mais c’est impossible.
— Chris, tu dors déjà ? Demande-t-elle quand il ne répond pas.
— Hum ? Non…
Son visage est enfoui dans les tresses de Lily, son bras ancré à sa taille. À force de suivre son rythme et de s’endormir quand elle part à l’hôpital, il a du mal à rester pleinement éveillé à partir de vingt heure. Fumer ne l’aide pas. Lily a lu dans un article que la marijuana aide à s’endormir et réduit la fréquence des rêves.
Le vingt-huit dans trois jours. Et il fallait que cette femme réapparaisse maintenant.
— J’ai reçu un appel de Leah.
La respiration de Christopher s’interrompt. L’instant d’après, il est à genoux sur le canapé. Les pans de son durag pendent négligemment sur ses épaules.
— Quand ça ?
— Juste après ta conversation avec Marie, explique-t-elle en s’asseyant en tailleur. Elle m’a demandé pourquoi tu ne l’as pas rappelée samedi soir.
Une sensation de malaise pénètre son esprit. Des souvenirs moches et obscurs refont surface.
Il a douze ans. Il revoit les flammes, les pompiers qui brisent les fenêtres, la main calcinée de Monsieur Nezel, le regard vide de Leah qui contemple son oeuvre sans un mot, même lorsque les gendarmes embarquent Christopher.
Je voulais pas que tu partes.
— Je ne suis pas… à l’aise à l’idée qu’elle puisse m’appeler. Elle prétend que tu lui as donné mon numéro en cas d’urgence, Chris. Où l’a-t-elle trouvé ?
Christopher l’écoute à peine. Leah a trouvé le numéro de Lily. Putain. Il s’efforce de rester calme. Il aurait dû réagir plus tôt. Il aurait dû prendre au sérieux ses premiers appels. Lily ne doit pas être mêlée à cette histoire. Pas après ce qu’elle a vécu au lycée. C’est le plus important.
— Je m’en occupe.
— Tu as trouvé son numéro de téléphone ? La dernière fois, tu ne l’avais pas.
— Je m’en occupe, insiste-t-il. T’inquiète pas.
Lily pose sa tête contre son torse, inhale ses deux parfums — le cannabis et Bleu de Chanel. Christopher ne retourne pas son embrassade. Il est là, à genoux sur le canapé, immobile, crispé et silencieux. À quoi pense-t-il ?
— Dis-moi ce qui ne va pas avec elle, Dou. Je peux t’aider.
Non. Surtout pas.
Il s’écarte de son étreinte, prend son paquet de cigarettes, son briquet et son téléphone sur la table avant de se lever.
— Je vais fumer.
Il enfile sa doudoune, rabat la capuche sur sa tête et se réfugie sur le balcon.
Depuis le canapé, Lily l’observe faire les cent pas, s’appuyer contre la rambarde du balcon, allumer une deuxième cigarette, s’assoir sur la chaise pliante, éteindre son mégot, passer un coup de fil qui ne dure pas quinze secondes.
Lorsqu’il revient, il enclenche le purificateur d’air pour chasser l’odeur de tabac dans la cuisine et s’installe au comptoir.
— Est-ce que ça va ? L’interroge Lily quand son mutisme devient exaspérant.
Christopher lève les yeux vers elle.
— Ouais… Écoute, est-ce que tu peux changer ton numéro de téléphone ?
Sans attendre sa réponse, il ouvre son MacBook, le déverrouille. Google, Orange, Espace client. Il tape le numéro de Lily pour l’identifier.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est important.
— Je ne vais pas changer mon numéro juste parce que tu me le demandes, réplique-t-elle en croisant les bras. Encore moins si tu ne m’expliques pas pourquoi je dois le faire. Quel est le problème avec Leah ?
— Je préfère ne rien dire pour l’instant.
— Donc tu as l’intention de tout me raconter un jour ?
Non.
— Lily… s’il te plait. J’ai juste besoin que tu changes ton numéro. Maintenant, appuie-t-il.
Elle soupire bruyamment, le toise d’un air révolté.
— C’est inadmissible, Chris. Tu ne m’expliques rien, tu ne me dis rien. Je ne suis pas une poupée qui doit répondre oui et amen à chacune de tes exigences. Je veux des explications.
Lily se lève. Le regard de Christopher est dur, presque hostile. Les lignes de son front s’inclinent en vagues.
— Chris, qu’est-ce qui ne va pas avec elle ? Tu as changé ton numéro aussi donc ça signifie qu’elle est quoi ? Dangereuse ?
— Je te dirai tout le moment venu. En attendant, j’aimerais que tu…
— Que je change mon numéro. Oui, j’ai compris. Mais ça ne me suffit pas. Je sais que tu es sous pression ces derniers jours à cause de…
— Quoi ? Non. Arrête. Ça n’a rien à voir.
Tant pis. Il se débrouillera seul. Lily le détestera un temps mais il n’a pas le choix. Un petit coup de fil à Darnell réglera une partie de ses problèmes. Il doit aussi joindre Christine, la marraine de Leah.
— Ça va, Lily. Je veux juste… laisse tomber.
Elle le fixe sans ciller, la déception inscrite sur les traits de son visage. Et là encore, ça le frappe : il ne la mérite pas — ni elle, ni ses interrogations justifiées. Il ne mérite pas son choix incompréhensible d’endurer son silence, cet espoir obstiné qu’il craque et lui révèle tout — l’inavouable, le honteux et le tragique.
Mais ce soir, par usage, Christopher n’a aucune émotion à partager, aucune vérité à dévoiler.
— À quoi je te sers précisément si tu ne me dis rien ?
Il passe une main sur son visage. Ça recommence et ce n’est pas de la faute de Lily. C’est lui qui est né dans une famille pourrie jusqu’à la moelle. Mais ça aussi, il est incapable de le confesser à voix haute donc il se réfugie derrière son mur d’impassibilité et de mauvaise foi.
— T’es en face d’un inconnu ?
Elle lance un rire jaune, s’adosse à la bibliothèque.
— Tu ne m’en dis pas assez. C’est ce que je te reproche.
— Il y a des choses que je préfère garder pour moi.
— Mais il y a des choses que je suis en droit de savoir. Si tu tenais véritablement à moi…
— Ça n’a rien à voir.
— Pour moi, si.
Si tu tenais véritablement à moi. Elle abuse. Comme si Christopher n’avait pas quitté Londres puis Montpellier pour la retrouver. Trois années après, croit-elle qu’il s’est installé à Paris pour les opportunités professionnelles ? Pour les beaux fers de la Tour Eiffel ou le charme des boulevards parisiens ?
Mais ça aussi, il ne saurait lui admettre.
— J’ai pas envie de me prendre la tête avec toi ce soir, Lily.
Son regard s’attendrie. Elle se détache de la bibliothèque, avance vers le comptoir. Quand elle parle, sa voix a perdu son amertume, reflète l’affliction causée par Christopher.
— Dans ce cas, dis-moi ce que tu ressens. Dis-moi que tu ne vas pas bien.
— Pourquoi ça n’irait pas ?
— Parce que nous serons le vingt-huit dans trois jours.
— Je veux pas parler de ça.
Christopher rassemble ses affaires éparpillées sur la table basse.
— Je t'ai entendu tout à l’heure, Chris. Tu as quitté le lit à cause de tes cauchemars...
— Je ne fais pas de cauchemars.
C’est violent et redoutable. Des yeux clairs et féroces, toujours les mêmes, qui épient chacun de ses mouvements. C’est le moment de fuir, d’échapper à la rancoeur légitime de Lily, de se dérober à ses accusations.
— Si tu ne veux pas m’en parler, ce n’est pas grave, soupire-t-elle. Mais tu dois en parler, Chris. À n’importe qui. À Karim, à un spécialiste, à mon père… Papa est toujours disposé à…
— J’ai dit que je ne veux pas en parler, rétorque-t-il avant de regarder son téléphone. Il est vingt heure. Tu devrais y aller.
Il s’enferme dans sa chambre.
Lily s’assied au comptoir. Si Christopher refuse de lui dire la vérité, elle est dans l’obligation de se la procurer. Car il lui doit la vérité… n’est-ce pas ? C’est la moindre des choses. Pourquoi ne lui fait-il pas confiance ? Et surtout, que lui cache-t-il à propos de Leah ?
Cette dernière pensée la convainc. Elle l’aidera, que Christopher le veuille ou non.
Elle récupère son téléphone qui charge à l’entrée de l’appartement, rédige un long message qu’elle envoie. Il ne lui reste plus qu’à attendre la réponse.
— Ça va, Lily ? On dirait que t’as reçu une mauvaise nouvelle.
Lily ouvre son casier, y récupère sa sacoche, son carnet de notes et son gel.
— Juste une migraine. Et j’ai croisé Willems dans l’ascenseur. Tu n’aurais pas un Doliprane ?
Yasemin lui balance la petite boite jaune et s'assied sur le banc.
— Thatcher est de mauvaise humeur ce soir, pour ne pas changer. Apparemment, ça fait plusieurs jours qu’elle loue un Airbnb près du Dôme. Son mari aurait demandé le divorce.
Lily referme son casier. Elle avait à peine traversé les portes automatiques et pointé à la badgeuse que Willems l’avait prise à partie, l’accusant de ne pas avoir prévenu à temps le secrétariat de son RTT. Un comportement bien étrange, même pour Willems : d’habitude, elle attend que les infirmières soient en poste pour les attaquer.
Cela dit, Lily comprend mieux l’attitude exécrable de Willems. La vie ne l'a pas épargnée. D’abord, la mort de ses fils, l’Alzheimer de sa mère, l’anorexie de sa fille. Et maintenant, le divorce. Contrairement à ses collègues, qui attendent avec impatience de fêter la mutation de leur supérieure, Lily croit que Carline Willems a plus à offrir que son hostilité. Il y a une grande tristesse derrière ses airs de tueuse en série.
Tout le monde n’est pas capable d’enfouir sa peine derrière des sourires et des « ouais, ça va » qui n’ont plus de sens.
— J’espère que ce n’est pas trop difficile pour elle.
Yasemin soupire d’ennui. Lily ne rit jamais du malheur des autres. Ça devient frustrant.
— Tu es trop gentille, Lily. Un jour, ça risque de te jouer des tours.
Aux Urgences, le train-train reprend son cours. Le personnel de garde se mobilise et s’organise, prend en charge le détenu de la Prison de la Santé qui s’est infligé de graves blessures dans sa cellule, les trois adolescents ivres et arrêtés pour tapage nocturne, l’étudiant en droit qui a abusé sur la cocaïne, la mère et ses enfants qui fuient les violences domestiques. Une routine perpétuelle et éreintante, mais ô combien gratifiante au moindre sourire, au moindre remerciement.
Assise à la cafétéria, à triturer ses lasagnes à la patate douce, Lily repense au message qu’elle a reçu en quittant l’appartement de Christopher.
Je peux rien te dire petite soeur. C’est pas à moi de le faire. Mais crois-moi, si Chris te dit de changer de numéro, fait-le. Sois prudente.
Elle avait conduit jusqu’à l’hôpital en jetant des coups d’yeux dans le rétroviseur toutes les deux secondes, apeurée à l’idée d’être talonnée par un autre véhicule. Dans le parking du Dôme, elle s’était garée le plus proche possible des portes automatiques, soulagée d’apercevoir les blousons rouges des agents de sécurité.
Toute cette paranoïa inutile à cause des secrets de Christopher. Comme si Leah l’attendait dans un buisson avec un couteau et une pelle.
Elle sursaute quand son biper vibre dans sa poche. Son temps de pause est dépassée de quatre minutes. Elle s’excuse auprès de ses collègues, abandonne son tupperware et sa gourde.
Dans l’aile nord des Urgences, du côté des box de soin, des cries stridents déstabilisent le calme de la nuit. Les patients, alités et fouinards, se tordent la nuque pour apercevoir les deux aides-soignants et l’interne de garde qui bataillent pour garder allongée une jeune femme en pleine crise de panique. La profonde coupure sur son front rougie son visage de sang.
Lily s’élance pour prêter main forte, reçoit un coup de pied dans le ventre qui l’envoie au sol. D’abord sonnée, le souffle coupé, les larmes aux yeux, elle se relève en s’accrochant aux barreaux du lit tandis que ses collègues luttent pour contenir l’agitation de la patiente qui crache un flot d’injures incohérentes à leur encontre. Finalement, l’interne de garde, à bout de patience, exige qu’on lui administre un sédatif. Le calme regagne l’aile nord des Urgences.
Lily écarte le paravant et tire la chaise vers le lit. La jeune femme est recroquevillée sous la couverture. Elle n’a rien laissé sur le plateau-repas, sauf la compote de pommes et le verre d’eau à moitié plein. Les effets du sédatif se sont envolés. Les sangles de contention lui ont été retirées. Son regard est arrêté sur un point invisible au-dessus du hublot par où s’introduisent les premières lueurs du matin.
Il est bientôt huit heures. Lily n’a pas pu se résoudre à quitter le Dôme sans la revoir.
— Comment vous sentez-vous ? Chuchote l’infirmière pour ne pas réveiller les patients encore endormis de l’autre côté du paravent.
— Ça… ça va.
— Avez-vous mal quelque part ? J’ai dû vous faire six points de suture au front.
D’un air absent, elle touche le pansement au-dessus de son oeil droit.
— Non… ça va.
— Vous avez eu de la chance. Malgré votre accident, les scanners n’ont détecté aucun traumatisme. Vous aurez seulement du Doliprane à prendre pendant huit jours, afin d’éviter les maux de tête.
— D’a… d’accord.
Une voiture l’avait renversée dans la rue située derrière l’hôpital. Pour se défendre, le chauffard avait juré qu’elle s’était jetée sur la voie. Il avait refusé l’alcootest présenté par les officiers de police. Une prise de sang avait mesuré 0,8 grammes d’alcool dans son organisme.
— Pourquoi êtes-vous partie de l’hôpital la dernière fois ?
Hael fronce les sourcils, essaye de se souvenir. Un hoquet traverse ses lèvres. Son regard devient humide, ses doigts s’agrippent à la couverture, sa respiration s’accélère.
— Il… j’avais peur… Nomar… qu’il me retrouve…
Nomar. Le prénom qu’elle avait hurlé, mêlé d’insultes, avant que Lily ne lui injecte le sédatif. L’infirmière pose une main rassurante sur son épaule.
— Vous êtes en sécurité ici, Hael.
— On ne peut pas… Nomar va me trouver… Je ne peux pas… de l’eau…
Lily se lève, l’aide à boire le fond de son verre.
— Ne vous inquiétez pas. Si vous êtes toujours d’accord, l’association Billy’s Friends peut vous prendre en charge. Cet homme ne pourra rien vous faire.
Béatrice vient récupérer les plateaux-repas. L’aide-soignante, une petite blonde rondelette, salue Lily avant de disparaitre avec le chariot.
— Elle… elle ressemble à… à Madame Pudard.
— Madame Pudard ?
— La… la prof de français au collège.
Une perche que Lily saisit aussitôt. Avec un peu de chance, elle la comprendra mieux.
— Vous étiez au collège en région parisienne ?
Elle secoue la tête.
— À Brissac… au collège Saint-Laurent.
Son grand-père possède un domaine à quelques kilomètres de Brissac, dans la commune de Conqueyrac.
— Vous avez toujours habité là-bas avant de venir à Paris.
— Oui. Et… et toi?
Lily retient un sourire. Au moins, cette discussion lui permettra d’oublier, le temps de mots échangés, ce Nomar.
— Mes parents étaient médecins humanitaires donc non. J’ai voyagé un peu partout avant d’arriver à Paris.
Une enfance aventureuse et pleine de joies, entre la Russie et l’Afrique du Sud, l’Algérie et le Cameroun — son pays natal. Ses parents avaient engagé deux tuteurs, Madame et Monsieur Clarence, qui avaient suivi les De Bruyère pendant près de dix ans, de ville en ville, permettant ainsi aux enfants de recevoir une éducation ambulante et loin du dictat du système scolaire français.
C’était une autre époque. Avant que le destin les oblige à renoncer à cette vie de globe-trotter.
— Et vos parents ?
Les yeux de Hael s’embuent de larmes.
— Je suis désolée. C’était maladroit de ma part.
— Ce… ce n’est pas grave. Mes parents… mes parents sont morts…
— Je suis désolée, répète Lily. Je ne voulais pas vous rappeler de mauvais souvenirs.
Hael se redresse sur le lit avec une grimace. Lily avait profité de son sommeil sédaté pour désinfecter les plaies sur ses mains.
— Il ne… il ne faut pas. Ils… ils n’étaient pas de bons… de bons parents…
Lily ne commente pas, se contente de la fixer tout en tripotant la reliure de son carnet de notes. Elle est toujours gênée d’entendre les histoires d’enfance tragiques des autres. Raison pour laquelle elle refuse de raconter la sienne, qui était parfaite.
Jusqu’à la tragédie.
— Papa… il buvait trop… et quand maman est morte… d’une overdose… il a commencé à nous… la voisine a appelé la police… ma soeur était malade à cause de papa… ils nous ont séparées. Je suis allée… je suis allée vivre au foyer…
Lily ne connait du foyer que les histoires racontées par Christopher. C’est dans cette structure sociale qu’il a lui-même passé son enfance jusqu’à ses douze ans, avant de devenir, des années plus tard, bénévole dans un foyer de Belleville.
— Et c’était… bien ? Demande l’infirmière avec hésitation.
L’expérience de Christopher n’est pas, évidemment, représentative de toutes les autres. Du peu qu’il a partagé avec elle, il y avait vécu de bons moments. Il évoquait notamment les leçons de piano de Madame Fouqueau, les ateliers d’arts de Monsieur Vincent et les cours de danse de Mademoiselle Huis.
À son grand soulagement, Hael hoche la tête.
— C’est là-bas que… Nomar…
— Vous l’avez rencontré là-bas ?
Elle frisonne.
— Oui. Mais… il a mis… il y a eu un accident…
Et elle lui raconte tout. Son amitié avec Nomar, leur amour violent, leur séparation. La crise de l’adolescent en apprenant qu’une famille d’accueil avait été trouvée pour Hael. Son arrestation après avoir agressé le directeur du foyer. Leurs retrouvailles, des années plus tard, leurs fiançailles, sa grossesse et le bébé, mort-né. L’alcool et les drogues — de la cocaïne à la méthamphétamine. Les tromperies de Nomar avec une femme rencontrée au lycée, sa rage en découvrant leur studio vide et les affaires de Hael retirées des étagères. Ses promesses de vengeance s’étaient ensuivies de harcèlements, de fuites, d’une vie à la rue pour ne pas être retrouvée. Elle qui n’avait rien demandé se retrouvait piégée sous le mauvais oeil du destin.
*Mauvaise Oeil, Frénétik
Annotations