Les trophées de 103 458e

de Image de profil de Sasha GriveSasha Grive

Avec le soutien de  SachaDu05 
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103 458e s’arrête brusquement, lève sa grande tête en forme d’enclume. Ses antennes, dressées sur sa tête, tressaillent mécaniquement.

Elle a cru entendre un cliquetis persistant, pourtant elle ne discerne aucune phéromone inhabituelle. Mais 103 458e se méfie : une petite brise comme celle qui souffle suffit à emporter la trace d’un ennemi si tant est qu’il se soit placé contre le vent. Elle sait pertinemment que le butin des fourrageuses qu’elle escorte est susceptible d’attiser la convoitise d'individus peu scrupuleux.

Si la soldate n’a pas pu détecter de présence étrangère à l’odeur, sans doute pourra t-elle l’entendre. Elle se concentre sur les vibrations dans ses tarses.

103 458e perçoit la foulée pressée du cortège de fourmis rousses, l’allure aguerrie de ses collègues sentinelles, et même le piétinement agacé d’une soldate qui ferme la marche derrière une ouvrière particulièrement lambine. Au-delà de leur cohorte, elle distingue l’agitation des créatures indigènes environnantes : le remue-ménage souterrain d’une taupe, le vrombissement d’un bourdon qui va et vient au-dessus de leurs têtes, la démarche pataude d’un scarabée.

La soldate s’attarde sur la bête à l’épaisse chitine bleue luisante qui flâne derrière le rideau de verdure. Serait-ce ce coléoptère que 103 458e a perçu un peu plus tôt ? Assurément non : son bouquet d’odeur est bien reconnaissable – un mélange de pin, de terre et de pétrichor – qui plus est, l’insecte ne leur accorde aucune attention. À vrai dire, leur récolte du jour – composée de chenilles grasses, de cadavres de guêpes et de monceaux de cochenilles – n’est guère à son goût.

103 458e délaisse le scarabée et reprend sa reconnaissance des environs. Elle sait que son ouïe est plus fine que celle de ses comparses, mais il lui est aussi plus ardu de s’affranchir du tumulte d’informations qui assaille ses sens.

Et voilà qu’une fourrageuse s’approche et vient lui tâter les antennes.

« Que se passe-t-il ? » s’enquiert la fourmi fébrile que la posture vigilante de 103 458e alarme.

La plupart des ouvrières chargées de ramener la nourriture à la cité sont bien trop concentrées sur leur mission pour faire la conversation, mais l’agitation de l’une a tôt fait d’inquiéter les autres.

« Rien d’important. Continuer d’avancer ! » les pressent 103 458e avant que l’affolement général ne se répande.

La soldate reprend sa marche et rejoint sa plus proche collègue. D’un tapotement d’antennes, elles s’échangent leur nom. 9 123e est plus âgée, bien entraînée et porte une balafre pâle qui court de son front jusqu’à ses mandibules. 103 458e reconnaît dans cette cicatrice un trophée de guerre que l’autre soldate exhibe avec superbe. La jeune soldate ne possède pas d’aussi impressionnant stigmate, mais elle est quand même fière des quelques cabosses qui déforment son armure de chitine. 9 123e lui inspire aussitôt confiance.

« Je pars en reconnaissance aux alentours » déclare-t-elle.

« Quelque chose te préoccupe » devine la vieille guerrière.

« J’ai l’impression que l’on nous suit depuis un moment déjà » admet la jeune fourmi rousse. « Ce n’est peut-être rien, mais mieux vaut s’en assurer. »

9 123e approuve et lui promet d’assurer son poste en attendant son retour. Elle veut s’assurer que 103 458e soit bien en forme pour sa mission et lui propose de partager un peu de nourriture. La jeune soldate accepte volontiers. Leurs bouches s’imbriquent et 9 123e régurgite un reste de miellat qu’elle avait stocké en cas d’urgence.

103 458e laisse finalement le cortège de fourmis rousses la distancer. Le scarabée s’est lui aussi éloigné. Attentive aux vibrations dans ses pattes, elle écoute. Le cliquètement ne se fait toujours pas entendre toutefois.

La soldate fait demi-tour, puis s’écarte de la route de phéromones que ses consœurs remontent. Elle zigzague dans les hautes herbes, s’arrête de temps à autre, puis finit par retourner sur ses pas pour rejoindre la piste principale. Elle se dit que si un individu les suit bel et bien, soit il l’aura devancé et alors 103 458e pourra le prendre par surprise à son tour, soit il sera toujours en arrière et dans ce cas, elle compte bien qu’il la rattrape.

La foulée dynamique de son cortège n’est plus qu’une rumeur lointaine désormais. 103 458e capte à nouveau ce bruit insolite qui l’interpelle. D’abord discontinu, comme hésitant, le son reprend un rythme soutenu. La soldate croit reconnaître le son caractéristique d’un pas quoi que celui-ci soit étrangement singulier.

Soudain, une bourrasque amène à 103 458e l’odeur de son poursuiveur. L’empreinte phéromonale appartient à une fourmi d’une colonie ennemie – les belliqueuses fourmis noires d’Ho-ka-Dinn. Le curieux cliquetis accélère aussitôt : l’individu se sait compromis et fonce dans la direction de 103 458e.

La soldate a tout juste le temps de faire volte-face lorsque l’ennemi déboule sur son côté. L’espace d’un court instant, les deux fourmis sont à la fois suffisamment prêt et encore assez loin pour se permettre de jauger l’autre.

103 458e reconnaît une guerrière tout comme elle. Sa tête et ses mandibules rouges sont massives, typiques des soldates. Elle est certes plus petite, mais 103 458e ne s’en méfie pas moins : les balafres laiteuses qui parcheminent le tissu de sa cuticule témoignent en faveur de sa hardiesse et de sa résistance. Plus impressionnant encore, deux de ses pattes sont réduite à des moignons torves ; 103 458e comprend pourquoi son allure sonnait si drôlement. Enfin, l’extrémité pointue de son abdomen noir dissimule un aiguillon et une poche de venin que la soldate sait mortel.

La fourmi rousse devine que sa poursuiveuse est une éclaireuse partie en avant de son escouade ; assurément, elle a flairé dans le cortège de 103 458e et le butin aguichant qu’il transporte une opportunité certaine. Les Ho-ka-Diniennes sont justement réputées pour être des profiteuses agressives : elles attaquent les cortèges de fourrageuses des cités voisines et pillent leur butin ; parfois même, elles s’en prennent directement aux cheptels de pucerons. Cette éclaireuse-ci a déjà délester ses phéromones d’alertes ; 103 458e se doute que ses comparses ne doivent pas être loin derrière, en train de remonter la piste en direction du cortège de sa colonie.

103 458e imagine ce que l’autre guerrière aperçoit à travers ses yeux composés. Une fourmi au buste roux, légèrement plus grande et plus robuste. Elle a l’avantage d’être jeune et en excellente santé – au moins, a-t-elle toutes ses pattes. Elle n’a pas d’aiguillon caché à l’arrière de son gastre, mais une poche d’acide capable de consumer la chitine. 103 458e est une tireuse hors pair : ses sens aiguisés lui permettent de viser avec une précision infaillible – du haut du dôme de sa colonie, elle a déjà atteint des cibles dans un rayon de 70 miles myrmécéennes.

Leur prompt, mais exhaustif examen réalisé, les deux guerrières s’élancent aussitôt à l’attaque.

Malgré son infirmité, la fourmi noire est très agile et 103 458e mise sur la force brute : après un affrontement sauvage, mandibules contre mandibules, la soldate rousse parvient à se glisser sous la tête de la plus petite et emprisonne son cou entre ses puissantes mâchoires. L’Ho-ka-Dinienne se débat, se tortille pour se défaire de l’étau formidable, mais 103 458e résiste. La guerrière rousse s’efforce de maintenir la fourmi à bout de pattes, car elle se méfie de ce dard qui pourrait bien la pourfendre du thorax à l’abdomen si elle n’y prend pas garde.

Soudain, le corps de la fourmi noire se contorsionne et son abdomen se relève à la verticale. Elle dégaine son éperon venimeux : la pointe frôle le front de 103 458e et taillade une de ses antennes avant qu’elle ne lâche prise.

L’agonie l’aveugle momentanément et la vicieuse Ho-ka-Dinienne profite de l’ouverture. Ses mandibules effilées se saisissent de son antenne blessée. 103 458e secoue sa grande tête, s’agite furieusement pour déloger son adversaire, mais la fourmi noire tient bon.

103 458e sait pertinemment quelles seront les conséquences de sa défaite : la piste de l’éclaireuse guidera les Ho-ka-Diniennes droit sur ses consœurs qui les attaqueront pour voler leurs provisions. En tant que soldate, sa mission est de protéger sa colonie coûte que coûte : elle y laissera la vie s’il le faut, mais 103 458e se jure que son ennemi ne repartira pas de leur combat vivante non plus.

Résolue, 103 458e bascule son gastre sous son thorax, l’extrémité braquée vers son adversaire. La soldate sait que son jet d’acide est redoutable, mais contrairement à l’aiguillon de venin de son assaillante, son arme à elle est efficace à distance. Sous cet angle et si proche de sa cible, la force de la salve la touchera à coup sûr ; 103 458e doit bien doser pour ne pas être transpercée en même temps que son adversaire.

La pointe de son gastre se dilate, une gerbe d’acide jaillit et vient s’abattre dans le dos de la fourmi noire. Celle-ci tombe au sol, convulsée de douleur. Le liquide formique liquéfie la couche superficielle de sa cuticule. L’acide éclabousse aussi le ventre de 103 458e ; elle y était préparée cependant et elle supporte avec bravoures les brûlures.

103 458e se relève et s’apprête à détaler lorsque les mandibules de la fourmi blessée se referment autour de sa patte arrière. La soldate rousse n’hésite pas un seul instant et préfère sacrifier son membre. Ses tarses cèdent, cisaillés par les mâchoires de l’Ho-ka-Dienne, et 103 458e poursuit sa course.

La sensation d’un membre en moins est d’abord étrange, mais elle s’y habitue rapidement – après tout, elle en a cinq autres sur lesquels s’appuyer. Son adversaire la talonne déjà ; son jet d’acide, quoique très douloureux, était trop faible pour l’immobiliser définitivement.

103 458e repère un curieux monticule – un vieux porte-monnaie tombé de la poche d’un promeneur – et improvise aussitôt un plan d’attaque. Le relief pourrait bien être à son avantage : avec sa blessure fraîche et ses pattes en moins, l’Ho-ka-Dienne devrait avoir plus de difficultés à escalader la butte. En outre, l’artilleuse est d’autant plus à l’aise en hauteur pour manier son canon mortel.

La soldate rousse s’empresse de gravir le monticule. Elle jette un rapide coup d’œil en arrière : son adversaire semble d’abord peiner à grimper à la verticale comme elle l’avait anticipé, mais ses foulées se font bientôt plus assurées. 103 458e a sous-estimé l’acharnement de son adversaire ; qui plus est, la petite taille et la légèreté de l’Ho-ka-Dienne s’avère en fait un atout.

103 458e ne compte pas attendre d’être à portée d’aiguillon. Elle puise dans ses dernières forces et accélèrent l’allure. Sitôt parvenu au sommet, elle fait volte-face et braque son abdomen vers la fourmi noire encore en ascension.

L’artilleuse fait feu. L’acide fend l’air et vient transpercer le front de l’Ho-ka-Dienne. Son corps inerte dévale la pente en sens inverse et vient s’écraser au sol.

Elle descend à son tour et vient tâtonner du bout de ses antennes le cadavre de son ennemi. 103 458e s’assure que l’Ho-ka-Dienne est bien morte, alors seulement elle peut baisser sa garde. La soldate est soulagée, mais elle sait qu’elle n’est pas pour autant tiré d’affaire. Les acolytes de l’éclaireuse ne sont sûrement pas très loin et elle n’a pas intérêt à se trouver dans les parages quand ils tomberont sur sa dépouille.

103 458e rejoint la route de phéromones de ses consœurs. Elle est épuisée, mais file aussi vite qu’elle le peut en direction de sa cité. Elle songe alors à l’Ho-ka-Dienne : elle admet que cette fourmi était exceptionnellement coriace et impétueuse pour une éclopée. 103 458e portera fièrement les cicatrices des blessures que lui a infligée cette terrible adversaire comme les trophées de sa victoire.

Inspiré de la saga Les Fourmis de Bernard Werber

mots : le porte monnaie, verdure, tissu, l'ouie, affranchir, pourfendre

thème : le combat entre deux fourmis

Science-fictionAventurecombat - guerre - duelfourmisdéfi
Tous droits réservés
1 chapitre de 8 minutes
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Table des matières

En réponse au défi

Le Jeu des mots Semaine 7

Lancé par Sila P.

Bonjour à tous !

J'aime tellement relever le défi une nouvelle chaque dimanche avec des mots imposés que je voulais vous en proposer un chaque jour. Hormis le dimache bien sûr !
J'aime tellement lire les propositions et les interprétations de chacun, que je ne peux attendre dimanche !

Un peu comme les micronouvelles de la semaine !

Merci à tous ceux qui le relèvent chaque jour. Je me régale de vous lire !!!

Alors pour aujourd'hui, voici les mots et le thème :
vriller, feu, rocher, marmonner, feuille, interphone
thème : en bas de chez eux.

Pour Mercredi :
hautbois, desinfectant, blé, racketter, guirlande, coiffer
thème : sur l'autoroute

Pour Jeudi :
larme, lac, des lunettes de soleil, balayer, montgolfière, raturer
thème : une place de parking

Pour Vendredi :
une noix de coco, une brique, un arrêt de bus, des pantoufles, voler, fanforonner
thème : La parsonne qui parle au telephone

Pour Samedi :
une plume, une crinière, un pupitre, une bande, enchaîner, effacer
thème : Chez le coiffeur.

Pour Lundi :

le porte monnaie, verdure, tissu, l'ouie, affranchir, pourfendre
thème : le combat entre deux fourmis

Pas de genre imposé ! Les mots dans l'ordre ou pas, juste différenciés pour qu'on puisse les reconnaître. Au singulier ou au pluriel, conjugué ou à l'infinitif , libre à vous !
J'ai hâte de vous lire !
Faites moi rire ou pleurer tant que je lis, je rêve...

Commentaires & Discussions

Les trophées de 103 458eChapitre1 message | 2 ans

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