L’enfant qui voulait voir la mer   1/2

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Cirque de Mafate — Île de la Réunion

Une nouvelle année vient de s’écouler, un second continent a été approché : Gisèle arrive au bout de son voyage africain.

Dans le monde du kaléidoscope, le temps ne compte pas, ce n’est donc qu’en voyant la petite fille grandir qu’il pourrait réaliser tout ce qu’ensemble, ils ont déjà accompli. Enfin, s’il était humain, bien sûr, et capable de raison…

Peut-être un jour se lassera-t-elle de lui… Alors elle le rangera au fond d’un coffre, comme elle l’a fait avec tous ses vieux jouets, comme l’ont fait avec lui ses précédents propriétaires aussi. Mais pas tout de suite, ils ont encore tant de continents à découvrir ! Le cylindre magique sait que Gisèle ne pourrait pas comprendre le monde de la même façon sans son aide. Une autre grande étape les attend : l’Asie, si proche et si lointaine à la fois. Mais ils ont, avant, une dernière mission à accomplir. Oh, quelque chose de simple, à la portée de tous : offrir du rêve à une enfant.

Depuis sa place préférée, au fond de la poche de Gisèle, le kaléidoscope ronronne doucement à la perspective de cette nouvelle aventure qu’il s’apprête à partager avec sa complice…

L’enfant s’endort chaque soir en pensant aux images de couchers de soleil dans l’eau turquoise qu’elle regarde inlassablement dans son livre de photos. Dans les premiers moments du sommeil, elle peut même entendre le cliquetis des vagues que son amie du Grand Monde lui a décrit. Elle imagine la finesse du sable blanc sous ses pieds, sent presque physiquement l’odeur acidulée des embruns pénétrer ses narines et gagner son cerveau. L’enfant ne rêve plus que de cela depuis sa rencontre avec Gisèle, elle le souhaite encore plus fort qu’avant : il lui faut aller voir la mer.

Car la petite fille n’a jamais vu la mer. Elle en entend bien sûr parler depuis toujours, elle sait qu’elle vit sur une île, et que l’océan n’est pas si loin. Elle a vu ce dernier en photos, en dessins, elle l’a entendu célébrer cent fois. Elle a même eu la chance de le voir animé, dans des vidéos et des films que Madame Ramassamy, sa maîtresse, leur montrait dans le téléviseur de l’école, avant qu’il ne tombe en panne. C’est là qu’elle a perçu le bruit des vagues pour la première fois, et le chant du ressac est resté gravé dans sa mémoire. Elle se souvient très bien de l’émotion qu’elle a eue devant la force de ces images : la mer dont elle rêvait depuis toujours prenait soudain corps et lui apparaissait brutalement dans sa plus pure réalité.

Elle a posé beaucoup de questions à Madame Ramassamy, et elle était impatiente de voir les nouveaux films promis par l’institutrice, mais la panne du téléviseur s’est montrée plus grave que prévu, et l’école a dû s’en passer. Il n’est pas facile d’acheminer les pièces nécessaires à sa réparation dans leur trou perdu, et encore plus compliqué d’en faire descendre un autre, alors la petite fille a dû se contenter des vidéos sur le téléphone portable de la maîtresse, lorsque le réseau voulait bien fonctionner ! Ses parents n’ayant pas d’écran, d’aucune sorte, pas plus que la cinquantaine d’habitants de son îlet, elle est surtout revenue aux photos, aux poèmes et aux contes pour retrouver la magie des évocations maritimes qui bercent ses nuits.

Et comme par miracle, cette famille est arrivée. Ils sont venus de loin, de très loin, du Grand Monde, par-delà les mers, justement. Ils ont parcouru les continents, traversé les océans et après plusieurs jours de marche, ils ont atteint son minuscule village de Roche Plate. Ce ne sont bien sûr pas les premiers touristes à gagner le cœur du Cirque de Mafate, mais la petite fille n’a que six ans, elle n’en a pas encore croisé beaucoup, des voyageurs du Grand Monde ! Et puis, rares sont ceux qui se rendent à Roche Plate, les quelques randonneurs aventuriers s’arrêtent le plus souvent à La Nouvelle. Et d’autres petites filles qui traversent la Terre entière pour venir jusqu’à elle, elle n’est pas sûre d’en rencontrer souvent !

L’enfant a tout de suite aimé Gisèle. Et pas seulement parce qu’elle lui a offert de jolis livres avec des paysages du Grand Monde dedans. La petite fille aime Gisèle parce que Gisèle est généreuse. Parce qu’elle l’écoute, et lui donne le sentiment d’être quelqu’un d’intéressant, elle que tout le monde dit si jeune encore. Parce qu’elle lui parle de ses voyages aussi, tous ces endroits fabuleux que Gisèle a déjà eu la chance de visiter. Parce qu’elle lui raconte la Réunion surtout, l’île de la petite fille, cette île où elle est née et qu’elle connaît pourtant si peu. Gisèle la lui décrit bien mieux que ne le font ses propres parents, ou Madame Ramassamy la maîtresse, ou tous les habitants de Roche Plate. Elle la lui peint telle qu’elle la voit, avec ses yeux d’enfant précoce, le regard de quelqu’un qui sait saisir la beauté du monde et la retranscrire en mots. Alors la petite fille s’endort chaque soir en rêvant aux images de sable blanc et d’eau turquoise, et en entendant le cliquetis des vagues que Gisèle lui a si bien raconté.

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Les hôtes sont là depuis bientôt deux semaines et chaque matin c’est le même rituel : la petite fille ouvre les yeux aux premiers chants des tecs-tecs. Elle met moins d’une seconde à se souvenir de la présence de Gisèle et Alphonse dans le lit voisin, puis elle repousse les draps et saute avec allégresse sur la couche de ses amis, qu’elle réveille dans un grand éclat de rire. En principe, Alphonse grogne, mais Gisèle s’amuse de ce réveil et les deux complices passent quelques minutes à tenter d’étouffer la joie qu’elles ont quotidiennement à se retrouver. Puis elles se dirigent gaiement vers la cuisine, où elles aident leurs mamans à préparer le petit déjeuner. Là, elles écoutent crisser les casseroles et les poêles, regardent avec gourmandise dorer les tranches de lard, et se chargent elles-mêmes de la cuisson des œufs de Cocotte et Pakita, les deux poules de la maison. C’est donc dans un joyeux tintamarre et le ventre rempli de bonnes choses que les deux amies démarrent chaque nouvelle journée.

Ce matin pourtant, elles ont la tête ailleurs : c’est le grand jour. Gisèle l’a promis à la petite fille : après le petit déjeuner, elle l’emmène voir la mer. L’enfant est intriguée, car elle se demande comment elles vont pouvoir s’éclipser sans attirer l’attention. C’est leur secret, et un long voyage les attend. Il leur faudra des heures de marche pour quitter le Cirque et atteindre la côte, ça, la petite fille en a bien conscience, ses parents le lui ont expliqué plus d’une fois. Son papa, coincé dans son lit depuis son accident, a toujours promis de l’emmener, mais elle ne sait pas quand il pourra remarcher. Gisèle est son espoir : elle est téméraire, et elle a bien des ressources. Et puis, elle est comme une grande sœur, alors l’enfant lui fait confiance.

C’est donc dans une atmosphère et une concentration toutes particulières qu’elles aident aujourd’hui à préparer le petit déjeuner pour tout le monde, le dernier avant leur grand voyage.

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A suivre...

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