Empoissonement

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 Une sardine baigne dans son huile. L’œil vide, elle flotte dans une marée grasse, dans un monde délimité par une boîte de conserve. Ses écailles d’argent reflètent des couleurs flasques. Elle est coincée dans un monde cloisonné par des murs d’aluminium, où le jour ne se lève jamais.

 Mais la boîte s’ouvre miraculeusement et enfin la lumière du soleil se déverse dans ce monde graisseux. Le poisson flotte toujours, face à un géant ridé. Son immense face se baisse sur la sardine. Il la regarde de ses yeux pâles, presque en salivant. Son féroce appétit se réveille malgré le frugal festin. Sa carcasse rigide peine à bouger pour se saisir de sa fourchette.

 Son arme dans sa main droite, il la met difficilement dans sa main gauche. Ses articulations usées ne permettent plus des mouvements amples. Sa tête, écrasant un cou presque inexistant, suit délicatement la manœuvre. Enfin, la fourchette se trouve dans sa bonne main. Il se lèche les babines, salivant d’avance en regardant la sardine dans sa conserve. Son repas ne bouge pas, ne tente pas de s’enfuir.

 Alors, avec une vivacité surprenante, l’ogre plante son pseudo-trident dans le corps anciennement intact de son festin. Celui-ci se voit transpercé de toutes parts, ses entrailles déjà maigres se vident dans l’huile. L’homme, dans un effort presque insurmontable, parvient à soulever sa proie jusqu’à sa bouche, et la pose dans sa caverne édentée. Doucement, il referme sa mâchoire.

 Il mâche délicatement son repas. Ses yeux pétillent, ses papilles se régalent. Un plat aussi simple peut montrer des vertus exceptionnelles. Et tant pis pour le pauvre poisson, il n’avait qu’à pas se trouver enfermé dans cette boîte. Seul le plaisir gustatif du géant est important, et un tel crime est justifiable pour satisfaire ce désir.

 Soudain, l’ogre se met à tousser, et porte ses mains à son cou. Un reste de la carcasse du poisson s’est plantée dans sa trachée, comme une dernière vengeance. À moitié toussant et crachant, il frappe maladroitement sur un bouton afin d’appeler quelqu’un à sa rescousse.

 Presque immédiatement, une personne ouvre sa porte. Elle porte une longue blouse blanche. Elle s’approche d’un pas raide du vieil ogre. Aucun mouvement de balancier si caractéristique de la marche, juste un poteau raide en mouvement. Il s’agit d’une femme, une infirmière rayonnante.

 Le vieillard était enfoncé dans son siège, toujours en train de lutter contre cette arête de sardine. Néanmoins, dans un instant de lucidité, il ne put s’empêcher de se dire que cette femme avait vraiment une face de thon. Une vraie face de thon, avec des yeux globuleux et une bouche en rond.

 Sa démarche n’est décidément pas naturelle. On dirait qu’elle n’a pas de jambes, et qu’elle sautille. De même, son buste semble extrêmement large. Et lorsque le vieillard comprit, il eut des yeux horrifiés. Il s’agissait d’un véritable thon en uniforme blanc qui se tenait devant lui, avec des écailles à la place de la peau, des nageoires à la place des bras, et une queue à la place des jambes.

 Il recule pathétiquement en poussant un cri d’horreur. Il manque de s’étrangler définitivement avec l’arête coincée dans sa gorge. La créature s’approche. Elle se penche sur lui. C’est la fin, il va mourir dans cette maison de retraite, à moitié dévoré par un poisson qui veut venger ses pairs. Sa vie défile.

 C’est alors qu’il se prend une baffe monumentale, du genre à faire trembler terre et mer. Il tombe à la renverse. L’infirmière-poisson engueule ensuite le pauvre homme :

« Monsieur Duçon ! La prochaine fois que je vous vois en train de grignoter en dehors des heures de repas, je vous ferai faire la vaisselle pendant trente jours ! »

— Oui, madame.

— Et enlevez les arêtes de vos sardines. Bon sang ! Vous allez vous étrangler à la fin. »

 Elle ferma rageusement la porte, sans dire un mot de plus. Le vieillard se relève difficilement et se remet dans son fauteuil, la gorge toujours irritée. Il prend sa télécommande et allume la télévision en face de lui. Les émissions passent, montrant des poissons-humanoïdes présentant les actualités, des poissons-humanoïdes se mariant, des poissons-humanoïdes achetant une maison, des poissons-humanoïdes partout.


Mot : Fish => Poisson

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