Le Premier Diacre parvint à revenir de sa stupeur. Ses traits se durcirent de façon perceptible, son regard clair se gela et sa voix claqua, menaçante :

— Vous iriez jusque-là au risque de provoquer une scission non seulement au sein du Temple, mais aussi avec le Palais ?

— Si ce que je redoute arrive, il n'y aura plus ni l'un ni l'autre. Mais nous pouvons encore agir en envoyant…

— L'exagération ne risque pas de prêcher en votre faveur.

— Au regard de l'histoire, on louera mon courage alors que votre couardise sera condamnée. L'Empire est un géant aux pieds d'argile, englué dans la corruption et les luttes intestines.

— Reprenez-vous Milady ! Ce sont des personnes comme vous qui fragilisent les bases de notre état et vous savez ce qu'il advient des traîtres. Votre haut rang ne vous met pas à l'abri de représailles.

— Je vous trouve bien présomptueux de me menacer, Éminence ! Vous pensez vraiment que je suis sans appui ? Sans pouvoir ?

—Si vous parlez de votre cousin, le Prince Ögelz d'Obrin, je vous conseille de ne pas trop compter sur lui.

Béada eut un mouvement de recul, ses lèvres carminées se pincèrent légèrement. Elle croisa les mains pour dissimuler le tremblement quasi imperceptible qui trahissait son émoi.

— Qu'insinuez-vous ?

— Rien de plus que ce que tout le monde sait déjà à son propos. Il fomente des complots depuis toujours ou presque, jusqu'ici, ils ont toujours été déjoués. Ne vous leurrez pas, Dame Béada ! L'indulgence de notre Imperator à l'égard de son frère est réelle ; par contre, il n'en a jamais eu aucune pour ses complices.

Il asséna le coup de grâce :

— Ce que je crois, c'est que la frontière nord n'a aucunement besoin de renforts. C'est une façon bien maladroite de priver la capitale de ses forces vives afin de donner l'occasion aux traîtres d'agir.

La Dame se leva à demi de son siège et protesta avec véhémence :

— Vous croyez mal. Varatta est menacée, ses murailles sont en passe de s'effondrer sous les coups de l'ennemi, je le sais !

— Quel ennemi ? Pourquoi personne n'en a-t-il entendu parler ? La cité en question n'a envoyé aucune demande d'aide officielle. Il y a sans cesse des escarmouches de ce côté-là du territoire impérial, et la ville a toujours résisté par ses propres moyens.

Béada ouvrit la bouche et la referma sans parvenir à dire quoi que ce soit. Son impuissance la dévastait. Elle ne pouvait expliquer d'où elle tenait ses certitudes ; assurément le religieux l'aurait fait arrêter sur le champ pour hérésie.

Triomphant, le Premier Diacre sourit :

— Je ne crois pas que vous irez voir les inquisiteurs ; vous n'avez aucun intérêt à le faire.

La Dame sentit l'appréhension la gagner. Comme elle se taisait toujours, il s'enquit avec une feinte sollicitude :

— Puis-je faire autre chose pour vous, Milady ?

Vaincue, elle quitta son siège, réajusta son mantel de soie damassé, le tulle voilant sa chevelure et dit enfin sur un ton amer :

— Je crains hélas de devoir en rester là. Cependant, retenez ceci : je vous aurai prévenu !

Ainsi se retira-t-elle dans un froissement d'étoffe, hautaine encore, mais la mine figée et blême sous le fard. Le religieux ne prit pas la peine de la raccompagner. Dès qu'elle fut sortie, il se plongea dans ses réflexions. Ce n'était pas la première fois que Béada venait le solliciter. En règle générale, elle s'en tenait à des récoltes de fonds pour diverses manifestations publiques. Mais là, en s'immisçant dans la politique, elle outrepassait ses fonctions. Devait-il en avertir qui de droit ? En définitive, il supposa que le Suprême était au courant. Rien ne lui échappait vraiment, peut-être même qu'il s'en amusait ?

Ne s'agirait-il pas, au fond, d'une épreuve, fomenté par le maître du palais ? Après tout, il a l'esprit suffisamment pernicieux pour cela.

Cette pensée subite l'alerta, et c'est malgré lui qu'il laissa se dérouler sa paranoïa.

*

En entendant la porte s'ouvrir, Laïk, qui méditait, leva les yeux. Il retint un sourire en reconnaissant Béada et songea à l'enquête en cours menée par l'inquisition à son encontre. L'affaire ne le concernait pas au premier chef, mais comme tous les dossiers d'instruction confidentiels, celui-ci était passé entre ses mains pour approbation. Ensuite il l'avait communiqué au supérieur de son ordre.

De quoi la soupçonnait-on ? Ni plus ni moins que de consommer de la "Scintillante"*. Elle restait l'exclusif privilège des religieux, toute autre personne qui s'en procurait était considérée comme hérétique. Il n'était pas surprenant que de telles restrictions génèrent un marché parallèle ; cependant, Il était inquiétant et facheux qu'une dame proche de l'Imperator s'y adonne. Si elle y avait accès, penser que la gouvernance parvenait aussi à s'en procurer était logique. Dans ce cas, l'Église Occulte pourrait à terme perdre sa place d'importance dans l'équilibre des pouvoirs.

Laïk pensait que Béada n'était pas dangereuse en soi, elle s'avérait toutefois influençable. Cette faiblesse de caractère pouvait ainsi être exploitée sans vergogne par des personnages peu scrupuleux, ce qui ne manquait pas, surtout au sein de la cour palatial. En résumé, les Inquisiteurs cherchaient à atteindre les manipulateurs à travers elle. Il leur suffisait de prouver qu'elle consommait de la "Scintillante" pour pouvoir l'arrêter et l'interroger.

Cela ne concernait pas Laïk ; il avait d'autres priorités. Aussi se contenta-t-il de saluer la femme, qui n'eut à son égard qu'un bonjour froid et distant. Ensuite, il s'avança vers le pupitre du scribe. Celui-ci, abandonnant son ouvrage, déclara avant même que le prêtre ne s'adresse à lui :

— Je vais voir si Son Éminence peut vous recevoir.

Satisfait, l'Inquisiteur le remercia et attendit.

*substance obtenue à partir de la ramure des Arcanzurs, qui permet la prescience.