Chapitre 2/2
En premier lieu, Lady d'Obrin se débarrassa de son voile qui échoua sur le sol ; son mantel suivit le mouvement. Zéïa s'empressa de ramasser les effets de sa maîtresse et les posa sur une patère de bois qui voisinait avec une étagère chargée de bibelots précieux.
La Dame se laissa tomber sur un sofa ; le taffetas carmin frissonna. Son corps ? Elle le laissa aller. Clore les paupières, tenter de se détendre ; ce fut vain. Elle se redressa brusquement ; la colère, la frustration l'emportaient encore...
Chuchotements de mots perfides.
Glissements de rires cruels et moqueurs.
Son âme, transperçée !
Cette évidence qu'on lui sussure.
—Tu as encore échoué !
" Cela suffit !"
Avait-elle crié ? Elle se retrouvait debout, comme soulevée par quelques forces mystérieuses de son siège.
Ses yeux ? Écarquillés.
Sa poitrine ? Opressée.
Les lanières soyeuses de son corset étaient ,soudain, trop serrées, elles l'étouffaient. Une sorte de faiblesse s'empara d'elle. Elle aperçut sa servante, se rappela dans la foulée son existence.
— Approche... M'aider... Je... me ... défaire...
La dame retomba sur le canapé. Zéïa s'avança, commença à la dévêtir.
Sans précipitation, l'esclave ôta le surcot de soie, puis sa cotte de lin, et enfin, avec douceur, le délaçage ; il ne resta plus que la chemise en coton doux et blanc, par endroits, tachée de sueur. Progressivement, Dame Béada retrouva une respiration régulière.
L'esclave l'aida à s'installer commodément, récupéra les vêtements. Là, elle attendit que sa maîtresse reprenne définitivement ses esprits. Cela lui parut lent ; suffisament rapide toutefois pour qu'un ordre de Béada claque impérativement.
— Ne reste pas là, plantée comme un piquet ! Prépare-moi un bain et fais en sorte que l'eau ne soit pas trop chaude cette fois-ci, ou il t'en cuira.
Ainsi la maîtresse démontra-t-elle à son inférieur qu'elle avait recouvré toute son autorité. Elle voulait faire oublier sa faiblesse passagère, en tous les cas elle fut derechef obéit.
Avec diligence Zéïa, aidée d'autres servants, préparait la vasque. Au-delà des affres de la servitude, la jeune femme avait à cœur d'effectuer sa tâche. C'était là, pour elle, une sorte de fierté, d'être habile, soigneuse et ordonnée dans les travaux, aussi ingrats soient-ils.
Ainsi, la salle d'ablution s'emplit-elle bientôt d'une buée aux fragrances fleuries et d'une douce chaleur, elle hocha la tête avec satisfaction.
Seule dans sa chambre, Dame Béada, ôtait le maquillage qui couvrait ses traits. Peu à peu, son véritable visage se révélait, une peau rougie, à certains endroits marquée par une acné juvénile ancienne. Sur la joue droite réapparaissait une fine cicatrice d'un rose soutenu. Le souvenir lointain d'une enfance agitée.
Il lui semblait encore sentir la lame du couteau d'Ahdiral, la plus perfide de ses demi-sœurs, ses frères la maintenaient au sol, étouffant ses cris, bâillonnant sa bouche. Elle entendait leurs rires cruels et la voix triomphante et murmurante de sa bourrelle.
À qui vas-tu plaire à présent ?
Béada frémit à ce souvenir, un gémissement inaudible s'échappa de ses lèvres, elle posa ses doigts sur cette meurtrissure, peu grave en soi, mais qui, au-delà des années, la faisait toujours souffrir. Elle se fit violence pour repousser ces réminiscences, mais celles-ci, impitoyables, déferlaient sur son âme blessée.
Personne pour l'épargner durant cette période. Les confrontations avec une fratrie turbulente avaient modelé son caractère ; une mosaïque de colères non exprimées, de sentiments d'infériorité tenaces qui s'accrochaient à elle comme des puces sur un chien crotteux.
Lady d'Obrin se rappelait de quelle manière ces comportements avaient été encouragés par l'indulgence des mères. Elle revoyait le désintérêt d'un père plus préoccupé des charmes de ses concubines que des trop nombreux enfants dont il ne connaissait même pas les prénoms. L'arme de Béada ? Sa légitimité incontestable ; sa mère avait été l'unique épouse.
Un avantage ? Oui et non.
Cette femme aimante était partie bien trop tôt pour pouvoir l'aider à se mouvoir sans heurts dans un monde régenté par les hommes et empoisonné par les manœuvres de femmes désireuses d'obtenir considération et pouvoir. De ce fait découla un mariage quelle accepta volontiers.
Son époux, un lointain cousin, se révéla doux et conciliant ; un baume sur ses frustrations quotidiennes. Une parenthèse rose dans une vie de tourments ; elle aimait se la rappeler.
Un sourire remplaça sa crispation habituelle, puis s'effaça ; cette union arrangée provoqua bien des envies et des jalousies.
Deux mois et quatre jours plus tard, elle était veuve et son ventre se délitait, évacuant les quelques débris d'une joie fugace qui ne naitrait jamais.
Stupide accident !
L'amertume comme ce jour-là, lui tordait les entrailles.
Les chevaux lancés au galop devenant fous !
Les hennissements, les cris, le fracas du carrosse qui se renverse !
Son être qui devient souffrance !
Accident ?
Elle savait bien que non ! Dans un palais, source de continuels complots, les suspects ne manquaient pas. Le cœur au bord des larmes, Béada reprit son souffle, démunie comme en cette époque où elle comprenait que les responsables ne seraient pas punis.
Maigre consolation, cette brève union lui avait permis d'acquérir une certaine autonomie financière. Mais se réconcilier avec une existence ponctuée d'insatisfaction se révéla impossible.
Se plier aux devoirs d'une dame de son rang et d'une veuve auraient dû remplir sa vie, ils n'avaient fait qu'accroître son sentiment d'ennui et de non-accomplissement. Et là avait commencé son flirt dangereux avec la politique de l'empire…
Le rouge qui colorait ses lèvres fut ôté et son regard se voila d'amertume, ses sourcils se froncèrent accentuant la déliquescence du khôl. Elle sortit de ses pensées, se leva et rejoignit la pièce d'eau. Son bain l'attendait. Elle congédia Zéïa, puis s'immergea dans l'onde embaumée. S'apaisant enfin, son esprit se vida de toutes pensées.
*
Zéïa terminait le rangement des appartements de sa maîtresse, lorsque la double porte de ceux-ci s'ouvrit brusquement. Deux gardes impériaux entrèrent, ainsi qu'un chambellan qui tonna :
— Place à lakïkan IV, Impérator de tout le monde connu, des marches de pierres de Gârbaij, à la mer des glaces de Câlibunth ; des vallons d'or de Changîrih aux îles de feu d'Inlbapur ; des lacs sulfureux de Jamgar aux collines boisées de Hurâbâh ; de l'Océan des goules d'Adalorre aux cascades cristallines de Rîthelpûr. Suprême et préservateur des écrits obscurs ; Enfant Divin d'Agilcal le Dévoreur ; d'Istitigilh la Mère du Monde. Soumettez-vous à son incontestable souveraineté !
Il frappa le sol trois fois, glissa sur sa gauche et s'inclina profondément.
Zéïa, quant à elle, s'était depuis longtemps prosternée. Le front contre le sol froid, tremblante d'appréhension. Elle savait déjà que cette prestigieuse visite n'augurait rien de bon pour sa maîtresse, et par ricochet, pour elle.
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