Chapitre 2/3
Le monarque effleura du regard Zéïa, quasi aplatie sur le sol ; ensuite, il fixa fugitivement le chambellan qui s'avança vers l'esclave.
— Où se trouve ta maîtresse ?
Zéïa s'agenouilla, mais resta les yeux baissés.
— Milady se détend dans un bain.
— Va la prevenir ; le Suprême l'honore de sa visite.
Zéïa se leva donc, et s'empressa vers la salle d'ablution. Le visage de l'Imperator n'avait pas frémi d'un iota.
*
L'arrivée de l'esclave dans la pièce d'eau embuée sortit à peine la dame de sa torpeur. Habituellement, Zéïa se serait bien gardée d'insister. Mais les ordres de l'Imperator transcendaient ceux de sa maîtresse. Prudemment, elle réflechissait à une manière d'esquiver une gifle, elle s'avança vers la vasque. Sa voix s'éleva, respectueuse, mais suffisamment forte pour troubler la quiétude de Béada :
— Madame, le Suprême est ici, il demande expressément à vous parler.
La baigneuse bougea à peine, l'esclave se devait de poursuivre ; elle s'approcha encore :
— Milady ?
Béada se redressa, une vague d'eau parfumée déborda et coula sur le revêtement de pierre granitée du sol, forçant Zéïa à reculer. Ses pieds évitèrent la flaque qui s'élargissait. Elle attrapa un large linge en coton doux. La dame était debout. Le corps ruisselant et le visage maculé d'ultimes traces de fard, elle la toisait avec mécontentement.
— Que se passe-t-il ?
— Le suprême est ici, il exige votre présence, Milady.
— Est-il seul ?
— En compagnie de son chambellan et de gardes.
— Comment s'est-il présenté ?
Zéïa, qui commençait à se détendre, lui narra l'arrivée grandiloquente du premier personnage de l'Empire. Béada en prit note avant de sortir, à regret, de l'onde chaude. L'esclave s'approcha et l'aida à s'envelopper de l'étoffe. En silence, la dame passa dans sa chambre, sa servante sur ses talons bien satisfaite d'avoir échappé à la violence de sa maîtresse.
Grâce à Zéïa, l'habillage fut rapide, par contre elle évita le maquillage, se contentant d'ôter définitivement les ruines du précédent.
Chaussée de poulaines en cuir souple, vêtue de soie brodée d'argent et d'écarlate, les cheveux recouverts d'un voile de tulle irisé ; elle passa dans son salon, fin prête pour une inévitable confrontation.
*
L'Imperator avait dû prendre sur lui pour ne pas montrer son impatience croissante.
Comment peut-elle avoir l'audace de me faire attendre ?
Passablement offusqué par le manque d'égard de sa cousine, cette réflexion avait traversé plusieurs fois son esprit surchauffé. Mais il n'en laissait rien paraître. Imposant dans ses robes de satin amidonnées, hautain même, les épaules redressées, il restait un souverain au maintien irréprochable. Même sa coiffe, alourdie de plumes, de perles et d'ivoire, ne le faisait pas chanceler. Vêtus ainsi, d'autres auraient paru ridicules, lui aucunement.
Les deux mains croisées sur le pommeau d'or de sa canne d'ébène, symbole parmi d'autres de sa position ; il était l'image parfaite d'une patience digne qu'il était très loin d'éprouver.
Enfin Béada entra dans la pièce. Le regard sombre et chargé de reproches de lakïkan IV se posa sur elle ; ses lèvres se plissèrent d'une moue désapprobatrice, et sa peau chargée des scarifications impériales, se fripa de mécontentement. Nullement impressionnée, la dame prit place sur le sofa. Une inclinaison de tête et elle consentit à parler du bout des lèvres.
— Majesté...
Pour le monarque, c'en était trop. Il fulminait et ne parvenait plus à le cacher.
— Serait-ce trop demander à notre cousine de se conformer aux usages lorsqu'elle salue notre personne ? Ce manque de respect à notre égard est inacceptable !
Il adressa aux gardes un geste quasi imperceptible. Ils s'avancèrent vers Béada puis, sans brusquerie excessive, la relevèrent fermement. Les yeux de la dame étincelèrent, elle repoussa les guerriers et redressa les épaules. Cependant, elle resta debout et se tut ; elle ne pouvait aller plus loin dans l'irrévérence.
lakïkan IV s'en contenta.
— Sortez, dit-il à ses gens.
Il fut immédiatement obéi ; Zéïa opéra aussi une retraite stratégique dans une autre pièce. Les regards de l'homme et la femme s'entrechoquèrent ; aucun des deux ne baissa les yeux.
Arrivé sur le trône grâce à de multiples manœuvres et le soutien indéfectible du père de Béada ; cette dernière ne craignait pas son cousin. Toutefois, elle ressentait sa colère, ce qui ébranlait ces certitudes.
Comme s'il lisait dans ses pensées, l'Imperator s'exclama :
— Cette fois, tu vas trop loin !
La dame tressaillit.
— Qu'entends-tu par là ?
— Ne joue pas à ça avec moi, Béada, c'est me faire insulte de croire que tu peux me dissimuler tes manigances !
— Écoute, si c'est à cause de ma visite au Premier Diacre, sache qu'il a refusé…
— Bien évidemment qu'il a refusé, je n'en attendais pas moins de lui, par ailleurs ce ne sont pas tes piètres tentatives de manipulations politiques qui m'amènent devant toi aujourd'hui. J'ai l'habitude de tes maladresses.
— Je ne comprends pas, de quoi parles-tu alors ?
Il s'approcha dangereusement d'elle, bien trop près à son goût d'ailleurs. Elle reçut dans la figure son souffle aux relents fétides, ses lèvres glissèrent à son oreille :
— Je parle de scintillante, ma cousine.
Il recula, elle se figea. Non sans satisfaction, lakïkan IV voyait les traits de Béada se décomposer, sa peau s'affadir brusquement, ses lèvres s'incurver vers le bas. Toute sa superbe quittait un visage que nul fard ne dissimulait plus. Il enfonça le clou.
— Tu pensais vraiment me cacher ça ?
Elle tenta de se redonner contenance.
— Je ne vois pas pourquoi cela te contrarie tellement, crois-tu que personne n'en consomme au palais ? Ton frère lui-même…
— Laisse-le en dehors de ça ! Ce dont il est question, Béada, c'est de ton imprudence ! Rien ne demeure caché aux éclairés *, sache-le. Que t'es-tu imaginé ? Qu'il suffisait de s'en procurer, d'en consommer simplement ? Sans s'entourer de précautions ? Comme d'habitude, tu as laissé ton impulsivité agir et, par là même, tu as attiré sur nous le regard de l'inquisition.
— Mais non !
— Mais si, car tu as consommé la scintillante sans t'assurer le concours d'un initié ** pour dissimuler ton infraction aux éclairés du temple.
Décontenancée, elle balbutia :
— Je ne savais pas… J'ignorais que…
— C'est bien ce que je te reproche, d'être une ignorante qui a l'outrecuidance d'agir sans réfléchir en s'imaginant que sa position peut tout lui permettre. Ma cousine, tout acte à des conséquences, lorsque l'inquisition viendra t'arrêter, je serais impuissant à l'empêcher.
— Tu me refuserais ton aide ?
Il la contempla, cilla. Le visage nu, suppliant, presque pathétique de la femme éteignit sa colère. La deception la remplaça.
— Je ne pourrais pas t'aider.
— Mais tu es le Suprême !
— Et tu es bien naïve de croire que cela suffit aux yeux des inquisiteurs. Béada, comme d'habitude, tu envisages les jeux de pouvoirs sans la subtilité requise. Mais cette fois, ta maladresse pourrait bien tous nous mener à notre perte !
Un lourd silence s'établit entre eux. Béada rassembla les miettes de sa dignité et s'y drapa tant bien que mal.
— Qu'attends-tu de moi ?
— Plus grand-chose, je le crains.
Les épaules de la femme s'affaissèrent. Mais l'esprit de l'Impérator était au travail.
— Après tout il n'est peut-être pas encore trop tard pour agir. Tu vas quitter le palais !
Elle sursauta.
— J'ose espérer que tu plaisantes ?
— Nullement, c'est le seul moyen qu'il nous reste pour nous éviter les foudres de l'inquisition. Tu reviendras lorsque les choses se seront calmées.
— Mais… Combien de temps ?
— Jusqu'à nouvel ordre.
La colère reprenait possession de Béada.
— Tu me parles d'exil !
— De protection avant tout ; pour toi, pour moi, pour l'état. Maintenant, si tu veux rester, à ta guise, mais fais-le en toute connaissance de cause. En sachant que tu risques gros, et que je me désolidariserai de tout ce que tu pourras avouer aux inquisiteurs sous la torture !
— Et tu crois que cela va suffire, c'est ton frère qui m'a procuré…
— Mon frère en cette heure est loin de la capitale déjà !
Elle resta bouche-bée ; il se détourna d'elle.
— Je te conseille de ne pas attendre pour faire tes bagages et de bien réfléchir au lieu où tu te rendras ; pour ma part, je ne veux rien en savoir.
Il frappa le sol de sa canne ; aussitôt les portes de l'appartement s'ouvrirent. Les gardes et le chambellan apparurent.
— Nous vous souhaitons bon voyage, chère cousine, que les dieux fassent qu'il se passe sans heurts.
Il quitta les lieux sur ces mots, laissant Béada démunie. Vaincue, elle s'affaissa sur le sol avec l'impression qu'il se dérobait sous elle.
* Éclairé : Consommateur de scintillante qui reçoit les flux de la prescience.
** Initié : Consommateur de scintillante qui protège l'éclairé durant sa transe et interprète les présages.
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