Chapitre 3/1

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" Nous sommes davantage qu'un ordre religieux, nous sommes des sentinelles. Nous préservons le fragile équilibre et l'accord tacite entre la Nature et l'humanité. Tous nos efforts doivent aller dans ce sens. Surveillance, respect, remerciements et prières envers celle qui nous offre de quoi subvenir à nos besoins. Mais avant tout, celle qui nous ouvre les routes de l'avenir grâce à la Scintillante, présent inestimable de l'Arcanzur. Oui, c'est à nous, Protectrices, d'être attentives aux règles établies depuis notre genèse sur cette terre et c'est aussi à nous de punir celui ou celle qui les bafoue ; sans distinction de sexe, d'âge ou de statut... "

Extrait du discours d'accueil aux aspirantes-novices par Dïjali, Mère Supérieure du Protectorat."

*

Le trajet jusqu'à sa résidence sembla interminable à Laïk. Lui aussi, tout comme Dame Béada, fut plongé dans l'agitation grouillante et suffocante de la cité dès que son palanquin quitta le parvis du Temple. Songeant aux réflexions écrites de sa sœur, il se demanda si rentrer à pied n'aurait pas été plus rapide. Cependant, en constatant la foule qui se pressait sur l'avenue principale, il réalisa que cela n'aurait pas été raisonnable. À coup sûr, il n'aurait pas manqué de croiser quelque détrousseur, que sa qualité de religieux n'aurait guère impressionné. Hélas, pour lui, les incroyants étaient nombreux en cette ville où se cotoyaient le pieux et le mécréant, l'honnête citoyen et le criminel, le marchand et le mendiant…

Cahin-caha, il parvint à destination. Sa litière entra dans la cour de son habitation, à l'instant même où l'Imperator quittait les appartements de Lady d'Obrin. Les portes de la propriété se refermèrent et le brouhaha de Jaïbah s'estompa.

Laïk émit un soupir de soulagement. Il parvenait enfin à se détendre. Il s'extirpa de sa litière, alors qu'une femme rondouillarde au visage avenant s'avançait vers lui. Ses cheveux gris dissimulés sous une coiffe blanche, habillée d'une robe de drap gris et rouge, ses hanches larges ceintes d'un tablier noir, elle l'accueillit d'un sourire.

— Père Laïk, vous voilà enfin !

— Voyons Ishani, je n'étais pas parti si loin.

— Mais vous avez dû traverser toute la ville du nord au sud ; en ce moment de la journée, c'est éprouvant et dangereux. Quelle idée de quitter si brusquement le calme de votre logis, et sans me dire pourquoi en plus !

Le ton péremptoire ne l'offusqua pas. Ishani avait été esclave certes, mais à son service depuis si longtemps qu'il la voyait davantage comme une mère. Intendante de sa maison depuis son affranchissement, il s'appuyait sur elle sans hésiter. De ce fait, elle dirigeait le reste de la domesticité, avec fermeté et bienveillance. Dans toute la cité, les esclaves s'accordaient à dire qu'il faisait bon vivre sous le toit de l'Inquisiteur, qu'en tous les cas la servitude y était moins difficile qu'ailleurs.

Quoi qu'il en soit, cela libérait l'esprit du religieux ; ainsi se consacrait-il totalement à son sacerdoce. Il la laissa renvoyer le palanquin et ses porteurs vers les dépendances et entra seul à l'intérieur.

Le calme et la fraicheur du hall posèrent un baume salvateur sur les préoccupations du maître de maison. Résolument, il s'avança vers la clepsydre qui ornait le centre du vestibule. Aussi rare qu'ancienne, elle ponctuait les heures de la résidence Grey depuis plusieurs générations. Avec une exactitude aléatoire cependant ; un maître horloger venait trois ou quatre fois par an pour réajuster le débit de l'eau et vérifier les différents réceptacles de verre constituant en partie son mécanisme. En définitive, il s'agissait plus d'un ornement qu'autre chose. Cela suffisait à Laïk qui se contentait la plupart du temps d'ouïr la musique de l'onde qui se déversait successivement dans les récipients translucides.

Toutefois, son oreille attentive discerna un désaccord au sein du chant. C'était infime ; perceptible. Il fronça les sourcils et fit lentement le tour de l'objet. Visuellement, rien ne lui sauta aux yeux. Mais, il en était persuadé, quelque chose avait changé. Troublé, il resta là à écouter. Quand l'intendante entra dans la pièce, il était encore immobile, les yeux clos, l'oreille aux aguets. Intriguée, elle s'approcha :

— Un problème, Père Laïk ?

— Chut ! Ne dis rien ! Écoute plutôt.

Elle obéit, mais secoua vite la tête :

— Je n'entends rien de particulier.

— C'est évident, fais un effort !

Il était troublé et inquiet. Que se passait-il donc ? Un léger frémissement sous ses pieds le surprit, mais apporta une réponse à sa question. Il s'écarta vivement alors que le tressaillement du sol s'accentuait et devenait secousse. L'horloge à eau trembla sur ses bases, un son cristallin se diffusa autour d'elle associé à une tonalité liquide discordante. Le carrelage du hall se fendilla légèrement de concert avec les différents éléments de la clepsydre.

Un grondement et une onde terrestre firent chanceler Laïk et Ishani ; ils chutèrent. Les coupelles et tubes de verres s'effondrèrent et se brisèrent.

Tout s'arrêta.

Des étincelles et des perles miroitantes, ultimes vestiges de l'horloge s'éparpillèrent et tombèrent en pluie étincelante sur l'intendante et le prêtre. Celui-ci, livide, s'exclama :

— Que toutes les divinités nous protègent !

Car une impression tenace l'emportait à cet instant, une impression qu'il associait aux événements narrés par Dyey dans sa lettre.

Mauvais présage…

L'intendante choquée, trembla puis, au milieu des débris, se prosterna et se mit à prier. Partout sur la capitale traumatisée, du plus humble au plus puissant, tous faisaient de même.

Jaïbah venait de vivre le premier séisme de son histoire.

Le choc passé, Laïk réagit le premier. Houspillant l'intendante, il s'exclama :

— Laisse les prières pour plus tard, va plutôt constater les éventuels dégradations et nombre de blessés !

Elle s'empressa d'obéir. L'inquisiteur resta seul dans ce hall pénombré et soudain bien trop silencieux. Il contempla les débris de la clepsydre avec tristesse, et remarqua aussi les brisures du sol mosaïqué. La sensation tenace que cette secousse inattendue était liée aux incidents des traques à l'Arcanzur ne le quittait pas.

Et la question, qui le taraudait depuis qu'il avait reçu la lettre de sa sœur, s'imposa à lui une nouvelle fois.

Qu'est-ce qui a brisé le pacte entre nous et le vivant ?

Une certitude qu'il avait gardée pour lui. Car il ne pouvait pas encore l'étayer de preuves même si ce tremblement de terre suffisait, à ses yeux, pour le vérifier. En fait les religieux, et principalement ses édiles, ne s'inquiétaient pas souvent de ce pacte. Certains doutaient même de sa véracité et soutenaient qu'il servait d'excuse pour que perdure l'ordre des Protectrices.

Ce parti-pris, extrêmement conservateur, venait d'une frange du culte désireuse de supprimer l'unique congrégation féminine de l'église obscure. Cette mouvance demeurait sous surveillance. Ce qui n'empêchait pas ses idées de se répandre parmi les populations de l'Empire. Surtout celles n'approuvant pas les lois inspirées par le conseil du Protectorat.

Toutes ces réalités se bousculaient dans l'esprit de l'Inquisiteur. Un écheveau de fils entremêlés qu'il ne parvenait pas à dérouler. Un enchevêtrement qui liait l'Arcanzur, la Scintillante, cette brève colère terrestre, les Protectrices ; il en était persuadé. Mais de quelle manière et pourquoi ? Une énigme dont les réponses se trouvaient peut-être auprès de Dyey.

Il est vital de constituer cette équipe !

Il repoussa ses pensées compliquées pour se rendre à l'extérieur. Dans l'immédiat, il était temps de soutenir Ishani, d'évaluer un peu les dommages et de se consacrer à sa maison.

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