Chapitre 3/2
Dès que le sol vacilla sous ses pieds, la stupéfaction de Béada l'emporta sur son désespoir. Elle en oublia son exil à venir. S'accrochant au sofa qui vibrait, elle se releva et fixa le plafond déjà finement lézardé. Une légère poussière tomba en pluie sur elle ; le fracas des bibelots présents sur l'étagère, s'ajouta au grondement du sous-sol. Ils se brisèrent ; elle sursauta, un cri aigu, involontaire s'échappa de ses lèvres. Autour d'elle la vibration sourde se propageait dans toutes les directions.
Épouvantée, Lady d'Obrin tenta de marcher en direction de la porte, si ce n'est de courir. Titubante, poussée par un instinct de conservation primal, elle l'atteignit ; les doigts sur la poignée de la porte, elle s'apprêta à sortir lorsque tout cessa. Surprise, elle se statufia aussi.
Zéïa arriva à cet instant-là dans la pièce, l'air quelque peu ahuri et le front orné d'une belle entaille. Béada pivota vers l'esclave et fronça les sourcils :
— Que t'est-il arrivé encore ?
Le ton peu amène de sa maîtresse - qui ne surprenait pas la servante outre mesure - eut le mérite de la sortir de sa stupeur et étrangement de la rassurer.
— En glissant près de la baignoire qui s'est renversée, je me suis cognée.
— Tu es bien maladroite, tâche de couvrir cette égratignure, tu mets du sang partout. Puis, tu commenceras à faire mes malles !
Cette réflexion, conforme au caractère de la Dame replaça Zéïa dans son quotidien, elle se garda ainsi de protester, et fila dans la chambre. Sa maîtresse, qui en définitive se remettait assez vite de ses émotions, voyait à présent son départ de la capitale comme une opportunité ; une manière d'échapper à d'éventuels autres imprévus. Ainsi s'empressa-t-elle à son tour en direction de son lieu de repos.
Dans le large couloir jouxtant les appartements de sa cousine, l'Imperator, qui n'était pas allé bien loin, prenait une profonde inspiration. Couvert de poussière et encore choqué par cette colère terrestre inattendue, il était adossé à un mur diapré de teintes chaudes, désormais fendillé. Le chambellan, d'un revers de mains, ôta les quelques débris qui salissait son habit. lakïkan IV ne lui laissa pas le temps de revenir de sa stupeur, pas plus qu'il ne prit celui de se lamenter :
— Que notre premier secrétaire soit convoqué, que l'on envoie aussi quérir le Premier Diacre. Il est intolérable que les éclairés et les initiés ne nous aient pas prévenus de l'éventualité d'un tel événement.
Il fixa les gardes qui venaient à peine de se relever. Le souverain réalisa alors sa chance de ne pas avoir chuté sur le sol, ce qui n'aurait pas manqué d'égratigner sa dignité. C'est donc en demeurant d'apparence royale, dûment escorté, qu'il s'achemina jusque chez lui.
*
Au sein d'une capitale secouée de frayeur, la prière et le chaos devenaient les maitres mots. La puissante voyait ses murs s'écrouler, se fissurer, se craqueler. Ses habitants se retrouvaient tous empoignés, unis par le même saisissement. Jaïbah l'Immuable regardait jeunes et vieux, femmes, hommes et enfants, courir en tous sens dans ses rues voilées de fumée, ses avenues jonchés de débris. Elle entendait l'éther s'assourdir de cris.
Cité noyée de terreur, secouée, tirée violemment d'une torpeur dans laquelle elle s'était toujours grassement lovée ; et peut-être perdue, elle redoutait de sombrer.
Dans ses temples se pressaient des fidèles en larmes, l'estomac noué par l'angoisse, le souffle oppressé, les bras levés vers les idoles, suppliants, espérant le pardon de péchés imaginaires ou réels. À présent, la belle craignait la désertion, la ruine, la solitude. Que deviendrait-elle si ceux qui constituaient son fluide vital l'abandonnaient ? Elle pleurait déjà sa grandeur passée et l'incertitude présente.
Le plus surprenant ? Peu de dégâts et de blessés graves. Sauf exception, ils ne souffraient que de contusions. Mais, dans le bureau du Premier Diacre, ou plutôt dans l'antichambre, une tragédie. Le scribe gisait sur le sol, ensanglanté, entouré de fragments colorés. La belle verrière dont le temple était si fier s'était écroulée tel un château de cartes dans un fracas épouvantable sur lui. La haute éminence, en larmes, inconsolable, étreignait le corps sans vie de son jeune frère.
Maintenant meurtri dans sa spiritualité et son cœur le religieux, de concert avec Jaïbah, sanglotait.
*
Près du village de Surapal - Vallons d'or de Changïrih - Nord de L'Empire
Les mulets s'arrêtèrent à la lisière de la culture. Le visage de la cavalière s'emplit de perplexité :
— Tu es sûr que c'est ici ?
— Certain, Sœur Dyey.
Il était presque vexé. La protectrice embrassa du regard la dévastation qui s'imposait à elle. L'incrédulité et une sorte de crainte l'envahissaient. Là où quelques jours plus tôt un champ de blé prêt à être moissonné courbait ses têtes d'or sous le vent léger d'un été tardif, il n'y avait plus qu'une terre détruite, fumante, où surnageait une brume singulière et une odeur de brûlé. Une horde d'animaux furieux et enflammés l'avait-il piétiné ? Si cela était, elle l'avait fait avec méthode, sans déborder dudit champ. Car on ne voyait nulle trace en dehors, comme si le troupeau en question avait surgi brusquement, effectué sa besogne, puis disparu aussitôt.
— Comment est-ce possible ?
Bien qu'elle l’eût à peine murmurée, cette question fut entendue par celui qu'il l'accompagnait.
— Sœur Dyey, nous comptions sur ce blé au village, il devait assurer notre survie pour l'hiver prochain. Comment éviter la famine à présent ?
— Le temple pourvoira aux besoins des tiens, n'en doute pas.
— Le Temple ? Pardonnez-moi, mais jusqu'ici, l'église obscure n'a fait que prélever notre contribution. Elle prend bien plus qu'elle ne donne.
Le ton était amer, sans espoir ou illusion. Dyey fixa son guide. Quelques semaines plus tôt, elle l'aurait invectivé pour son manque de foi et ses propos à la limite de l'hérésie. Mais là, son malaise intérieur était trop intense.
— Au pire, le Protectorat aidera ton village, dans la mesure de ses moyens bien sûr, car quelque chose me dit que…
Elle ne termina pas sa phrase, mais l'homme releva quand même la fin de sa réflexion tronquée.
— Que voulez-vous dire, Sœur ?
— Rien de précis, éluda-t-elle.
Elle ajouta cependant :
— Tu sais, je comprends ton amertume et ton inquiétude en tant que chef, je te conseille tout de même de mesurer tes paroles auprès des autres représentants du protectorat et du temple. Tous ne sont pas aussi indulgents que moi.
Ceci dit, elle fit volter sa monture et s'engagea sur le chemin qui l'avait conduite jusqu'ici. Docilement, l'autre cavalier la suivit. Quand ils se furent éloignés au point de ne plus être visibles, une vague silhouette se dessina au centre du champ, elle prit corps. Fin, musclé, cou long et souple, tête filiforme, serti d'iris pailletés d'or, oreilles agitées et expressives. Mais surtout cet ornement d'argent qui le couronnait, splendide, mystérieux, objet de toutes les convoitises.
L'Arcanzur ne quittait pas des yeux la direction par laquelle Dyey et l'homme s'en étaient allé. Sa parure étincela brièvement, puis d'un pas majestueux et lent la créature quitta la prairie ruinée et s'engagea sur le sentier emprunté par les humains. Peu à peu, sa silhouette commença à disparaitre...
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