Chapitre 3/5
Région de Changïrih - Près du village de Surapal
D'abord le choc de leur rencontre avec la créature, ensuite la chute au coeur des gouffres étincelants de ses yeux. Puis, son chant lancinant paralysant les corps et les esprits et pour finir, la douleur ; si grande, innommable, indescriptible !
Dyey tenta de hurler, même ça lui fut refusé.
Des vers d'acier grouillaient dans sa tête ; grignotée, hachée menue, réduite à l'impuissance ! Et il n'y avait rien qu'elle puisse faire pour que cela s'achève ! Pourtant, elle tentait de résister.
Fermer les yeux, juste fermer les yeux et tout disparaîtra ! Obscures Divinités, aidez-moi !
La religieuse se répétait cette phrase, tel un leitmotiv, sans parvenir à se détourner de la créature dont elle percevait à présent la rancune immense, si proche de la haine. Mais au travers de ce supplice, elle discerna des mots. Tout d'abord noyés par l'aria inharmonieuse, ils devinrent plus distincts.
Le chant brisé... le pacte morcelé, piétiné. Vous, les parjures, vous avez souillé le sacré, profané l'éternité ! Souffrez, soyez maudits et que le repos ultime vous soit interdit !
Dyey ne lutta plus contre la douleur ; par contre, elle se concentra sur ses paroles, y attacha son esprit, accepta qu'elles la noient. La souffrance reflua. Le fourmillement dans sa tête marqua le pas. Elle perçut une sorte d'étonnement.
— Qu'essaies-tu de faire humaine ? Résister ne servira qu'à accentuer la torture.
Elle avait attiré l'attention de la créature. Mais était-ce bien elle qui lui parlait ou quelqu'un d'autre à travers elle ? L'Arcanzur était-il plus qu'un animal ? Elle avait du mal à le concevoir. Puis cela cessa d'avoir de l'importance, l'essentiel étant cette communication avec l’entité. Elle se concentra sur ce qu'elle voulait transmettre.
— Dites-moi de quelle manière nous l'avons trahi, le pacte est toujours important pour nous, je fais partie de celles qui y veillent. Enseignez-moi, montrez-moi, donnez-moi la possibilité de faire cesser cette profanation dont nous nous sommes rendues coupables selon vous.
— Tu ne le sais donc pas ? Pourtant, ce sont les tiens qui ont perpétré les crimes. Toi qui dis être une gardienne du pacte, comment peux-tu l'ignorer ?
— C'est néanmoins le cas.
Un silence suivit l'affirmation de Dyey, du moins elle ne percevait plus rien. Le tourment demeurait, mais restait égal, comme suspendu. La Protectrice se demanda si l'entité réfléchissait. L'attente lui parut interminable. Enfin une scène étrange s'imposa à son âme. Celle d'une plaine infinie remplie d'ossements et aussi de ramures d'Arcanzur, certaines étaient gigantesques, d'autres plus modestes. Dyey n'avait jamais vu un endroit pareil, elle ignorait même que cela existait, car ce qu'elle découvrait à présent ne ressemblait-il pas à une sorte de ... cimetière ?
— Cherche les profanateurs et livre-nous les, alors notre colère s'éteindra et le pacte sera rétabli.
Dyey remarqua ainsi sur le champ d'ossements plusieurs carrioles tirées par des chevaux noirs. Des hommes ramassaient les couronnes et les jetaient en vrac dans les voitures. Choquée, elle ne pouvait que comprendre la révolte du chant. On s'adressa de nouveau à elle :
— Cela sera ta seule chance de rétablir l'équilibre et calmer le courroux du vivant.
— Où dois-je chercher ? demanda-t-elle très vite.
— À toi d'enquêter. Que ton œil soit acéré, cherche les profits exagérés. Tu as jusqu'à la Nouvelle Lune.
Ce fut la dernière parole de l'entité. Dyey se retrouva dans la charrette, sa novice à ses côtés se redressait en gémissant. Le cocher faisait de même. Du sang coulait de leurs oreilles et de leurs nez. La Protectrice réalisa qu'il en était de même pour elle. Elle récupéra son mouchoir au fond de sa poche, s'essuya sommairement et porta son regard sur l'autre extrémité du pont.
La brume avait disparu ainsi que l'Arcanzur, il lui sembla même que le ciel s'éclaircissait un peu, l'eau du fleuve était moins trouble et l'ambiance plus légère. Chinshi demanda alors :
— Que s'est-il passé, Sœur Dyey ?
— Disons que nous avons obtenu un sursis.
— Je ne comprends pas ?
La religieuse cilla puis demanda :
— Rappelle-moi quand se lévera la Nouvelle Lune ?
— Dans trois semaines, ma sœur.
Dyey sut qu'elle n'avait pas de temps à perdre ; elle s'adressa à l'homme qui finissait aussi de se nettoyer. L'espérance venait de renaître chez la Protectrice, mais il convenait qu'elle agisse vite.
— Hâtons-nous, nous devons être rentrés avant la nuit.
Celui-ci hocha la tête, se réinstalla sur son banc et agita son fouet. La charrette repartit, traversa la passerelle et s'engagea sur la route qui le prolongeait. Alors qu'ils s'éloignaient, confondus encore d'étonnement d'avoir été épargnés, la créature réapparaissait sur la berge du fleuve. L'Arcanzur placide, en apparence, suivait des yeux le véhicule. On discernait du regret dans ces prunelles scintillantes, ses oreilles s'agitaient presque furieusement, sa ramure semblait remuer aussi en un mouvement sinuant. Un murmure en lui, retentit.
— Nous devions leur donner une chance.
— Ils la gâcheront, car c'est là leur nature.
— Nous verrons... j'ai discerné chez cette religieuse un désir sincère de rétablir l'harmonie.
— Jusqu'à la Nouvelle Lune, ma patience n'ira pas plus loin.
Doucement disparut l'Arcanzur, le ciel s'obscurcit imperceptiblement et une pluie fine se mit à tomber.
Cité Impériale de Jaïbah
Lentement, il reprenait conscience, une douleur épouvantable lui vrillait le crâne. Alors qu'il sentait de multiples mains le dépouiller, d'autres le malmenait sans ménagement.
— Grouillez-vous, il se réveille !
— Pourquoi on ne le tue pas ? s'enquit une voix graveleuse.
— T'es fou, toi ? Zigouiller un Inquisiteur ? rétorqua une troisième personne.
Laïk, immobile, nota les inflexions féminines de cet intervenant, ou plutôt cette intervenante. Il parvint à ouvrir faiblement les yeux et réalisa qu'il gisait face contre terre sur des pavés crotteux et humides. Une puanteur tenace le submergeait. Était-ce lui qui sentait si mauvais ou alors ses agresseurs ? Il comprit que ce devait être une conjugaison des deux, lorsqu'il réalisa l'inconfort qu'il endurait ; son habit était imbibé d'urine.
On le retourna, il gémit légèrement.
— Bon, il est toujours vivant, mais il n'a pas grand-chose sur lui, seulement une cinquantaine de Lusols dans sa bourse, je pensais qu'un prêtre gras comme lui aurait beaucoup plus…
Le ton zézayant semblait masculin et empli de déception, cette fois. On lui asséna un coup de pied dans les côtes, un cri involontaire s'échappa de ses lèvres. Quelques pas approchants inquiétèrent les malfrats
— Hé ? J'entends quelqu'un qui vient ?
— Filons !
Ces exclamations-là lui mirent du baume au cœur. Il entendit une cavalcade et perçut un son métallique particulier. Il le reconnut, il s'agissait d'épées, pas n'importe lesquelles, celles des moines guerriers du temple.
Rassuré, soulagé, il se laissa aller et, fuyant son humiliation, replongea dans l'inconscience, il savait qu'il était sauvé.
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