[A3] Scène 5 : Aliane
Aliane, Lorène Lenoir, Alma Volodie
V 3894 – cal. XXII
Il était près de cinq heures du matin quand le spectacle prit fin. Rompue, Aliane regagna sa loge, où elle crut enfin trouver la paix. Il lui tardait d’ôter les talons qui brisaient ses chevilles et de disparaître au fond de son lit, loin des baleines de son corset et de cette foule inquisitrice. Elle n’était pas seule depuis trente secondes qu’elle entendit des coups rapides contre le vantail. Soupir. Les yeux au ciel, elle consentit à cette ultime intrusion. En elle, la lassitude et le besoin urgent de sommeil commençaient à se muer en colère.
Alma Volodie entra, un petit sourire mielleux au coin des lèvres. Importune, mais elle n’en aurait sûrement pas pour très longtemps. Blonde et corpulente, la régisseuse du Brigadier devait avoir une petite dizaine de cycles de plus qu’Aliane, dont elle enviait la beauté et la jeunesse avec une jalousie manifeste. De son propre récit, Volodie avait mis fin à son contrat dans un petit cabaret d’Armorande de son plein gré, après avoir régné sur le devant de la scène pendant plus de trente cycles. À entendre Lenoir, il semblait plutôt qu’elle ait été remerciée à cause de son âge avancé, avant de se voir refuser une seconde chance de remonter sur scène en frappant à la porte du théâtre de Vambreuil. Aliane connaissait évidemment le fiel qu’alimentait la régisseuse à son encontre – cette dernière s’en cachait assez peu – et si elle avait d’abord préféré l’ignorer, les coups portés par celle-ci, couplés à ceux de Lenoir, de Wereck et, désormais, de Hibenquicks, commençaient à mettre sa patience à rude épreuve. La seule proximité de cette exécrable commère suffisait désormais à réveiller chez la néantide une envie lancinante de lui coller une gifle qui resterait dans les annales, tant pour lui faire ravaler son petit sourire merdeux que de faire taire ses commentaires odieux.
« Encore une belle prestation, dame Marquise, salua l’ancienne cabarettiste. Votre voix tend toujours à vous faire un peu défaut, mais votre beauté compense heureusement ce travers...
— Merci, maugréa Aliane.
— Hum… Dites, je viens d’aller voir dame Lenoir... à propos de ma petite Valentina, vous savez ? Je souhaiterais vraiment qu’elle puisse faire des interludes au violon pendant les représentations. Nous en avions déjà parlé, vous est moi. Alors Lorène me répond « oui, oui » en battant la main comme pour chasser un insecte, mais je n’ai pas l’impression qu’elle m’écoute. Je me disais que vous pourriez peut-être intercéder en ma faveur… Vous pensez que vous pourriez ? »
Aliane avait disparu derrière le paravent pour se dévêtir. Plus vite elle en aurait fini avec ses affaires, plus vite elle pourrait se débarrasser de cette greluche. La Marquise n’avait initialement rien contre cette idée d’interludes. Elle avait même eu la naïveté de croire que la similarité de leur parcours et les passions communes de leurs filles auraient pu lui permettre de nouer une amitié, même rudimentaire, avec cette fémine. Mais tout comme elle enviait sa place de chanteuse, cette dernière n’avait visiblement pas très bien accueillie l’idée qu’Hortense ait pu toucher un violon par le passé. Elle ne lui en avait donc plus reparlé, jusqu’à ce soir précis où la néantide aurait préféré son silence.
« D’où tenez-vous que Lenoir m’écoute ? Si tant est qu’elle écoute quelqu’un…
— Enfin, vous êtes la vedette de son théâtre ! argua Volodie comme si c’était une évidence. Vous pouvez peut-être faire pression sur elle... Si elle tient à vous garder, elle pliera à toutes vos demandes. C’est comme ça que ça fonctionne ailleurs, vous pouvez me croire ! »
Aliane laissa retomber la robe qu’elle était sur le point d’enfiler, en proie à l’abattement. Même du temps où elle travaillait pour Prosper Harvorn, elle n’avait jamais profité d’un tel droit. Ce n’était pas maintenant, avec cette malmignatte de Lorène Lenoir pour imprésario, que les choses changeraient. Alma Volodie avait dû user et abuser de ses privilèges en son temps, et c’était sûrement ce qui avait fini par lui coûter sa place. Cette fâcheuse habitude de réclamer en pensant que tout lui était dû lui faisait décidément du tort.
En corset et jarretelles, Aliane sortit de derrière le paravent et toisa la régisseuse avec froideur. Prise au dépourvue, cette dernière détourna le regard, tant par gêne que par vexation. La Chronologue avait beau être fatiguée de n’être appréciée que pour ses formes, elle jubila intérieurement de sa réaction, consciente des regrets qu’elle suscitait chez cette empêcheuse de tourner en rond.
« Si ça ne tenait qu’à moi, je ne resterais même pas ici, cracha-t-elle soudain.
— Ah oui ? Pourquoi ne partez-vous pas, dans ce cas ?
— Ce théâtre est ma seule option et Lenoir a les arguments pour m’y faire rester. Du reste, je n’ai aucune marge de manœuvre...
— Vous mentez ! l’accusa soudain Volodie. Vous dites ça parce que vous réservez les interludes pour votre fille !
— Pardon ? »
Aliane fut tellement outrée de ces accusations qu’elle ne trouva d’abord rien à y répondre. Alma était pourtant au courant de l’état de Hortense. Elle s’était même plaint de ne pas pouvoir la rencontrer – sans doute une hypocrisie de sa part. La Chronologue se souvint des mains Dégénérées de sa fille, le déni de cette dernière en apprenant ce qui lui arrivait. Ses poings se serrèrent.
« Ma fille est en train de mourir, déclara-t-elle d’une voix sourde. Elle ne peut même plus tenir un violon sans trembler de tous ses membres et vous voulez qu’elle vienne faire des pitreries ici ? Vous vous moquez de qui ? »
Volodie devint soudain très pâle. La Marquise se rendit soudain compte qu’elle avait invoqué sans détour ce que la Société tentait de proscrire, mais il était trop tard, bien trop tard pour s’en tracasser. Entre sa situation en constante dégradation, les provocations à répétition de son entourage et les plans toujours plus douteux de Lenoir, il n’y avait plus de place pour les revendications stupides de la régisseuse et ces grotesques histoires de Bien-Pensance.
« Je n’ai pas le pouvoir d’imposer votre fille à Lenoir mais je peux faire en sorte qu’elle se débarrasse de vous si j’estime que votre travail ne répond pas à nos attentes, menaça-t-elle. Je lui suis sans doute indispensable mais pas vous. Vous tenez à votre poste ? Sortez maintenant.
— Vous n’allez pas…
— Je ferai tout mon possible pour vous pourrir la vie si vous ne fichez pas le camp de cette pièce dans les meilleurs délais ! »
Elle la fusilla du regard jusqu’à ce que, totalement décomposée, Alma Volodie battit en retraite. Sur le pas de la porte, elle manqua de heurter Lenoir qui se retourna sur son passage, circonspecte :
« Je l’avais envoyée vous chercher, j’avais quelque chose pour vous. C’est à se demander si je peux compter sur elle…
— Permettez-moi d’en douter, grogna la néantide.
— Eh bien ! Vous êtes remontée comme un coucou, on dirait ! »
La propriétaire du Brigadier ferma la porte derrière elle et se laissa choir dans le fauteuil qui faisait face à son artiste. Contrairement à son employée, Lorène Lenoir ne se gêna pas pour profiter du spectacle qu’offrait la Marquise en sous-vêtements. À ses gestes imprécis, sa démarche incertaine et son assise des plus vulgaires, on la devinait avinée, et le verre qu’elle tenait encore à la main n’arrangerait rien. Aliane ravala son dégoût et retourna derrière le paravent, enfiler enfin sa robe de ville avec des gestes nerveux. Elle n’était pas prête de regagner ses draps.
« Qu’avez-vous à me dire ?
— Je tenais à vous féliciter pour votre prestation, déjà. Vous avez été égale à vous-même malgré la présence de Hibenquicks au balcon. Je vous trouve toujours aussi insipide, cela dit, mais pour cette fois nous mettrons ça sur le compte du trac…
— Étiez-vous vraiment obligée de le provoquer ?
— Il fallait bien tirer parti de sa venue ! Contrairement à vous, Oscar a un furieux talent pour la scène. Un vrai clown ! Je suis encore épatée de voir que sa seule présence ait réussi à rameuter plus de monde en une soirée que vous en trois saisons ! »
Le crissement du silex d’un briquet chauffant l’embout métallique d’une énième cartouche d’aeria résonna dans la pièce. Sans égard pour les couches de far censées cacher sa pâleur inquiétante, Aliane se massa le front. Elle n’avait pas douté une seule seconde que l’entreprise de Lenoir ait servi à redonner un peu d’élan aux affaires du théâtre. Cela n’excusait en rien ses méthodes discutables. Il devenait évident que ce n’était pas son soi-disant talent, ni même son corps qui représentaient un intérêt pour sa maître-chanteuse depuis le début : seuls ses secrets et ceux qui en soupçonnaient l’existence entraient en ligne de compte. Seule comptait la perspective de voir la rumeur faire la une de tous les journaux, aviver la curiosité d’une foule grandissante, dès lors avide de rencontrer cette femme que l’on soupçonnait, à tort ou à raison, de ne pas être une vraie fémine. Tout ce à quoi Aliane aurait préféré qu’on ne touchât pas. Tout ce qui aurait dû rester bien sagement dans l’ombre, au fond de l’armoire de son existence.
La Chronologue reprit son souffle, la vue troublée. Après le coup de sang contre Volodie, la colère retombée l’avait laissée vacillante et ces considérations plus encore. La régisseuse était un caillou dans sa chaussure, mais sa vie entière était suspendue aux actions et aux paroles de Lorène Lenoir. Le moindre prétexte serait bon pour la dénoncer, et ce serait pire que d’agiter le mystère autour de sa personne en guise de publicité. Lasse de sommeil et de désespoir, Aliane passa son manteau et parut de l’autre côté du paravent. Elle s’apprêtait à sortir quand son imprésario l’interrompit d’un geste :
« J’ai dit que j’avais quelque chose pour vous. »
Elle lui désigna une petite curiosité, là, sur la table de la coiffeuse : un étui rouge décoré d’un ruban noir.
« Joyeux cycloverse, Aliane ! Et puisse votre jeunesse être éternelle ! »
La Marquise leur jeta un regard méfiant, à elle et à son cadeau dont elle s’empara avec hésitation. L’objet qu’elle trouva dans l’étui, long, noir, familier, acheva de la tendre : une vapoteuse. Et deux premières cartouches d’asylum.
« En espérant que cela vous aidera à vous détendre », susurra Lenoir en tirant sur sa propre vapoteuse.
L’intéressée ne put réprimer une moue dédaigneuse et rangea son cadeau avec précipitation. L’odeur de l’aeria qui flottait dans l’air lui donnait déjà la nausée, à moins que ce ne fut la certitude de rester piégée ici pour toujours, entre les griffes d’une personne malhonnête qui n’avait pas de meilleur remontant à lui offrir que cette vapeur ignoble. La situation était d’autant plus déplorable qu’elle avait compris, à la lumière des événements de ce soir, que son sort avait été joué d’avance. À force d’essaimer des hypothèses et malgré l’épuisement, elle commençait à envisager ce qu’elle n’avait fait que soupçonner jusqu’alors :
« En fait, vous saviez déjà tout. Avant même de me rencontrer, vous aviez déjà l’intention de vous servir de tout cela pour me faire chanter. »
Lorène se contenta de porter son verre à ses lèvres, mais le rictus qu’elle tentait de cacher en buvant valait toutes les confirmations du monde. Aliane lutta pour contenir le sanglot qui lui montait à la gorge. Elle avait accusé Hortense à tort. En paraissant dans le salon des Overcour sans ses lentilles, sa fille n’avait fait que confirmer ce que leur persécutrice savait déjà. Il lui avait pourtant semblé invraisemblable que qui que ce soit puisse donner crédit aux calomnies de Hibenquicks. Lui-même n’était pas supposé être vraiment au courant et n’avait pu avancer aucune preuve de ce qu’il clamait. S’il avait pu apercevoir la vraie couleur de ses yeux dans la bataille au bord du gouffre, entre deux bourrasques pulvérulentes, le seigneur de Brelheim n’aurait pas pu en déduire aussi simplement la nature de son Sens. À moins d’être témoin de l’Annulation, ou qu’un autre en ait été témoin pour lui. Un magicien avec une écharpe verte, par exemple.
L’Intérieur a pris connaissance de sa lettre. Et ça n’a rien changé.
D’une manière ou d’une autre, Withingus avait laissé fuiter l’information dont il était supposément le seul détenteur, et ce indépendamment de l’intervention du nouveau bourgmestre. Ses mises en garde à l’encontre de Lorène Lenoir et les allusions de cette dernière à l’intervention du Cosmologue avaient laissé entendre que tous deux se connaissaient, mais d’où ? Lorsque Alvare avait mis sur la table l’idée de rencontrer le professeur loin des oreilles indiscrètes, Aliane avait refusé d’emblée, redoutant par-dessus tout les éventuelles avances de son bienfaiteur. Il était peut-être encore temps de reconsidérer la proposition.
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