[A3] Scène 6 : Stanislas

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Stanislas, Aliane, Cerise Mousen


V 3894 – cal. XXXVIII


Immobile sous le préau de l’école, Stanislas guetta longuement la chute des flocons, morose. Ce paysage de ville enneigée le ramenait à ses vieux souvenirs de la Draconienne, et les étranges décorations que l’on avait disposé un peu partout dans les rues échouaient à lui rendre ce climat plus sympathique. Le jeune garçon se languissait plus que jamais de la Versatile, d’Aneth, de Karl, de La Maldavera et des musiciens de son marché nocturne. La chaleur, surtout. Au vu de l’état préoccupant de sa sœur, il n’osait ajouter son mal-être aux angoisses de sa mère, mais taire la mélancolie ne la dissipait guère. Pire encore : la reprise de l’école, depuis presque huit jours, frôlait le calvaire. Auparavant, ils avaient été deux à endurer l’intensité des cours qui visaient à leur faire rattraper leur retard, et lorsque les autres enfants s’en prenaient à eux, le mordant d’Hortense suffisait toujours à les faire reculer. Mais il avait été décidé qu’Hortense n’irait plus à l’école jusqu’à nouvel ordre, et l’espoir de la voir guérir s’amenuisait de jour en jour.

« Bonjour Stanislas ! Comment vas-tu ? »

Le jeune néantide se redressa au son de la douce voix de dame Mousen. L’institutrice était là, sur le seuil de sa classe. Il ne l’avait même pas entendue venir. Dame Mousen – elle l’avait prié de l’appeler dame Cerise, comme pour tous ses élèves – était de loin la personne la plus gentille qu’il ait rencontré depuis qu’il était à Vambreuil. Toute en rondeur et en blondeur, cette fémine, très douce, avait pour mission d’enseigner la lecture, l’écriture, le calcul et quelques rudiments de sciences et d’histoire aux élèves âgés de trois à dix cycles, tous humanoïdes confondus. Malgré la charge de travail que cela représentait, elle avait accepté de faire des heures supplémentaires pour donner des cours particuliers aux enfants Wickley tous les soirs après seize heures, lorsque les petits finissaient la classe. Stanislas la préférait mille fois au sieur Herzog, le directeur de l’école et qui avait la responsabilité de préparer les jeunes fémines et homines à l’entrée dans la vie active ou à la poursuite de leurs études, et ce jusqu’à leur seize cycles. De par leur statut d’hybride, Hortense et Stanislas devaient avoir cours avec lui, quand tous les néantides de leur âge partaient poursuivre leur instruction à l’Institut.

Contrairement à dame Mousen, Herzog n’était que rudesse et sévérité. Il avait renvoyé Hortense de classe pour insolence un nombre incalculable de fois au cours du cycle et s’acharnait à frapper sur la table de son jeune frère, voire à lui tirer les oreilles dès qu’il passait près de lui ou lorsqu’il le suspectait de somnoler. Sans compter les coups de règles sur les doigts qui, quoiqu’en disait l’aînée, étaient on ne peut plus douloureux. Des méthodes que la jeune institutrice de la petite école de Vambreuil, malgré les incitations de son supérieur et unique collègue, se refusait à utiliser, fort heureusement.

« Bonjour, dame Cerise, se contenta de répondre le jeune garçon en époussetant son pantalon. J’ai fait les exercices que vous m’aviez demandés pour aujourd’hui.

— C’est très bien ! le félicita-t-elle. Nous allons regarder cela ensemble. Par contre, nous devrons écourter la leçon d’aujourd’hui, j’ai un empêchement à dix-sept heures. Tu pourras rentrer chez toi plus tôt ! »

Elle lui adressa un grand sourire, comme si c’était une bonne nouvelle, tandis qu’il pénétrait dans la salle et s’installait à une table du premier rang. Stanislas aurait plutôt préféré rester là, auprès de l’institutrice, dans cette salle mal chauffée égayée par les travaux d’arts plastiques des jeunes élèves. L’ambiance à la maison valait presque les journées de cours avec le sieur Herzog, et si Stanislas n’aimait pas particulièrement l’école, il appréciait beaucoup ces heures passées à étudier avec dame Cerise.

« Ah, j’ai failli oublié, remarqua-t-il soudain en fouillant au fond de son cartable. Voici ceux d’Hortense. Je crois qu’elle ne les a pas fini.

— Ce n’est pas grave, le rassura la fémine au tablier décoré de fruits et de fleurs. Dans son état, c’est déjà très bien qu’elle ait pu en faire une partie. Comment se porte-t-elle, d’ailleurs ? Sa blessure à la tête est-elle guérie ? »

Stanislas opina timidement. Cette fameuse blessure avait fait toute une histoire, à la maison, et même dans tout l’immeuble voire dans toute la station-ville. Un énième esclandre de sa sœur, qui avait essayé de fuguer une nuit, tandis que leur mère était en représentation au théâtre. Trop faible pour descendre les escaliers, Hortense avait voulu prendre l’ascenseur, plus ou moins condamné par la conciergerie de l’édifice, et dont elle croyait avoir compris le fonctionnement depuis qu’ils avaient emprunté celui de la gare, avant leur arrivée. L’entreprise avait eu pour seul résultat de la laisser bloquée à l’intérieur de l’habitacle capricieux sans qu’elle fût parvenu à atteindre le rez-de-chaussée. Le levier rouillé qui permettait de le commander réclamait une vigueur qu’elle n’avait pas, si bien qu’à force de chercher à l’actionner, et par des circonstances dont elle-même ignorait tout puisqu’elle avait perdu connaissance à cet instant, Hortense avait fini par se blesser à la tempe. Par chance, au moment de la retrouver, inconsciente entre deux étages, le liquide noirâtre qui s’était échappé de la plaie avait aisément réussi à passer pour du sang. S’il s’était agi de vapeur, les Wickley aurait été confondus devant la foule d’agents et de voisins attroupés autour de la cabine.

« Elle est toujours très malade, rappela finalement le jeune garçon.

— Je sais, soupira tristement dame Cerise. Elle n’était déjà pas très en forme avant les vacances. Il est vrai qu’il ne fait pas très chaud, dans cette école, mais des crises de tremblements pareils… Et ce temps n’a rien dû arranger, évidemment. J’espère que Ver reviendra bientôt et qu’elle se remettra à son tour. En attendant, mettons-nous au travail. »

L’heure passa sans qu’il ne fut plus question ni d’Hortense, ni de la neige. Bien qu’il n’affectionnait pas beaucoup la compagnie des chiffres, Stanislas se sentit soulagé de devoir réfléchir à autre chose que tous leurs déboires. Il fut libéré comme convenu à dix-sept heures et décida de rejoindre sa mère au Brigadier, où il n’y avait pas de représentation prévue ce jour-là. Cette dernière idée lui mit du baume au cœur. Il n’aimait pas être seul le soir avec sa sœur pendant qu’Aliane travaillait. La perspective de la savoir à la maison le soir-même le réconfortait un peu, autant que celle d’assister aux répétitions. Sa mère n’appréciait pas trop de le voir dans l’enceinte du Brigadier, par crainte qu’il ne s’attirât des ennuis. Lui ne redoutait que la présence de Lorène Lenoir et l’air taquin de certaines danseuses. Les musiciens l’intriguaient mais il n’avait jamais osé s’approcher d’eux, et eux-mêmes ne faisaient pas attention à lui.

Tout en veillant à ne pas déraper sur les pavés verglacés, le jeune garçon traversa la place qui séparait l’école du théâtre. Il contourna l’édifice et trouva la porte de service ouverte. S’étant introduit à l’intérieur, il se faufila dans les couloirs, esquivant techniciens et artistes, à la recherche de la loge maternelle. Il croisa en chemin Delphine, celle des danseuses qui faisait le moins preuve d’animosité à son égard et qui lui assura que la Marquise était toujours sur place. À sa déception, les répétitions venaient de s’achever ; tout le monde était en train d’évacuer coulisses et planches pour renfiler ses habits de ville et partir.

Stanislas allait toquer contre le vantail de la loge d’Aliane lorsqu’il entendit tousser de l’autre côté. Le bruit l’inquiéta. Il ne manquait plus qu’elle aussi fût malade. Après s’être signalé par quelques coups discrets, il entrouvrit la porte. Il flottait dans la pièce une senteur familière, comme un parfum de fleurs fanées un peu âcre. D’habitude, c’était Lorène Lenoir qui dégageait cette odeur avec sa vapoteuse, mais cette dernière n’était visiblement pas là.

« Maman ? »

Assise devant sa coiffeuse, Aliane sursauta en l’entendant entrer et affecta un air coupable. Manifestement, elle ne pensait pas être prise en train de faire ce qu’elle faisait. Le jeune garçon avisa le petit étui rouge ouvert sur la table et l’objet noir entre ses doigts. La même petite baguette que Lenoir.

« S-Stanislas, bredouilla-t-elle. Je t’ai dit que je n’aimais pas te voir traîner ici. Tu n’es pas à l’école pour la leçon de dame Mousen ?

— Elle devait finir plus tôt.

— Ah. Soit. »

Stanislas ferma derrière lui et essaya d’ignorer cette odeur qu’il n’appréciait guère. Trouver sa mère en train de copier les habitudes de leur maître-chanteuse le rendit inexplicablement triste, mais il préféra garder cela pour lui. Aliane s’empressa de ranger maladroitement la vapoteuse dans un tiroir et se leva pour enfiler son manteau tout en lui demandant innocemment comment s’était passé sa journée. Il se contenta d’une réponse quelque peu laconique qui parut lui convenir. Stanislas aimait beaucoup sa mère et savait qu’en dépit de leur situation présente, il lui devait beaucoup. Elle l’avait toujours protégé, à L’Harkoride comme présentement à Vambreuil. D’une certaine façon, ils se soutenaient mutuellement dans cette situation qu’aucun d’eux n'appréciait, mais sans se le dire. Il y avait toujours eu quelque chose entre eux, comme un non-dit, ce qui rendait leurs conversations un peu creuses. De fait, Stanislas connaissait peu sa mère, et leur nouvelle vie n’en avait été que plus soudaine et incompréhensible. Durant les quatre cycles passés en la Versatile, il avait eu le sentiment qu’ils étaient véritablement proches. Tout cela semblait à présent si lointain.

« Euh… et toi ? se hasarda-t-il. C’était bien, la répétition ?

— C’était atroce, répondit-elle aussitôt. Comme d’habitude. »

Elle eut un sourire en coin dépourvu de joie et ne tenta pas de prolonger la discussion. Stanislas hocha la tête en signe de compréhension. Il se sentit un peu bête de sa question, dont il connaissait pourtant bien la réponse puisque c’était toujours la même. Hormis cela, il ne savait pas quoi dire. Il n’avait jamais été très doué pour faire la conversation lui-même.

Mère et fils quittèrent ensemble le théâtre pour regagner leur appartement. Sur place, Stanislas se sentit presque soulagé de ne pas trouver Hortense dans le salon, où elle avait l’habitude de consulter le journal en grommelant. L’odeur de l’aeria imprégnait toujours les vêtements de sa mère, mais ce n’était plus qu’un parfum subtil. Il trouva heureux qu’elle ait laissé cette vilaine vapoteuse au théâtre. Il n’était pas certain que sa sœur serait aussi tolérante que lui à ce sujet.

« Je peux me faire un chocolat chaud ? demanda-t-il.

— À condition de m’en faire un aussi. »

Aliane lui fit un clin d’œil. Il lui sourit et fila à la cuisine. Le chocolat faisait partie de ces denrées dont il fallait faire l’économie dans leur condition mais qui, en des moments opportuns, mettait tout le monde d’accord. Il revint bientôt avec deux tasses fumantes qu’il servit dans le séjour. Sa mère était déjà assise à table, songeuse. Le jeune garçon sirota son chocolat sans rien dire, se refusant à troubler cette quiétude temporaire. Finalement, sa mère brisa bientôt le silence :

« Ton oncle Alvare s’est renseigné quant aux modalités de sortie dont nous disposons. Comme tu le sais, nous n’avons pas le droit de vivre hors du Réseau pour une période indéterminée. C’est un jugement dont il est trop tôt pour faire appel mais il existe une petite exception : une fois par cycle, lors de la première tierce d’Aestas. »

Elle but une gorgée sans détacher son regard de celui de son fils qui s’efforçait de comprendre. L’école leur octroyait des vacances lors de la première tierce de chaque saison. Les prochaines devaient justement avoir lieu en Aestas.

« On va pouvoir partir pour les prochaines vacances ? déduisit-il avec espoir.

- Pour la durée d’une tierce, oui. J’ai pensé que nous pourrions séjourner en la Versatile, durant cette période. Je sais qu’Aneth te manque, et je pense que le climat local ferait du bien à ta sœur.

— Ce serait fantastique ! »

Le jeune garçon eut du mal à cacher son enthousiasme. Cela faisait presque un cycle qu’il désespérait d’une si bonne nouvelle ! Il avait du mal à croire que sa mère le lui proposait enfin. Aliane parut s’amuser de sa réaction.

« Il faut encore que je négocie un congé avec Lorène, mais du côté de l’administration, cela ne semble pas poser de problème. Il s’agit de la résidence secondaire de la famille. Une surveillance sera sûrement mise en œuvre par l’Intérieur pour s’assurer que nous restons bien sur place, mais dans les faits cela ne devrait pas être trop embêtant.

— Et tu penses que Lorène sera d’accord ?

— Je l’espère... »

À nouveau, la Chronologue affecta un air préoccupé. Stanislas n’ajouta rien, sentant son propre entrain retomber. Lenoir était capable de les empêcher de partir. Peut-être pourraient-ils lui proposer de venir avec eux ? Partager le toit de la maison bleue avec cette fémine lui donnait froid dans le dos, mais si cela lui permettait de retrouver le lieu qu’il considérait comme son vrai foyer, il était prêt à toutes les conditions.

« Il y a autre chose, ajouta soudain Aliane en s’éclaircissant la gorge. Mais je veux que tu le gardes pour toi. »

Le garçon recouvra toute son attention. Sa mère jetait des coups d’œil méfiants vers la porte de la chambre qu’il occupait avec sa sœur, et où celle-ci devait se reposer. La néantide aux mèches rubis ne reprit qu’à voix basse :

« Il se peut que nous ayons de la visite, si nous allons là-bas. Alvare aimerait convier quelqu’un… C’est une personne que tu as déjà vu. L’homme qui nous a aidé à fuir la Draconienne. Tu te souviens ?

— Ah bon ? Il va venir ? »

Elle lui fit signe de parler moins fort. Le garçon se souvint soudain qu’il s’agissait du même homme qui avait jeté leur père en prison. Hortense ne le portait pas dans son cœur.

« C’est en bonne voie, confirma Aliane. Alvare et moi lui avons écrit récemment. Il avait l’intention d’élire domicile à Vambreuil prochainement, et comme il est le seul à prendre notre défense et à s’inquiéter de notre situation, nous avons pensé qu’il serait judicieux de l’inviter. Mais tout cela, il est impératif que tu le gardes pour toi. Hortense et surtout Lorène ne doivent pas le savoir. Tu m’entends, Stanie ? Je peux te faire confiance ? »

L’intéressé hocha vivement la tête. Il ignorait ce qu’impliquait la venue de cet individu en la Versatile. Il savait que c’était une personne haut placé, un néantide qui connaissait leur véritable nature. Cela ne le rassurait pas beaucoup, mais comme l’avait signifié sa mère, il avait déjà pris leur défense : c’était donc une bonne personne. Et puis rien ne pouvait égaler la joie de regagner bientôt La Maldavera. Sa mère avait dû prévoir que cela lui ferait plaisir et il se sentit soudain plein de gratitude pour cette confidence, tandis qu’il finissait goulûment le fond de chocolat tiède qui subsistait dans sa tasse. Les choses n’allaient peut-être pas si mal, finalement.

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