[A3] Scène 9 : Hortense

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Hortense, Stanislas, Aliane

V 3894 – cal. LXV

Pourquoi maman ne nous aime pas ?

Il marchait devant elle. Comme toujours. Elle ne voyait que son dos, son ample manteau gris battu par sa longue natte platine. Le sol s’effritait sous ses lourdes bottes.

Pourquoi maman ne nous aime pas ?

C’est comme ça.

Grognement inaudible. Il ne s’était même pas retourné.

Ta mère est maudite. Son cœur est plus froid que la pierre.

Pourquoi ?

Cette fois, Édouard s’était immobilisé. Il avait tourné la tête. Son regard en lame de couteau n’était pas descendu jusqu’à elle. Il avait préféré se suspendre quelque part dans la forêt, sans doute à l’un de ces innombrables flocons qui faisaient semblant de tomber. Comme cette réponse, qui ne vint jamais.

Pourquoi maman est...

Le monticule de terre sur lequel elle se tenait s’était effondré, tombant presque en poussière. Souvenir de la chute. Son cœur manqua un battement. Hortense sentit une lame glacée se couler dans son dos. Cette sensation trop familière la rendit presque lucide, tandis qu’elle revivait cette scène depuis la tiédeur de ses songes.

Arrête avec tes questions !

Une voix comme un coup de tonnerre. Le silence de la forêt interrompu. La jeune Hortense, médusée, qui baissait les yeux. Son père avait fait volte-face. Ses traits étaient imprégnés de colère.

Peu importe ce qu’elle est ! Tu n’as rien à voir avec elle ! Rien !

Ces mots n’auraient pas dû l’attrister. Elle n’avait jamais voulu être comme sa mère, pour rien au monde. Sa mère n’aimait personne. Ne disait jamais rien, à part des banalités. Restait seule, enfermée dans leur grotte, avec ses secrets. Hortense ne voulait pas être comme elle. Elle pensait que c’était aussi ce que voulait son père. Du moins, elle le croyait. Quelque chose, ce jour-là, dans la colère d’Édouard, l’avait fait douter.

Tu te tais, compris ? Ici, il ne faut pas faire de bruit si tu veux survivre.

Ils avaient repris la marche et il ne s’était plus retourné. Elle n’avait plus jamais rien demandé. Hortense serra les poings en tremblant. Chaque fois qu’elle revoyait cette scène, c’était pareil : le sentiment de haine augmentait un peu plus. Mais la cible était toujours la même : sa mère. Son dépit moucha son sommeil.

Le froid était là pour l’accueillir, égal à lui-même. Égal ? Il semblait à la jeune fille qu’il s’était encore accru. Malgré ses bras serrés contre sa poitrine, ses jambes repliées près d’elle. Malgré son corps entier recroquevillé sous trois épaisseurs d’édredon et le matelas chauffé. Malgré les deux plaids enroulés autour de sa chemise de nuit, les épaisses chaussettes, l’écharpe qui lui couvrait la tête et la poitrine, les gants en laine… Malgré tout cela, elle était congelée. Elle tremblait sans pouvoir s’arrêter. Elle claquait des dents sans parvenir à se contrôler. Agiter ses membres et les frictionner ne changeait rien.

Si seulement la chambre était un peu plus chauffée. Mais non, rien à faire. Sa mère avait décrété que c’était impossible. Que le poêle marchait à plein régime. Qu’ils n’avaient pas les moyens d’être relogés ailleurs, dans un appartement décent. Qu’elle ne devait pas se fier à ses sensations : que c’était cette maladie, la Dégénérescence, qui trompait ses sens. Allait-on la laisser crever de froid comme si c’était normal ? Hortense haïssait l’impuissance de sa mère à les faire vivre dans de bonnes conditions, mais ce n’était qu’un grief parmi tant d’autres. Il lui arrivait d’énumérer mentalement tous les reproches qu’elle pouvait adresser à sa génitrice, quand son cerveau n’était pas gelé par la sensation qu’elle allait mourir d’hypothermie dans la seconde. L’amour non réciproque éprouvé par son père, qu’elle recroisait si souvent dans ces ébauches de rêve à la faveur d’un sommeil trop léger, figurait sur cette liste. C’était même la première accusation qui lui venait à l’esprit chaque fois qu’elle se lançait dans cette énumération vengeresse. Aliane ne les aimait pas, ni elle, ni Édouard. Elle ne les avait jamais aimés. Ses parents avaient été un couple malgré eux depuis le début et rien, dans les efforts de son père pour changer cela, n’avait marché. Le cœur d’Aliane leur était demeuré définitivement fermé.

Plus froid que la pierre.

Hortense remua dans son lit, hésitant à se lever. Au début, elle avait attribué la froideur de sa mère à de la jalousie, parce que son père et elle passaient tout leur temps ensemble. Mais quelque chose, dans ce dernier souvenir, dans cette question restée sans réponse, l’avait fait douter au fil du temps. Quelque chose l’avait peu à peu conduit à penser que sa mère n’avait rien à lui envier. L’inverse, en revanche…

Papa voulait que je lui ressemble.

Le dégoût l’arracha à son lit. Pensée absurde. Son esprit tournait en rond. Il lui fallait l’occuper. Trouver quelque chose d’autre à penser. Ou bien trouver une réponse ?

Le journal.

Péniblement, la jeune fille tenta de se mettre debout avant de chanceler vers la porte. La maladie avait engourdi ses jambes, violacées jusqu’aux genoux et qui peinaient désormais à supporter le poids de son corps autant que des multiples épaisseurs dont elle n’osait plus se départir. Le contact du parquet glaça ses plantes de pied à travers ses multiples paires de chaussettes. Après s’être acharnée sur la poignée, elle tituba dans le couloir jusqu’au séjour où elle trouva Stanislas, attablé devant une tartine de confiture et un bol fumant.

« Maman n’est pas rentrée ? maugréa-t-elle en s’appuyant contre le mur.

— Non. »

Soupir exaspéré.

« On a reçu le journal ?

— Pas vu.

— Va me le chercher, s’il te plaît. Et fais-moi un thé, tant que tu y es. »

Le jeune garçon abandonna son casse-croûte sans rechigner. Alors qu’il était sur le point de passer devant elle pour s’engouffrer dans la cuisine, elle l'agrippa :

« Tu veux pas… M’aider à aller jusqu’au fauteuil, là-bas ? S’il te plaît ? »

Stanislas la toisa une seconde avant de lui offrir son bras. C’était la première fois qu'elle réclamait son aide pour marcher. Hortense répugnait de devoir dépendre de quelqu’un pour se déplacer, mais c’était cela où s’effondrer au milieu de la pièce. Une fois installée, elle s’emmitoufla du mieux qu’elle put, en dépit de la faiblesse de ses bras, tandis que son frère partait faire ce qu’elle lui avait demandé. Au bout d’une dizaine de minutes, le thé noir infusait sous son nez, mais toujours pas de trace du journal.

« Je le trouve pas, rapporta Stanislas, penaud.

— Il ne doit pas être loin, affirma-t-elle avant de prendre une lampée de thé. Tu es vraiment sûr de ne pas l’avoir vu ? »

Il fit non de la tête. Devant le regard insistant de sa sœur, il lui fallut pourtant persévérer dans ses recherches. À force de le voir fureter dans les mêmes recoins, elle lui suggéra, non sans une pointe d’agacement, de regarder dans les autres pièces. Le détour par la cuisine ne donna rien, mais pas celui dans la chambre de leur mère.

« Trouvé ! »

Hortense renifla. Il arrivait à Aliane de feuilleter rapidement les nouvelles, mais pas de s’y attarder. Encore moins de les garder dans sa chambre.

« Donne ! »

Le temps qu’elle parvînt à reposer sa tasse trop tiède à son goût, Stanislas avait laissé le journal devant elle et était retourné s’asseoir à table. Il fut bientôt surpris de ne pas la voir s’emparer de son dû, statufiée devant la une.

« Ça va ? s’enquit-il.

— Non. »

Tremblante de froid et d’une colère naissante, Hortense finit par se saisir de la feuille de chou. Sur celle-ci, un nom familier et le portrait d’un homme dont la stature lui évoquait vaguement quelqu’un.

Le Cosmologue !

Ses yeux tombèrent sur le titre en une :

DÉSORDRE CLIMATIQUE AU CŒUR DU RÉSEAU :

LE HÉROS DE PORT-VESPER À LA RESCOUSSE DE VAMBREUIL


C’est une blague ?

Elle parcourut les étroites colonnes de l’article à toute allure, de plus en plus ahurie par ce qu’elle lisait, oubliant le reste de thé qui refroidissait pour de bon sur la table basse. Sonnée, totalement absorbée, elle entendit à peine la porte d’entrée claquer et remarqua encore moins sa mère qui, couverte de neige, s’arrêta net dans le séjour en la trouvant en pleine lecture. L’instant d’après, cette dernière lui fauchait le journal des mains.

« Eh bien ? lança Hortense sur un ton acerbe. Tu es partie faire une promenade ?

— On peut dire ça. Je peux savoir où tu as trouvé ça ?

— Dans ta chambre. Apparemment, tu ne voulais pas que je le lise. »

Aliane lâcha un soupir qui en disait long sur sa lassitude. Son nez et ses joues étaient rougis par le froid mordant. Ses yeux aussi, pour d’autres raisons.

« Non, admit-elle. En effet.

— Tu étais au courant qu’il venait ?

— Alvare et moi avions sollicité sa venue.

— Mais vous êtes… Pourquoi avoir fait ça ? Tu sais très bien ce que je pense de ce type !

— Tout le monde ne partage pas ton avis, Hortense, gronda Aliane. Nous sommes au pied du mur. Il fallait qu’il vienne.

— Comme s’il allait changer quoi que ce soit ! s’emporta la jeune néantide. Tout ce qu’il va faire, c’est nous coffrer pour nous ramener à son Institut ou à l’Inkorporation ! Finir ce qu’il a commencé !

— Hortense, par pitié ! Les murs ne sont pas si épais, s’étrangla sa mère.

— À quoi bon ! On n’est plus à ça près ! »

Désemparée, Hortense se carra au fond de son fauteuil. Même en rage, elle était frigorifiée. Aliane se laissa tomber sur une chaise et se prit la tête entre les mains. Mère et fille déclaraient forfait.

À quoi bon, puisque je vais mourir.

Un lourd silence s’empara de leur appartement. Il enveloppa Hortense et les idées noires contre lesquelles elle se battait. À l’étrange certitude qui l’avait rattrapée dans son demi-sommeil s’ajoutait désormais celle qu’elle ne verrait jamais la couleur de son seizième cycle. Elle s’éteindrait encore enfant, emportée par la négligence et l’absurdité des choix de sa mère. Vaincue par les mystères et la disparition de son père. Loin de tout ce qui lui avait toujours été familier. Sans aucun repère. Seule.

Aliane renifla :

« Je… J’ai quelque chose à vous dire. C’est important. »

Frère et sœur attendirent sans mot dire. Une larme pâle dévalait la joue maternelle à vif. Hortense se demanda si ses propres larmes gèleraient, si elle se mettait à pleurer. À moins qu’elles n’aient gelées au fond de son œil, sans quoi elle serait sans doute déjà en pleurs. Des questionnements dérisoires, alors qu’on s’apprêtait à leur annoncer une énième mauvaise nouvelle. Comme si leur situation pouvait être pire. Quelle que fut l’annonce de leur mère, plus rien n’avait d’importance, désormais.

« J’ai discuté avec Alvare et Lorène, commença Aliane. Ils insistent tous les deux pour que je prenne sept jours de congés, de la première à la septième calende d’Aestas. Enfin, Alvare me l’a demandé... et Lenoir l’a accordé. »

Stanislas bondit sur sa chaise, la mine éclairée :

« Alors on part vraiment en vacances ? Je vais revoir Aneth et Karl ? »

Nouveau silence. Aliane ne leva même pas les yeux vers son fils. Hortense sentit une ironie amère lui tordre les lèvres. Évidemment, c’était couru d’avance. Cette fois, elle n’aurait même pas besoin d’une dispute pour mettre sa mère face à son échec. Le constat suffisait :

« On ne vient pas avec toi, c’est ça ? »

Les traits de la Chronologue, toujours prostrée, se froissèrent. Accablement de celle qui a encore failli.

« Alvare ou Lenoir a préféré qu’on reste là, déduisit Hortense. Soit pour avoir la paix, soit pour nous garder à l’œil. »

Acquiescement fébrile, qui se mua en tremblements, puis en sanglots. Hortense resta de marbre, les yeux toujours secs. Gelée de l’intérieur. Tout reproche était inutile. Plus rien ne comptait. Même les espoirs de son frère n’étaient plus. Lorsque leur mère tendit la main vers lui, bafouillant des excuses, il quitta brutalement la pièce. Le vantail de leur chambre claqua. Fin de la conversation.

La jeune fille cacochyme se pencha pour reprendre sa tasse de thé. Froide depuis longtemps, mais qu’importe, elle n’était plus capable de faire la différence. Ainsi donc il était écrit qu’elle mourrait seule dans ce taudis exigu. Soit. Elle n’avait jamais aimé la Versatile, de toute façon. Elle était venue au monde parmi les flocons ; parmi les flocons elle en partirait.

FIN DE L’ACTE III

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