Interlude [3]
Notre affaire a vite marché. Tancrède et moi n’avons pas eu beaucoup de mal à nouer quelques contacts solides avec les trafiquants des Égouts, sous prétexte de récupérer de la bibine pour notre taverne et de l’aeria. Tu dois penser que notre passif y était pour beaucoup, mais c’est compter sans le « pouvoir de persuasion » de l’ami Tank. Malgré son faux nom, il était suffisamment connu des réseaux clandestins pour savoir qu’il ne duperait personne sur ses talents. Il en déconnait tout le temps mais, mine de rien, cette mission était une sacrée prise de risque pour lui. Il fallait se montrer habile dans les négociations, les alliances et, surtout, assurer ses arrières. Heureusement pour lui, la prison m’avait appris à jouer des poings et j’ai eu l’occasion de me perfectionner durant cette période, comme tu en ferais le constat plus tard. Je m’en suis déjà défendu devant toi mais, que ça te plaise ou non, la violence était souvent une nécessité, même si je veux bien admettre qu’il m’est arrivé d’en faire un usage un brin excessif.
On n’était pas trop de deux pour se faire respecter mais, pour la suite, on allait devoir apprendre à travailler séparément. À peine deux saisons après notre installation, la Patronne avait déjà de nouveaux projets pour moi. Sans doute avait-elle constaté avec quelle facilité je baratinais mes premières copines, à moins que ce ne soit la sympathie que les gars du Vivarium me vouaient. Elle devait trouver que j’avais une gueule à être à au four et au moulin, ou alors elle espérait que Tank et moi aurions rapidement des nouvelles du comte des Égouts. Bref, elle m’a confié ce qui, initialement, devait être sa part du boulot : garder un œil sur le Brigadier.
Les gars de la Fourmi faisaient du bon boulot, mieux qu’on aurait pu le croire à l’époque. Y avait des arrestations dans tous les sens ! Ça canardait à tout va sous le pavé, mais il y avait assez de poudreuse pour couvrir les bruits suspects. C’est au cours d’une de ces razzias qu’ils ont fini par ramasser des types qui bossaient dans le fameux théâtre reconverti en cabaret. Je savais déjà que certains artistes n’en étaient pas vraiment – du moins pas tous – que certaines danseuses avaient été recrutées sur le trottoir et, surtout, que plusieurs d’entre eux avaient des liens avec notre chère cible. En clair, tout ce beau monde a fait une presse d’enfer au théâtre alors que ce dernier n’était même pas ouvert. Au début, je ne voyais pas vraiment ce que j’apporterais de plus sur place et j’étais même franchement réticent à l’idée d’y aller. J’étais déjà embauché dans le bouge de Tancrède qui avait besoin de moi, et avec mes casseroles il valait mieux pour moi que je me fasse discret. Puis elle a mentionné le bassiste. Le pauvre gars s’était fait pincer la veille – pour trois fois rien : il s’était juste trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, comme c’est souvent le cas. Et faute d’avoir les mains sales, il avait un boulot intéressant.
Notre bienfaitrice était suffisamment bien renseignée sur mon compte pour savoir que ça me botterait. J’avais pas touché d’instrument depuis un bon moment, mais pas suffisamment pour oublier comment jouer. Je trouve d’ailleurs très con qu’il n’y ait pas eu de possibilité de pratiquer à la maison de correction : ne dit-on pourtant pas que la musique adoucit les mœurs ? Enfin, la prison, faut pas trop lui en demander. C’est donc plus par nostalgie que par réelle bonne volonté que j’ai accepté son plan.
C’était en Aestas 94. L’Aestas le plus froid que le Cœur du Réseau ait jamais connu.
À cette période où on attendait plutôt la canicule, j’ai vu des gamins se jeter des boules de neige et agiter des lampions dans les allées sombres pour faire la manche. J’ai vu des cheminots ruminer leur envie de faire grève et des gens pauvres se terrer dans leurs taudis. On n’a pas échappé à ces conneries de décorations, une coutume récupérée aux gens de Brelheim et qui aidait, soi-disant, à faire passer la mauvaise saison. La Patronne prétendait qu’à force, c’en était devenu une sorte de protestation silencieuse contre leurs comtes, d’où la bonne idée de récupérer cette tradition, même si ça ne faisait pas tout.
Tancrède et moi avons beaucoup fait pour les gens du coin qui en avaient besoin, ce qui a d’ailleurs contribué à nous donner bonne figure : on a accueilli du monde au Trou, où il faisait bien chaud ; on a emménagé des pans entiers de sous-sols pour eux ; on a aidé à isoler plusieurs logements de fortune, mais ne crois pas qu’on ait fait tout ça sans en profiter un peu. Le petit appartement que j’occupais, au premier étage de la tourelle, était réputé chaud et douillet, lui aussi. Je ne sais combien de filles ont créché là-dedans – peut-être une quinzaine, et de tous horizons. De fil en aiguille, on a fait ami-ami avec les White, juste au-dessus, puisque comme tu le sais, Nana a fini par venir me taper sur les doigts. Je lui ai donné du travail, la pauvre, mais je n’avais pas conscience de la mettre en danger à l’époque. Enfin, quand le Phalanstère du Vivarium a commencé à prendre le relai, ça s’est un peu calmé.
Tout ça, tu l'ignorais, hein ? Que tu avais une dette envers la moitié de la ville ? Sans l'entraide entre gens démunis, combien de pauvres erres seraient morts de froid ? Combien de morts sur la conscience ? Tu n'as jamais remercié personne pour tout ça. Enfin, personne n'est venu réclamer ta reconnaissance, cela dit. Et je sais bien qu’au fond, tu n’y pouvais rien.
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