[A4] Scène 2 : Aliane
Aliane, Aneth
Ae 3894 – cal. I
Aliane quitta le froid de Vambreuil pour la chaleur de la Versatile, mais son cœur ne s’en trouva pas réchauffé pour autant. Suivant des yeux les faisceaux de lumière qui émanaient de la carcasse du Cœur, à travers le hublot de leur wagon, elle méditait sur le sort de ses enfants et sur sa rencontre à venir.
Aristide Withingus.
Elle s’était répété ce nom mille fois sans parvenir à en épuiser le sens, incapable de deviner qui se cachait vraiment derrière ce nom. Tout ce qu'elle était parvenue à y associer, jusqu’alors, était soit la figure d’un vieux savant libidineux, soit celle d’un dandy arrogant, ou encore celle d’un truand brutal et sans principes de l’acabit d’Édouard. Avoir fui obstinément toute image de lui dans la presse ne l’avait pas aidé à s’en faire une meilleure idée.
Alvare, quant à lui, peinait à tenir en place. Il n’avait apparemment pas été facile de persuader l’Institut de laisser Withingus sortir momentanément du Réseau pour honorer leur invitation. Recevoir un individu aussi illustre dans sa demeure ancestrale était pour le sénéchal de Vambreuil un prestigieux événement dont il se réjouissait par avance. Tout le contraire de sa sœur adoptive qui, moins d’une heure encore avant l’arrivée de l’invité, et alors que le jour déclinait, demeurait prostrée devant sa coiffeuse, en robe de chambre et les cheveux épars. Plus que l’incrustation de cet élément extérieur dans leur vie secrète déjà précaire, l’amère impression de déjà-vu que lui inspirait cette rencontre et son issue fatale l’accablaient. Sa vie d’artiste et de femme avait été jalonnée de rencontres comme celle-ci : des individus souvent réputés ou haut placés, tous de sexe masculin et qui ne s’étaient jamais intéressés à elle pour autre chose que pour assouvir leurs bas instincts.
En sa qualité d’imprésario, Prosper Harvorn avait été le principal intermédiaire de ses rencontres passées. Le premier prétendant, pas des moindres, avait été un certain Théobald Ronwebb. Fils de l’Indocile Lucien Ronwebb, il avait été désigné à sa suite pour prendre la tête des groupuscules rebelles contre lesquels l’Imperator Kergalev menait une guerre absurde depuis trop longtemps. Plus paresseux que son père, le fils Ronwebb avait abusé du prestige associé à son nom comme un rentier dilapiderait sa fortune. Rien ne devait contrevenir à ses plaisirs, y compris les réticences de Harvorn qui passa dès lors pour un proxénète de luxe plus que pour un agent artistique. L’affaire s’était mal finie, bien évidemment, surtout pour Ronwebb. La Marquise en avait été quitte en perdant, de fait, l’estime des révolutionnaires, se fermant bien des portes dans le monde des renégats et des clandestins alors même qu’elle fuyait la Société et que Lazare la faisait rechercher. Ce fut le crépuscule de sa jeune carrière. Après cela, Harvorn s’était mis en tête de trouver un moyen convenable de se débarrasser d’une vedette devenue encombrante. Une opportunité se présenta à lui lorsqu’il trouva une nouvelle occasion de tirer partie des charmes d’Aliane.
Bien que du camp idéologique opposé, les qualités et les défauts de Léonard von Hibenquicks n’avaient rien à envier à celles du leader Indocile. Son soi-disant coup de foudre pour la Marquise avait engendré, là encore, bien des morts à commencer par celle de Harvorn lui-même. Aliane s’en était cette fois tirée avec un rapt, dix cycles de captivité avec obligation de mettre bas, un procès et la rancune du patriarche Hibenquicks. En signant avec Lenoir, elle avait craint de redevenir un objet de commerce sordide, avec toutes les nouvelles conséquences que cela impliquerait. Du moins avant que son « faux frère » ne lui volât cette initiative.
Tout à la rumination de ces événements passés, Aliane croisa son regard dans la glace de la coiffeuse. La vue de ses prunelles rouges lui donna envie de hurler. Non, mieux : de provoquer la Fin des Temps.
Si seulement…
Un geste, un signe, et le monde finirait en poussière. Plus personne pour contempler ces yeux qui n’étaient même plus les siens, à force d’être dissimulés quotidiennement derrière des lentilles. Plus personne pour venir l’embarrasser de « Il faut que je te présente quelqu’un » ou de « Il faut te trouver un fiancé », ou encore de « Tu as une dette envers lui, Aliane. Sois aimable et écarte les jambes ». Mais même hurler semblait au-delà de ce que son corps, habitué à la retenue et à la feinte, pouvait exprimer ! Au lieu de cela, elle resta dans une posture convulsée, assise devant la glace, lorsque Aneth ouvrit la porte. Elle ne l’avait même pas entendu frapper.
« Je m’excuse, murmura cette dernière depuis l’entrebâillement. Sieur Alvare m’envoie pour vous aider à vous apprêter. Votre invité ne devrait plus tarder.
— Merveilleux. Eh bien fais donc, Aneth. »
La petite bonne femme glissa son nez crochu et ses lunettes de myope de l’autre côté de la porte qu’elle s’empressa de refermer. Aliane lui désigna la robe qu’elle avait l’intention de mettre et les deux femmes se mirent au travail. C’était une robe noire, longue, pas du tout ajourée mais suffisamment moulante pour faire office de suggestion – il fallait bien faire un effort. Tandis que la bonne s’affairait avec sa tenue, Aliane se rappela pourquoi elle ne la sollicitait jamais pour l’aider à se vêtir. À défaut d’être une habilleuse soignée, Aneth était heureusement une excellente cuisinière et le menu qu’elle énuméra pour le dîner, tout en tirant sur les cordons de son corset, fit songer à Aliane qu’il était encore temps de mettre quelque chose de moins étriqué. Hélas, la vieille bonne, pour qui cette visite n’avait rien d’ordinaire, en vint bientôt à des sujets moins alléchants :
« J’espère que ma cuisine plaira au professeur. Je n’ai pas su me décider pour le dessert alors j’ai fait trois gâteaux. Sieur Alvare m’a rapporté que le sieur Withingus avait la réputation d’être un grand gourmet, mais il faut être un ascète pour passer autant de temps à étudier le Vide, non ? Huit cycles, vous vous rendez compte ?
— Personne ne fait la fine bouche devant tes plats, Aneth. Et si cela peut te rassurer, la privation rend les hommes goulus, en général. À plus forte raison s’ils le sont déjà. »
Son ton morne interpella la domestique qui la détailla avec circonspection.
« Vous ne semblez vraiment pas ravie de le rencontrer, ma dame, devina-t-elle à juste titre. Vous avez tort : il paraît que c’est un vrai héros ! J’ai lu dans le journal qu’il avait sauvé la cité de Port-Vesper alors qu’elle était attaquée par de vilaines aragnes ! »
Aliane cessa de respirer devant cette coïncidence. Elle se demanda où Aneth avait lu cela avant de se souvenir de ce numéro du Phare qui lui avait valu une énième dispute avec Hortense. Elle l’avait parcouru rapidement pour tenter de savoir si Withingus avait fait part de ses réelles intentions en venant à Vambreuil. Savoir qu’il ne priorisait pas la piste criminelle, contrairement à son Institut, lui avait fait oublier le reste, à commencer par cette histoire d’aragnes.
« Il paraît que c’est pour cela qu’il vient à Vambreuil, se rappela-t-elle soudain. Mais ce serait étrange qu’un Cosmologue s’intéresse à des aragnes, non ? Ça ne tient pas debout.
— Il me semble que ce n’est pas la raison qu’il a donné à l’Institut, remarqua Aneth. C’est seulement ce qu’en pense un journaliste.
— Oui, certes, mais… Ce qu’il s’est passé à Port-Vesper ressemble beaucoup à l’attaque de Vivarium de Vambreuil. Pour que ce journaliste ait fait le rapprochement, c’est qu’il y a un lien… Mais pourquoi cela le regarderait-il lui ? »
Aneth dut l’abandonner à ses réflexions pour regagner sa cuisine, où son bouillon avait terminé de cuire. De nouveau seule, Aliane ne put s’empêcher de retourner toutes ces histoires. Withingus les avait mis en garde contre Lenoir. Et Lenoir lui avait demandé s’ils étaient toujours en contact. Elle n’avait d’ailleurs pas manqué d’attirer son attention sur l’arrivée prochaine du professeur, sans savoir qu’elle et Alvare était à la manœuvre. À moins qu’elle fût au courant, en réalité ? Qu’est-ce que cette malmignatte avait donc derrière la tête ? Elle devait bien être au courant de cette autre attaque, avant de reprendre le Brigadier et de l’y faire travailler. Elle ne pouvait pas connaître le nom de Withingus et ignorer ce détail. Elle s’intéressait à lui, si elle n’était pas de mèche avec lui. Cela aurait expliqué qu’elle fût au courant de leur secret avant même d’en avoir la preuve : après tout, le professeur était le seul dans la confidence hors du cercle des Overcour. La meilleure façon d’être fixé était de le questionner directement, mais la seule idée de lui faire la conversation, si instructive qu’elle puisse être, accrut le désespoir d’Aliane. L’information, comme toute chose au sein de la Société, n’était pas gratuite, a fortiori si elle était sensible et elle pressentait que c’était le cas. Alvare lui-même avait dû se rendre compte de tout cela. De toute façon, ils ne s’étaient pas donné rendez-vous à La Maldavera pour autre chose. Il lui faudrait malgré tout faire bonne figure. Se donner pour la bonne cause. De sa coopération dépendrait sa survie et celle de ses enfants. Prostrée sur le bord du lit, les yeux clos, Aliane lâcha un profond soupir. Elle sursauta lorsque Aneth se présenta de nouveau à sa porte :
« Il est là ! »
La néantide vérifia une dernière fois sa mise et réprima sa nausée. Elle se sentait décidément nue sans ses lentilles, mais Alvare avait insisté pour qu’elle ne les portât pas. Comme si cela pouvait avoir un effet invitatoire de plus ! Quand Aliane se trouva en haut des escaliers, la bonne était déjà au rez-de-chaussée pour l’annoncer. La pauvre ne savait pas ce qu’elle faisait. La gorge nouée, la Chronologue entama la descente. Elle reconnut entre mille la voix du professeur lorsque celle-ci résonna dans le vestibule, par-dessus les battements de son cœur en crise. Elle s’abstint de le regarder jusqu’au dernier moment, redoutant toujours de découvrir le visage de l’homme à l’écharpe et aux lettres écrites à l’encre vertes. Puis elle n’eut plus le choix.
« La voilà ! s’exclama Alvare. Toujours en train de se faire désirer, comme à son habitude. J’espère que vous la reconnaissez.
— En effet. Elle est fidèle à mon souvenir. »
Aliane tendit sa main pour le saluer et osa le toiser pour la première fois. Une immense surprise la saisit.
Il sera comme ça !
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