[A4] Scène 3 : Aliane
Aliane, Pr. Aristide Withingus, Alvare d’Overcour, Armageddon, Aneth, Karl
Ae 3894 – cal. I
« La dernière fois que j’ai trempé les lèvres dans de l’absinthe, j’ai cru que je ne m’en relèverai jamais ! raconta Alvare. D’autant que celle-ci doit être particulièrement vieille. Je ne suis pas sûr de l’avoir déjà vue sortir du placard !
— Ma foi, elle ne peut en être que meilleure ! »
Aristide Withingus ponctua sa phrase d’un énième sourire tout en ajustant discrètement le col de son élégante veste de costume gris. Guère plus âgé qu’Aliane, il avait le cheveu noir impeccablement coiffé, la mâchoire anguleuse rasée de près, les traits doux, la mimique polie et joviale et les gestes vifs. Outre son apparente amabilité et des manières plutôt distinguées, il semblait doté d’un charisme naturel et n’avoir pour défaut physique qu’un peu de ventre pour pousser les plis de son gilet. Un véritable homme du monde, si l’on mettait de côté son attrait douteux pour la fée verte. Assise sur le siège voisin, la Chronologue ne se remettait pas du trouble que lui causait sa venue à visage découvert.
Il sera comme ça.
Elle n’en démordait pas : derrière ces bonnes manières se cachait un prédateur plus vicieux, encore, que les autres.
Bientôt, Aneth revint au salon, portant une lourde bouteille en cristal remplie du liquide vert pâle. Elle se penchait déjà pour le servir quand le professeur l’interrompit :
« Laissez, je m’en occupe ! »
Il signa. Aussitôt, la carafe se souleva toute seule. En serviteur invisible et sans état d’âme, l’Espace inclina le récipient vers le verre en cristal attribué à l’invité. Sur celui-ci attendait une grande cuillère à absinthe en argent, portant ses initiales entrelacées et un petit morceau de sucre.
« Suis-je le seul à en boire ? s’enquit Withingus. Quelqu’un d’autre ? »
Il nota alors l’air stupéfait que partageaient son hôte et les domestiques et s’amusa de leur réaction. C’était apparemment la première fois que ces homines voyaient un Cosmologue en action. Aliane, elle, n’avait été que passablement impressionnée par la petite démonstration, blasée par dix cycles de vie dans une communauté strictement néantide. Elle fit de son mieux pour ignorer le sourire que lui décocha l’invité avant que ce dernier ne portât le verre à son nez pour humer le parfum de l’absinthe. Il prit ensuite une vraie gorgée, sous l’œil intrigué d’Alvare qui guettait sa réaction. En connaisseur, il fit glisser le breuvage entre son palais et sa langue avant de déglutir.
« Pas mal du tout, complimenta-t-il avec une moue d’approbation. J’espère que vous me pardonnerez ce caprice. Quand j’ai reconnu la couleur, dans votre armoire, je n’ai pas pu résister. C’est mon péché mignon, pour ainsi dire. »
Il reposa son verre et désigna ses yeux, dont le vert luisant et acide avait désarçonné Aliane quelques minutes plus tôt :
« Cela doit se voir, plaisanta-t-il.
— Effectivement, j’aurais dû m’en douter, gloussa Alvare en s’installant plus confortablement dans la banquette qui leur faisait face. Vous êtes vraiment une personnalité pleine de surprises. Vambreuil n’a qu’à bien se tenir ! »
Les deux hommes partagèrent un rire de connivence. Restée de marbre, Aliane tendit son verre à Karl qui venait de déboucher une bouteille de vin blanc de La Maldavera. L’absinthe, très peu pour elle. Elle se souvenait des ravages que causait cette boisson à Torliande et parvenait mal à la dissocier de la dépravation. Tout comme elle, Alvare préféra se fier au cru local.
L’apéritif ainsi servi, les domestiques désertèrent le salon. Un nouveau regard glissa du professeur vers Aliane qui l’esquiva encore. Son attention se reporta sur les pupilles vert tendre du catsid qui se frottait amoureusement contre ses jambes, essaimant ses longs poils aux belles nuances noires et grises sur sa robe. Le professeur avait eu l’excentricité de ramener avec lui ce félidé qui répondait au doux nom d’Armageddon. Il se targuait de l’avoir tiré d’une fosse dans la très redoutée Plaine du Faux-pas, en la dimension de l’Hallucinée, peu de temps avant de secourir les Wickley. Il avait depuis fait de cette créature, réputée asociale, son inséparable compagnon. Si Aliane se souvenait vaguement de ce qui n’était alors qu’une petite boule de poils gris accrochée à un morceau de journal, il lui paraissait, en revanche, ne pas se rappeler de la canne que le professeur avait amené avec lui et qui reposait contre son fauteuil. Fine et d’un pommeau des plus ordinaires, elle ne ressemblait en rien au curieux bâton sur lequel l’individu en haut-de-forme et lunettes de pilote leur avait fait parcourir la Draconienne en un temps record.
« C’est étrange de vous revoir après tout ce temps, lui confia Withingus après avoir échangé quelques banalités avec son frère et siroté la moitié de son verre. Mais je ne m’attendais pas à vous trouver sans vos enfants. Doivent-ils nous rejoindre pour le dîner ?
— Ils ne sont pas venus, répondit Aliane sans le regarder.
— Ce n’est pas un mal, croyez-moi ! ajouta Alvare. La cadet est insipide et l’aînée insupportable ! Vous vous en rendrez compte bien assez tôt quand vous les rencontrerez à Vambreuil. Pour l’heure, j’avoue ne pas être fâché de devoir me passer de leur compagnie. »
Il but, sous le regard torve de sa fausse sœur. Aliane se rendit alors compte que le professeur toisait le sénéchal avec le même air.
« Je comprends, finit par répondre ce dernier avec un air grave. Ils doivent être grands, maintenant. Et puis j’imagine qu’ils doivent aussi rattraper l’école. J’ai cru comprendre que cela faisait partie du verdict, à l’issue de votre procès.
— Ne leur cherchez pas d’excuses, coupa de nouveau Alvare alors que sa sœur allait répondre. Même si vous n’avez pas totalement tort. Non, c’est dame Lenoir qui a tenu à les garder. Comme Hortense est malade… »
Aliane regretta la table basse entre eux, sans quoi elle ne se serait pas dérangée pour lui balancer un coup de pied. Avait-il besoin de donner tous ces détails ? Alvare et sa manie de prendre ses grands airs et de faire le malin devant les gens importants ! Elle réfléchit à une manière d’étouffer ces informations sans créer trop de vague, mais déjà Withingus réagissait :
« Comment ? Vous les avez confiés à Lenoir ?
— Ce n’est…
— Confier n’est pas vraiment le terme adéquat, interrompit encore Alvare. La dame nous tient par le chantage, comme je vous en ai brièvement fait part suite à votre lettre. Mais il sera toujours temps d’en discuter pendant le dîner ! J’espérais justement pouvoir vous entretenir de...
— Dois-je comprendre que, malgré mon courrier, vous avez pris le risque de la laisser seule avec les enfants ? Vous… Excusez-moi, mais je n’ai pas l’impression que vous mesuriez le danger ! s’offusqua soudain le professeur. Cette fémine n’a ni morale, ni principe, sans parler de sa fâcheuse tendance à tout marchander et à ne dire ce qu’elle pense qu’à demi-mot. Je vous assure qu’elle est tout à fait capable de s’en prendre à des enfants sans s’inquiéter des conséquences ! »
À cette affirmation, Aliane se sentit prise de sueurs froides. Ce n’était pas comme si elle ne s’en était pas douté. Alvare méritait plus d’un coup de pied pour les avoir mis dans pareille situation. Devant son regard meurtrier et les reproches de Withingus, ce dernier se mit à patiner :
« Écoutez. Je… J’ai conscience que la situation n’est pas… Au mieux, disons. La vérité, c’est que dame Lenoir n’a pas vraiment donné le choix à Aliane : elle tenait à ce que les enfants restent à Vambreuil en guise de garantie, bien que le verdict du tribunal en soit déjà une. Mais ne vous inquiétez pas, nous avons pris nos précautions avant de partir pour que tout se déroule au mieux en notre absence. Ma collègue chargée de la sécurité de la station-ville, la colonelle Fourmi, nous a promis qu’elle ouvrirait l’œil et je peux vous assurer que c’est une officière tout à fait fiable. Enfin, c’est ce que m’a certifié le maréchal Grumberg, qui est un ami de la fam...
— C’est-à-dire ? L’Intérieur est-il au courant du secret de dame Aliane et de ses enfants ? s’enquit le professeur, de plus en plus abasourdi.
— Grumberg seulement, corrigea Alvare. Il était très proche de mon père, à tel point que ce dernier a préféré en faire son exécuteur testamentaire plutôt que moi. Il ne trahirait notre famille pour rien au monde ! Jadis, lorsque Aliane s’est enfuie de chez nous, mon père l’a personnellement chargé de la retrouver et, pour ce que j’en sais, il n’a jamais divulgué auprès de ses hommes qu’elle était une néantide.
— Vous vous êtes enfuie ? Pour quelle raison ? »
Aristide Withingus dardait à présent ses prunelles vertes sur Aliane, dont le courroux s’était mué en malaise. Son dernier souhait était d’aborder la raison de son départ dans ce contexte précis, alors qu’Alvare répétait, probablement sans le savoir, l’erreur de son père. Elle cherchait quelque chose pour lui répondre sans mettre les pieds dans le plat, quand son frère adoptif lui vola de nouveau la parole :
« Oui, elle a fugué. Mon père était dans tous ses états, vous pensez bien ! C’était peu de temps avant la révolte du Marteau de Pan, il a dû prioriser la gestion du conflit et s’en remettre entièrement au maréchal qui devait agir en toute discrétion. Évidemment, ma dame n’a eu rien de mieux à faire que de devenir artiste et d’avoir des histoires de droite et de gauche sans grand lien avec la musique, ce qui nous a considérablement complexifié la tâche. Et je ne vous parle pas du tort causé à ma famille ! »
Aliane remua dans son fauteuil et se racla doucement la gorge – au cas où les deux hommes auraient oublié qu’elle était dans la même pièce. Elle hésitait à présent entre l’injure ou une nouvelle fuite. Elle ramena ses yeux au fond de son verre encore plein. Alvare venait tout simplement de vendre sa réputation de traînée au professeur, mais ce dernier avait fait le déplacement pour l’entretenir, alors à quoi bon le contredire ?
« Mon départ t’a bien arrangé, glissa-t-elle malgré elle. Tu n’as jamais toléré ma présence parmi vous.
— Ah ça ! s’exclama Alvare en l’entendant. Non, je n’ai jamais vu d’un bon œil ton adoption, je le reconnais ! Mais si tu crois que tes frasques m’ont…
— Pardonnez-moi, sieur, l’interrompit Withingus. Simple question : si j’ai bien suivi, sous prétexte de garder le secret de votre famille, l’Imperator d’Overcour n’a jamais fait publier d’avis de recherche pour que l’on retrouve sa fille, n’est-ce pas ? »
La question fut accueillie avec circonspection. À cet instant, la mignonne petite frimousse du catsid parut à hauteur de l’accoudoir d’Aliane. La créature était visiblement décidée à se faire une place sur ses genoux, mais elle préféra le repousser. Cette entrevue avait à peine commencé qu’elle la mettait déjà à bout. Peut-être était-il encore temps de sauter dans un train pour retourner à Vambreuil, quitte à leur fausser compagnie pendant la nuit.
« Eh bien… Non, finit par répondre Alvare, toujours décontenancé. Je n’ai suivi tout cela que de loin, mais je crois que mon père a vraiment tenu à ce que tout cela reste confidentiel. Peut-être parce qu’il ne voulait pas que des personnes moins bien intentionnées retrouvent Aliane avant lui et ne découvrent le pot aux roses. Ou bien par crainte qu’elle ne salisse notre nom, ce sur quoi je le rejoins. »
Décidément moins enjoué, Withingus accueillit la réflexion avec un vague hochement de tête. Lui aussi regardait son verre, comme s’il hésitait à en prendre une nouvelle gorgée. Un rictus ironique tordait ses traits.
« Ça alors… Vous m’excuserez, mais venant du sieur d’Overcour, je trouve le procédé curieux. Lui qui était normalement si prompt à publier des avis de recherches sans réfléchir… À moins qu’il n’ait appris de ses erreurs ?
— Je vous demande pardon ? » tiqua Alvare
Au lieu de lui répondre, le professeur porta de nouveau son verre à ses lèvres. Il en éclusa le contenu d’une traite, sans grimacer, devant ses hôtes ahuris, avant de reposer le cristal dans un claquement un peu trop sec sur la table. Tout en signant pour se resservir, il tira du revers de sa veste un papier usé et plié en quatre qu’il tendit au fonctionnaire :
« Voilà qui est heureux : j’espérais justement vous entretenir à ce sujet ! »
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