[A4] Scène 4 : Aliane

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Aliane, Pr. Aristide Withingus, Alvare, Armageddon


Ae 3894 – cal. I

Alvare fronça les sourcils à la minute où ses yeux prirent connaissance du document que l’on venait de lui tendre. Il garda d’abord le silence, tandis que son invité buvait son deuxième verre sans mot dire. Aliane essaya de deviner de quoi il s’agissait, mais son frère adoptif ne semblait pas décidé à lui montrer ce qu’il avait entre les mains. À la place, il leva vers le professeur un regard ombrageux :

« À quoi rime ceci ?

— Vous l’ignorez ? C’est pourtant votre père qui a fait publier ce mandat. À la même période où dame Aliane a quitté votre foyer, si je ne m’abuse.

— Oui, et ? Je crois savoir qu’il a été retiré, depuis. Encore une fois, je n’étais pas avec mon père quand il prenait ses décisions, mais je sais que celle-ci lui a valu des reproches de l’Institut. Si vous êtes ici pour…

— Pas que de l’Institut, hélas.

— À d’autres ! s’agaça soudain le sénéchal en jetant le papier refermé sur la table. Va-t-on me reprocher éternellement les choix de mon père ? Vous pensez que je n’en fais pas déjà suffisamment les frais avec elle ? »

Et il désigna Aliane, qui acheva de se vexer. Elle ne comprenait toujours rien. Avisant le papier, elle s’en empara, guettant en coin la réaction du professeur. Ce dernier la laissa faire, toujours concentré sur Alvare :

« Certes, j’aurais moi-même des reproches à faire à votre père, s’il était encore des nôtres, au sujet de cette décision unilatérale. Faire poursuivre cette personne au nom de la Société, c’était autoriser l’Inkorporation à la faire prendre et même permettre que son Sens soit Absorbé. Or, j’espère que vous avez relevé qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle néantide.

— Une fois pour toute, je n’ai rien à voir avec cette décision ! s’emporta franchement le fonctionnaire. Je ne suis même pas impliqué dans son annulation : c’est Kergalev qui l’a fait retirer ! Si vous espérez bénéficier de la récompense, obtenir le pardon de l’Institut pour vos bêtises en la Draconienne ou que sais-je, n’attendez rien de moi : je ne peux rien y faire ! L’Institut ne voulait pas que la Société soit impliquée dans cette chasse : soit ! Laissez-moi vous dire que si vous autres maraudeurs étiez compétents, mon père n’en serait pas venu à de telles extrémités ! Et ne jouez pas au plus offensé : c’est vous le premier qui avez manqué de manière en ayant le toupet de me faire vos réclamations sous mon toit, en sifflant mon absinthe comme un… comme un… »

Stop.

Aliane suspendit l’escarmouche verbale d’un signe. Le Temps, autour d’elle, se fit coton, s’écoulant à l’envers de manière quasi-imperceptible. Elle n’avait pas accepté cette entrevue pour qu’Alvare se fâchât avec leur « allié » et encore moins pour l’entendre geindre de se voir réclamer une faveur. Aristide Withingus était peut-être un éhonté inquisiteur doublé d’un buveur d’absinthe invétéré, il n’en était pas moins Grand Conseiller : si un homine de la trempe de son frère adoptif n’avait pas à craindre de représailles venant de cette instance, la Chronologue qu’elle était avait plus de souci à se faire.

Le papier qu’elle avait entre les mains était un mandat d’arrêt multiversel ordonné par Lazare d’Overcour lui-même, peu de temps avant son naufrage présumé en l’Imprenable et plus d’un cycle après la fugue de sa « fille ». La personne recherchée était une certaine Anastasia Orphéa Wolke, « néantide classe 1S / Corp. » et âgée d’à peine douze cycles à la date de publication de l’avis de recherche. Décrite comme « petite, athlétique, blonde, yeux jaunes/dorés. », elle arborait une figure de poupée dont les traits adorables ne laissaient présager d’aucune animosité. Hormis peut-être sur des affiches semblables, Aliane était certaine de ne l’avoir jamais croisée. Cependant, la conversation à laquelle elle venait d’assister lui apportait un nouvel éclairage sur le lien que Withingus entretenait avec les Overcour et elle depuis le début. Elle vit là une opportunité d’éviter le but officieux de cette rencontre.

Elle reposa le document sur la table et prit une profonde inspiration. Elle n’avait plus fait d’Annulation depuis sa tentative vaine dans le gouffre de la Draconienne, mais il ne s’agissait là que d’une minute tout au plus. Avec précaution, elle effectua son signe et guetta l’inversion du flux temporel jusqu’au moment opportun. Quand l’avis de recherche fut de retour entre les mains d’Alvare, elle signa de nouveau et se prépara à une tâche plus dure encore : arriver à interrompre ses interlocuteurs avant que le dialogue ne tournât à la pugilat.

« À d’autres ! s’agaça – encore – le sénéchal en jetant le papier refermé sur la table. Va-t-on me reprocher éternellement les choix de mon père ? Vous pensez que je n’en fais pas déjà suffisamment les frais avec elle ?

— Certes, reprit le professeur, toujours en tâchant de garder son calme J’aurais moi-même des reproches à faire à votre père, s’il était encore des nôtres, au sujet de cette décision unilatérale. Faire poursuivre cette personne au nom de la Société, c’était autoriser l’Inkorporation à la faire prendre et même permettre que son Sens soit Absorbé. Or, j’espère que vous avez relevé qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle néantide…

— Une fois pour toute, je n’ai rien à voir avec cette décision ! Je ne suis…

— C’est pour cela que vous m’êtes venu en aide, n’est-ce pas ? »

Pris de court, les deux hommes se tournèrent vers Aliane. Elle avait poussé suffisamment fort sur sa voix pour se faire entendre et se congratula silencieusement de ne pas avoir bafouillé.

« Plaît-il ? s’enquit Withingus.

— Vous m’avez secourue en la Draconienne puis lors de mon procès, parce que vous connaissiez mon lien avec la famille Overcour et que vous espériez nous questionner au sujet de cette personne, dont Lazare avait ordonné la capture. Je me trompe ?

— Si fait, vous vous trompez, objecta-t-il. Je n’ai appris que lors de votre procès que vous aviez été adoptée par l’Imperator d’Overcour. La lettre que je vous ai écrite à ce sujet était sincère… Mais vous ne l’avez peut-être pas lue ?

— Si.

- Ah ! À la bonne heure ! Tout cela pour dire que ce n’est pas ce qui m’a motivé à vous aider. En fait, sans votre présence à Vambreuil, je n’aurais eu aucune raison de vous parler de cette affaire. »

Il ramassa le papier et, à sa surprise, le lui tendit. Aliane le prit, incertaine, mais n’osa pas le consulter une deuxième fois, de peur de trahir son signe. Devant le regard insistant du Cosmologue – ces pupilles vertes ô combien perturbantes – elle l’ouvrit, songea un instant à faire semblant, puis changea d’avis :

« Je l’ai déjà vu.

— Comment ? bondit-il. Vous l’avez rencontrée ?

— Je… non. J’ai vu l’avis de recherche. À l’instant. Avant d-d’Annuler et de… Vous ne vous en souvenez pas. Je suis désolée. »

Un temps. Le professeur finit par comprendre :

« Ah ! Vraiment ? Vous avez bien fait de me prévenir ! Même si, pour quelque chose d’aussi dérisoire, ce n’était peut-être pas nécessaire. Enfin ! Vous n’avez donc jamais vu cette femme auparavant hormis… à l’instant ?

— Non.

— Il s’agit d’une Erynie : une descendante d’Eryna Wolke, matriarche de la Corporation dont la lignée a jadis pu conserver la maîtrise pleine et entière de son Sens, ce que l’on appelle aujourd’hui la Synesthésie. Vous savez ce que cela veut dire ?

— Pas du tout.

— Les Erynies sont les dernières matriarches néantides de la Corporation à pouvoir manipuler l’Essence de l’Être sans restrictions autre que la Loi Majeure de leur caste. Cela leur permet, entre autres, de manipuler le Sens des autres néantides, ce qu’elles sont les seules à faire. Ce sont elles, notamment, qui sont chargées d’appliquer la Punition. Et c’est à elles également que nous devons le fameux Serment des Erynies qui, à l’inverse, a privé les autres néantides d’une grande partie de leur Sens, à l’exception d’une famille de chaque caste, épargnées avec les Erynies.

— Si je comprends bien, cette femme est, à l’heure actuelle, l’une des néantides les plus puissantes qui soit, récapitula Alvare.

— Elle est extrêmement puissante, en effet, confirma le professeur. Après la Dispersion, il avait été convenu, pour rassurer les homines, que les Erynies seraient condamnées à vivre dans une cellule bien gardée à l’Institut. Malheureusement… Anastasia s’en est échappée alors qu’elle était encore jeune. Elle venait d’être accusée de la perte d’une autre jeune fille. L’Institut a tenté de taire l’affaire pour pouvoir la rechercher sans inquiéter la Société mais... »

Son ton se teinta à nouveau de reproche tandis qu’il se tournait plus spécifiquement vers Alvare :

« C’était compter sans les espions de votre père qui ont fait fuiter l’information. Overcour a eu vite fait de prendre peur et de lancer ce mandat d’arrêt sans consulter personne, alors que cela a de graves conséquences, à savoir désigner Anastasia comme un danger pour la Société et permettre à l’Inkorporation de la capturer.

— Étant donné qu’elle représente effectivement un danger, j’ai du mal à voir où est le probl…

— Évidemment, vous ne voyez pas le problème : vous êtes un homine ! s’emporta soudain Withingus. Si Anastasia tombe entre les mains de l’Inkorporation et que son Sens est mis à la libre disposition de l’industrie, nous autres néantides aurons du souci à nous faire, car alors la Société pourra manipuler tous les Sens qu’elle souhaite ! Ce sera la porte ouverte aux Absorptions tous azimuts jusqu’à l’extinction de notre espèce ! »

Aliane et son frère restèrent muets tandis qu’Aristide Withingus se servait un troisième verre qu’il engloutit dans la foulée. Elle réprima un vertige. Elle ne maîtrisait rien depuis le début, mais cela ne l’empêcha d’avoir l’impression que tout lui échappait.

« Qu’importe, finit par reprendre le professeur. Cette affaire-là n’est pas une priorité pour tout le monde, d’autant que l’Imperator Kergalev a retiré ce mandat, comme vous l’avez dit – sans doute la meilleure chose que cet homine ait fait depuis qu’il est au pouvoir ! Dans l’immédiat, il y a plus urgent : j’ai toutes les raisons de penser qu’Anastasia Wolke est à Vambreuil au moment où nous parlons.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? s’enquit Alvare, sceptique.

— Je suis pratiquement certain qu’elle est à l’origine du drame qui a frappé le Vivarium. Je n’ai pas encore eu l’occasion d’interroger Cornelia Wereck, mais je sais qu’Anastasia avait un motif pour s’en prendre à elle. Par ailleurs, il s’agit du même mode opératoire qu’à Port-Vesper, où j’ai la preuve qu’elle était à la manœuvre. J’ai pu l’appréhender et en avoir la confirmation avant qu’elle ne m’échappe.

— Alors c’est vrai ? souffla Aliane. Il y a bien un lien entre ces deux événements ?

— Pourquoi s’en prendre à Port-Vesper ? persista Alvare, toujours en proie au doute. Ce n’est qu’une pauvre petite cité sans envergure, persécutée par les Indociles et le climat putréfié de l’Hallucinée. Cette Anastasia avait des griefs contre quelqu’un, là-bas aussi ?

— Exactement ! affirma Withingus, son quatrième verre à la main. Et je vous le donne en mille : Lorène Lenoir ! »

Nouveau silence. Aliane aperçut Karl qui faisait discrètement signe de passer à table. Elle se mordit la lèvre. Toutes ces histoires lui avaient fait passer l’envie de manger. Elle espérait que, dans un accès d’ivresse, le professeur Withingus ne se soit mis à affabuler. Elle préférait mille fois cela à l’idée d’avoir signé un contrat avec une fémine aux prises avec une folle dangereuse. Mille fois à l’idée de savoir que, pendant qu’ils causaient là, dans ce salon, loin du Réseau, ses enfants étaient seuls dans une station-ville où ces deux femmes se trouvaient ensemble.

« Vous… Pardonnez-moi, mais dans l’idée où vous auriez raison, est-on bien certain que cette… Erynie se trouve toujours à Vambreuil ? voulut-elle savoir. Je veux dire… Il n’y a pas eu d’autres signes de sa présence depuis.

— Le doute est permis, admit Withingus en sirotant son verre. J’ai une piste qui me permet de le penser, cependant. »

Il nota à son tour la présence des deux domestiques qui les attendaient dans la salle à manger et termina cul sec son quatrième verre, sous l’œil médusé d’Alvare qui eut un geste de précipitation un peu vain. Aliane ne respirait plus.

« J’ai cru comprendre que vous m’aviez fait venir d’en l’idée d’en savoir plus au sujet de Lorène Lenoir, rappela le professeur. La vérité, c’est qu’en dépit de notre altercation passée, elle reste un grand mystère pour moi. En revanche, je sais, et de son propre aveu, qu’elle aussi recherche Anastasia. »

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