Prélude

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Hiems 3871, calende quatre-vingt-dix


Imperceptible, son fil de traîne fendait la nuée.

Elle le dévida doucement entre ses orteils jusqu’à être à bonne distance de la coque. Ses yeux jaunes fixaient l’horizon, où la masse noire montait des eaux avec lenteur et fatalité. Elle sourit, comme à un ami. Dans la grimace de ses lèvres, un fredonnement s’éleva doucement, hérissé de notes inquiétantes :

Las… satisfaisant votre demande,

Nous avons ouvert notre Non-Monde.

Vous, tout petits, vous voilà géants…

Mais oublieux des lois du néant.

Elle leva les yeux et jeta son regard en bas. L’eau, au-dessus d’elle, était aussi paisible que ses boucles étaient blondes. Dans quelques minutes, cette surface tranquille serait crevée d’un puits béant, mais sa chevelure, elle, ne perdrait rien de son éclat doré. Elle était l’exception qui confirmait la règle :

Elle avait le droit de tuer.

Elle sourit. Quelques minutes à peine…

***

« Capitaine ! Navire en vue ! C’est la Jeunesse ! »

Le capitaine Charançon s’approcha des hublots, visiblement surpris. De l’autre côté, l’ombre du vaisseau éclaireur se détachait de plus en plus nettement dans la brume. Sur les flancs de son ballon, l’emblème de la Société, une croix aux branches sinueuses, était reconnaissable entre mille. Il paraissait à l’arrêt, si bien que leur dirigeable, l’Hécatonchire, dut ralentir l’allure et le contourner pour se mettre à sa hauteur. Les feux anti-brouillards et les moteurs éteints, la Jeunesse ressemblait à s’y méprendre à une épave à la dérive. Marins et officiers se toisèrent avec appréhension. Mutinerie ? Sabotage ? À quoi ou qui fallait-il imputer cette panne ? Quand les lampes au-dessus d’eux grillèrent à leur tour, tout l’équipage présent dans la salle de navigation se tourna vers le capitaine, de plus en plus perplexe.

« Sieur Imperator ? Je crois que nous avons un problème… » balbutia ce dernier à l’adresse du poste de commandement.

Lazare d’Overcour tira son chronographe de sa poche, l’œil sévère. Jusqu’ici, ils accusaient déjà un beau retard. Les négociations avec les rebelles du Marteau de Pan étaient prévues pour midi. Or, ils n’avaient pas encore atteint l’autre rive du lac Atlas, qu’ils survolaient depuis peut-être une heure, ralentis par cette infâme purée de pois qui s’était abattue subitement. Il referma le clapet de sa montre d’un geste aussi sec que le reniflement qui glissa sous sa moustache blanche et foisonnante.

« Quelqu’un peut-il me dire ce qu’il se passe à bord de ce fichu coucou ? réclama-t-il.

— Négatif, sieur Imperator. Nous n’avons plus de nouvelles de la Jeunesse depuis une demi-heure.

— Qui commande à son bord ?

— Le capitaine Punaise, sieur, répondit Charançon.

— Comment ? Mais... Vous n’êtes pas du même régiment !

— Je ne sais pas, sieur… Les ordres…

— Les ordres, justement ! J’avais demandé deux compagnies du régiment des Coléoptères ! Punaise n’en fait pas partie !

— Je suis désolé, sieur... Je… J’ignorais…

— C’est bien le problème, Charançon ! Vous êtes un gradé de la Capitainerie, tout de même ! Vous devriez connaître les compagnies de chaque régiment sur le bout des doigts, surtout le vôtre ! »

Le capitaine de l’Hécatonchire baissa le menton, la mine contrite. Lazare s’efforça de garder son sang-froid. Charançon était stupide mais pas coupable. Qu’on l’ait flanqué d’une compagnie des Hémiptères, et surtout de Punaise – titre qui, dans ses souvenirs, n’était pas donné au sabre le plus aiguisé de l’arsenal – avait tout l’air d’une vaste blague. Mais de la part de l’amiral Kergalev, qui commandait les régiments de l’Extérieur, cela ressemblait davantage à un coup monté. Comment les Bureaux avaient-ils pu passer à côté d’une entourloupe aussi grossière ? Cette expédition était pourtant de la plus haute importance, capitale pour la préservation de la paix dans le multivers ! Il était prévisible que le belliqueux amiral ne laisserait jamais passer une si belle occasion de tout saboter. Autrement, Overcour n’aurait pas pris la décision de se rendre en personne en la dimension de l’Imprenable pour négocier. Il avait seulement condescendu à ce que l’amiral sélectionnât ses compagnies, pour ne pas froisser l’Assemblée et donner une chance à ce bougre sans cervelle de lui faire bonne impression. Au moins, il s’en tiendrait pour dit.

Cette fois, je ferai destituer ce salopard. Il ne s’en tirera pas deux fois…

D’un pas preste, Lazare s’avança vers le cornet d’appel et l’empoigna :

« Ohé, la Jeunesse ! Ici l’Imperator d’Overcour ! Vous me recevez ? »

Pas de réponse. C’en était trop. Il demanda une escorte d’une centaine d’hommes pour l’accompagner sur le vaisseau éclaireur. Il comptait bien enseigner le prix du silence à ces mécréants.

Dans sa cabine, se préparant pour l’abordage, l’Imperator eut une idée. Il fouilla sa poche pour en sortir un petit insecte mécanique.

Voyons si ce truc fonctionne.

Il pressa les ailes du coléoptère qui s’ouvrirent en émettant un léger grésillement. Dessous, le minuscule abdomen en Polychromium cuivré était moucheté de trous minuscules : un prototype de micro. Il l’épingla sur son uniforme, à côté de la fibule en forme de papillon Machaon qui le suivait depuis sa promotion à la Capitainerie. Avec cela, il pourrait récolter sans peine les preuves de la trahison de Kergalev.

S’étant équipé, Lazare se dirigea vers le pont supérieur, où les volontaires l’attendaient pour accoster la Jeunesse. En chemin, un lieutenant de Charançon l’interrompit :

« Sieur Imperator, on a un problème…

— Encore ? Dites-moi.

— L’air est irrespirable, dehors. »

Lazare dévisagea le lieutenant un court instant, interloqué, avant de filer sur le pont supérieur pour constater les faits. Dehors, les hommes toussaient et crachaient, quand ils n’étaient pas pris de malaise. L’Imperator ne mit pas longtemps à manquer d’air lui-même. Il réclama immédiatement des masques pour tout le monde, avant de poursuivre ses observations, de plus en plus inquiet. S’approchant du bastingage, il tendit la main pour tenter de saisir les drôles de particules qui flottaient dans l’air. Dans sa paume, on eût dit de la cendre. Ou de la poussière. Son cœur manqua un battement. Ce brouillard… Il aurait dû comprendre plus tôt !

« Lieutenant, dites au capitaine Charançon d’enclencher le plan d’urgence, tonna-t-il en époussetant ses mains avec énergie. Nous sommes dans une Zone Grise ! Il faut faire demi-tour sans tarder. Nous allons amarrer la Jeunesse à l’Hécatonchire et tirer tout le monde de ce guêpier.

— À vos ordres, sieur ! »

On apporta les masques, des cornets en caoutchouc sommaires reliés par un cordon à une petite bonbonne d’air que les soldats fixèrent à une encoche sur leur ceinture prévue à cet effet. Chacun disposait d’environ quinze minutes pour accomplir le sauvetage sans s’asphyxier. Pendant que l’on accompagnait les plus mal en point à l’infirmerie, les bien-portants s’équipèrent promptement avant de commencer l’amarrage. Suivant la manœuvre, l’Imperator pestait en son for intérieur. Contourner le lac leur prendrait une éternité, surtout avec la Jeunesse amarrée derrière eux comme un boulet. Mais il ne pouvait pas se résoudre à laisser ses hommes derrière lui, si incompétents fussent-ils. D’où cette Zone Grise sortait-elle ? Il lui semblait pourtant qu’il n’y en avait pas, en l’Imprenable, et encore moins sur le lac Atlas.

C’est qu’elle doit être récente…

Il crut alors percevoir un son étrange. Comme un grondement, sourd, lointain. Un bruit de fond, à peine perceptible mais impossible à ignorer une fois entendu. Peut-être la rumeur lointaine de la révolte ? Si c’était bien cela, il ne fallait pas perdre une minute de plus.

On l’avertit que l’amarrage était prêt. Alors, Lazare d’Overcour sonna l’abordage. Son équipe et lui investirent le pont de la Jeunesse, armes aux poings, pour débusquer d’éventuels ennemis, ou des mutinés, car l’Imperator ne démordait pas de son hypothèse. En tant qu’éclaireur, Punaise aurait dû les avertir qu’ils faisaient fausse route. Qu’il les ait aveuglément conduits dans ce traquenard, après l’erreur d’affectation, donnait de plus en plus de crédit à la théorie du complot.

« Cassez-moi cette porte ! ordonna-t-il. Il faut vérifier l’habitacle. Ces incompétents se cachent comme les larves qu’ils sont, mais ils ne perdent rien pour attendre... »

La porte fut cassée en un rien de temps, laissant le passage aux militaires qui s’engouffrèrent dans les entrailles du vaisseau. Des cris de stupeur et des exclamations horrifiées leur parvinrent aussitôt. Un homme remonta, couvert de filaments blancs.

« Aragne à bord ! Aragne à bord ! »

Gare à la toile.

L’Imperator donna un coup de crosse dans la tête du malheureux, l’obligeant à se taire et à retourner d’où il était venu. Il était temps de mettre fin à ce carnage.

« Bloquez le passage avant que la bête ne remonte ! Et que tout le monde retourne sur l’Hécatonchire, fissa !

— Que fait-on de la Jeunesse, sieur Imperator ?

— On l’abandonne, maugréa-t-il. Punaise n’aurait pas dû être de la partie. »

Il fut soudain interpellé par la puissance du grondement qu’il avait perçu tantôt. Elle venait de monter d’un cran, d’autant plus audible que les moteurs de l’Hécatonchire, à leur tour, s’étaient tus. Lazare s’aperçut alors que ses pales avaient cessé de tourner et fut pris de sueurs froides.

Non, pas eux !

Il fit de grands signes, espérant qu’on l’apercevrait, depuis la cabine de navigation, puis il courut sur la dunette où se trouvait un cornet d’appel :

« Charançon ! Ici Overcour, cria-t-il. Me recevez-vous ? »

Pas de réponse. Lazare réitéra son appel plusieurs fois. Bredouille, il cogna dans le cornet.

Merde !

Il était trop tard. Ils devaient être proches de l’épicentre de la Zone. Le Vide à proximité aspirait toutes formes d’énergie, privant à son tour l’Hécatochire de la puissance de ses moteurs. Quand bien même Charançon lui répondrait…

« Lazare ? … »

Il se tourna vers le cornet, incrédule. La voix de Charançon. Comment… Pourquoi l’appelait-il ainsi ?

« Qu-… Oui ?

— … Ton sort est imminent. »

Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?

La pénombre s’abattit soudain sur le pont. Immobiles, les soldats avaient les yeux rivés sur la masse noire, droit devant eux, qui barrait l’horizon vicié tel un mur. Le grondement, à présent, faisait trembler les deux vaisseaux de la coque au pont.

Lazare, lui, fixait toujours le vaisseau principal, comme s’il cherchait à capter le regard de celui – ou celle ? – qui venait de lui parler. La voix était celle de Charançon. L’intonation étrangère.

« Vous n’êtes pas le capitaine, devina-t-il. Qui êtes-vous ? »

Il y eut une réponse, à peine audible, dans le porte-voix de l’Hécatonchire.

« Pardon ?

— J’ai dit : œil pour œil… »

Et dent pour dent !

Le grondement se mua en coup de tonnerre. Toutes les vitres des hublots explosèrent d’un coup. Le bois des coques et des ponts se démantela latte par latte. Le Polychromium se tordait, se dessoudait. Les zeppelins éclatèrent dans un déluge de flammes, aussitôt avalées par la gueule béante qui s’ouvrait sur eux. Lazare courut à l’arrière de la dunette. Glissa. Se rattrapa de justesse. Ses tympans vrillaient. Hommes et outils de mesures hurlaient en tous sens. L’air balayait furieusement la poussière. Malgré le masque, il suffoquait. Rien n’entrait dans ses poumons. Le plancher s’inclina. Il s’agrippa au garde-fou. Vite ! Il saisit l’insecte agrafé sur sa poitrine. Rabattit ses ailes. L’introduisit dans son pistolet. Arma. Tira. Pria.

Pourvu qu’elle vive…

Les ténèbres les avalèrent, gueule immense aux dents longues et sinistres qui absorba tout d’un coup lumière, poussière, hommes et vaisseaux dans un vacarme sans fin, écho de plus en plus distant tandis que Lazare d’Overcour voyait ses espoirs de paix engloutis et la vie le quitter doucement, laissant son corps inanimé en pâture au gosier de l’enfer.

***

Dernière pensée, dernier souvenir. Elle referma ce livre inattendu et retrouva le fil de ses propres réflexions. Confusion et stupeur avaient effacé son sourire. Dans le silence de sa chute, son air devint résolu.

D’immenses ailes interrompirent son plongeon.

De créature séricigène, la voici devenue papillon. Vanité de la vie.

« Pourvu qu’elle vive »... Tu peux rêver.

Ces yeux de sang… Je les crèverai.

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