[A1] Scène 1 : Hortense
Hortense WICKLEY, Édouard WARFLER
V 3889 – cal. LXXIV
La neige avait recommencé à tomber. Alors qu’on le croyait parti, Hiems n’avait pas dit son dernier mot. Certes, il neigeait plus, en la Draconienne, qu’en bien d’autres dimensions, mais ces sautes d’humeur climatiques, de plus en plus fréquentes, n’en étaient pas moins suspectes.
Hortense avisa un chardon. Il se dressait là, au pied de la souche noire de l’un des innombrables sapins de la forêt de Baelfire. Les couches blanches et gelées l’encerclaient, lourdes de menaces, mais il tenait bon, lui et quelques pousses plus jeunes autour de lui. La jeune fille leva alors ses yeux bleus vers son père, qui marchait devant elle. Sa longue natte pâle battant son dos, Édouard grimpait à l’assaut de la pente d’un pas déterminé, remontant le cours d’un ruisseau que la glace n’avait pas encore réussi à prendre. Le verglas craquait sous l’épaisseur de ses lourdes bottes. Hortense, qui craignait de glisser, veillait à marcher sur ses traces. Bientôt, ils atteindraient le sommet, où les attendait le fleuve Barv et sa passerelle. Et l’Épouvantail.
Arrivés à cette hauteur, père et fille empruntèrent prudemment le ponton qui enjambait le Barv. Il semblait à Hortense que son débit avait encore faibli. À ce rythme, il n’y aurait plus besoin de pont pour le traverser, les pierres suffiraient. De l’autre côté, l’Épouvantail les accueillit, fidèle à lui-même. C’était le cadavre dépecé d’un homine. Un soldat très certainement envoyé de Brelheim ou de Padlengrad, d’après son uniforme – Hortense ne savait pas différencier les deux. Ficelé à une poutre fichée dans le sol, il était décoré d’une cinquantaine de chronographes, pour la plupart en bon état. On entendait même le tic-tac caractéristique de certains. Autre élément de décoration non négligeable : les innombrables carreaux d’arbalète qui parsemaient sa carcasse et dont on devinait, à leur éclat miroitant, qu’il s’agissait de Polychromium pur. Le fleuve servait de frontière entre la Ligne Vive et la Ligne Morte, respectivement survivance et vestige de la diaspora des Chronologues. L’Épouvantail, dans tout cela, marquait l’entrée en zone défunte : le territoire du Chasseur, dernier survivant de la Ligne Morte.
Une première maison se profila sur leur gauche, au loin, entre les hauts sapins et la neige. Inutile de saluer ses habitants : elle était vide et délabrée depuis longtemps. Lors de ses premières visites, Hortense avait été priée par son père de ne pas regarder ces habitations de trop près. Les demeures qui constituaient cette partie de la Ligne étaient toutes à l’abandon, leurs occupants assassinés, comme en témoignaient les murs parsemés de traces de tirs. Certaines s’étaient même effondrées avec le temps, quand elles n’avaient pas été tout simplement détruites lors de l’attaque. Chaque fois qu’elle venait ici et qu’elle apercevait ces demeures qui, autrefois, devaient être superbes, Hortense pensait à ceux qui avaient fait cela : les soldats de la Société. Elle sentait alors le magma de sa terre natale courir dans ses veines, brûlant et menaçant d’érupter. Elle pensait aussi à sa mère, elle aussi une Chronologue, qui ne leur avait jamais parlé de tout cela. Pas plus que Dorian Winder, ledit Chasseur, qu’ils venaient visiter et dont ils atteignaient justement la maison. Une modeste bâtisse lambrissée, bien amochée elle aussi, à laquelle un chemin de planchettes sommaires conduisait, et dont la porte, restée intacte, était toujours fermée à clé…
Enfin, pas cette fois.
Hortense imita son père qui venait de s’arrêter brusquement. Ce n’était pas normal. Dorian avait colmaté toutes les issues et tous les trous causés par les soldats de la Société, pour se barricader littéralement dans sa maison. Il ne sortait ni ne rentrait jamais chez lui sans donner un ou deux tours de clé dans la serrure, même s’il n’y avait plus rien à garder. Il n’était pas coutume qu’il laissât le vantail ainsi ouvert, surtout avec la neige qui gagnait du terrain et le froid qui forcissait. Quelque chose était arrivé, c’était certain. Son père sortit sa carabine et, tandis qu’il l’armait, Hortense guetta les alentours avec méfiance. On pouvait voir des pisques roder au loin, entre les arbres, mais rien de plus. Les entomes, eux, devaient être retournés en hibernation.
Édouard fit un geste de la tête : à gauche. Ils quittèrent alors le sentier à découvert pour approcher la maison par le flanc, entre les arbres. Hortense vit son père lui jeter des coups d’œil réguliers tandis qu’ils progressaient, comme pour s’assurer qu’elle était toujours sur ses talons.
« Ta capuche. » siffla-t-il d’entre sa barbe épaisse.
Elle obéit, rabattant son capuchon sur sa longue chevelure blond platine. Elle ne savait pas trop ce qu’ils devaient craindre. Ce genre de situation était loin d’être extraordinaire : elle accompagnait souvent son père en forêt, où les dangers étaient légions. Par chance, il ne leur était jamais rien arrivé, jusque-là. Tant que son père serait là, il ne pouvait rien arriver…
L’arrière de la maison de Dorian donnait sur un potager sommaire, en friche depuis longtemps, et sur le cabanon dans lequel il avait l’habitude de conserver ses prises. La porte de derrière, elle, était restée close. Édouard ne parut pas s’en tranquilliser pour autant. Ils continuèrent de contourner les lieux à bonne distance, dissimulés par les sapins et la neige qui tombait de plus en plus dru. Arrivé aux abords du cabanon, il se pencha pour voir à l’intérieur, à travers les carreaux crasseux. Il voulait très certainement s’assurer de la présence de gibier fraîchement abattu. Peut-être que quelqu’un était venu les voler et causer des problèmes au Chasseur. Attendant le verdict près de lui, Hortense tira soudain sur sa manche, interloquée. Non loin de là s’étendait une scène étrangement effroyable. Quelque chose que la neige, en tombant, n’avait pas eu le temps de dissimuler.
Un pillage de tombes.
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