[A1] Scène 2 : Stanislas
Stanislas WICKLEY, la vieille Meredith
Le son s’éleva, lancinant. Presque brutal. C’était un son guerrier mais... harmonieux. Son cœur en fut transpercé. Les échos de cette fulgurance portaient déjà une indicible mélodie, tandis qu’ils ricochaient de part en part, sur les parois de la grotte et la multitude de cristaux scintillants qui la tapissaient. Il changea de tonalité une fois, puis une autre, puis ne cessa plus de se mouvoir dans l’air, faisant varier le chemin des ondes à travers l’espace et danser les épines pâles des pierres précieuses. Les notes glissèrent une à une, tantôt rapides, tantôt d’un pas traînant, faisant émerger un hymne inconnu. Personne d’autre n’était là pour l’entendre, mais c’était comme si les échos le portaient au loin, par-delà la Chambre de Cristal, par-delà la pierre abrasive du Mont Harkor ; son foyer brûlant et ceux, plus doux, de sa colonie. L’hymne s’envolait partout, s’infiltrait dans les entrailles enflammées de la Draconienne, faisait trembler sa carcasse sphérique, cette coquille cassée… L’hymne chantait la douleur de la terre et l’espoir menacé dans son bourgeon. Il disait la paix présente et la guerre à venir ; il disait la sève à peine éveillée que le froid assommait jusqu’à la dormance ; il disait la blessure nuageuse, dans le ciel, et la retraite des beaux jours ; il disait…
« Tu l’entends ? »
Stanislas cligna des yeux, tiré de sa transe. Il ne s’était même pas rendu compte que Meredith avait cessé de jouer. Les mains noueuses de la néantide n’actionnaient plus la manivelle et ne pressaient plus le flanc de la vièle à roue qui s’était tu. Ses yeux pâles et cristallins le fixaient avec intensité, comme s’ils cherchaient à voir en lui. Le petit garçon se sentit aussi translucide que les minéraux qui les entouraient.
« Tu l’entends ? répéta-t-elle comme un autre écho.
— Qu-quoi donc ?
— L’Essence. Je sais que tu l’entends, toi aussi. »
Stanislas fut surpris de cette déclaration. Il ne comprenait pas de quoi lui parlait Meredith. Il avait d’abord cru qu’il s’agissait de la musique, mais l’instrument de la vieille femme était si puissant qu’il aurait fallu déployer beaucoup d’efforts pour ne pas l’entendre.
Essence.
C’était la première fois qu’il entendait ce mot.
« Tout le monde ne peut pas percevoir l’Essence, lui apprit Meredith. Elle est invisible, inodore, impalpable, silencieuse et sans saveur pour les Êtres artificiels comme les homines. Mais pour nous, les néantides, et pour tous les êtres nés du Vide, elle est à portée de signe. Certains d’entre nous peuvent la goûter. D’autres, la respirent. D’autres, encore, peuvent la toucher. Certains, comme ta mère, peuvent la voir. Et toi, comme moi, tu peux peut-être l’entendre…
« On ne peut pas la sentir de partout ? demanda-t-il maladroitement, de sa voix fluette et innocente.
— On ne le peut plus, et ceux qui le peuvent encore sont maudits. Mais percevoir l’Essence par un seul sens nous rend aussi plus vulnérables, car c’est elle qui fait partie de nous ce que nous sommes. Elle coule en nous, éclaire notre Sens, qu’il soit pur ou mêlé, et nous donne les clés de la création et de la compréhension du monde. Sans elle, nous ne sommes rien. Ne pas percevoir l’Essence, c’est comme un monde sans musique… Aime-tu la musique, Stanislas ?
— Oh, oui ! »
Il aurait été difficile pour lui de répondre le contraire. Il connaissait Meredith depuis toujours et c’était elle, la première, qui leur avait fait découvrir, à lui et à sa sœur, la puissance de cet art. Un jour, elle était revenue du fond de la forêt en leur rapportant des instruments, dont le petit luth qu’il blottissait contre lui, depuis, tout en l’écoutant. Il ne savait pas où elle avait bien pu dégoter de telles merveilles, mais il aimait à croire que tout cela était un peu magique. Depuis lors, il essayait souvent de tirer les mêmes étincelles de son petit cadeau pour remercier la Fortune de le lui avoir donné.
« Qu’as-tu entendu ? s’enquit alors Meredith en défaisant la ceinture qui retenait sa vièle contre son bassin.
— J’ai entendu… la musique ?
— Et par-delà la musique, qu’as-tu vraiment entendu ? »
Le petit garçon aux boucles blondes repensa à son étrange immersion. Ses traits se voilèrent et un frisson secoua ses épaules.
« Je crois… que j’ai entendu Ver, chuchota-t-il.
— Ver ? La saison ?
— Oui ? Ver est triste, car Hiems est revenu et ses flocons lui marchent dessus... »
Il y avait autre chose. La sensation provoquée par l’hymne de Meredith avait été très puissante, peut-être trop pour lui. Il lui semblait avoir déjà entendu les saisons se chamailler, comme quand sa sœur lui volait son morceau de pain, mais là c’était différent. Hiems ne se disputait pas avec Ver, il…
« Il lui demande de rester caché…
— Pourquoi ? persista la voix douce de Meredith.
— Quelque chose, dans l’air, ne va pas… Quelque chose qui vient de la terre... »
À son tour, il chercha une réponse dans les yeux de la vieille néantide, soudain inquiété par ce qu’il avait entendu. Les traits de Meredith étaient graves.
« La terre m’a parlé aussi, lui confia-t-elle. L’Essence qui coule en elle se porte mal… Je crains que... »
Elle s’interrompit, sans cesser de le regarder fixement. La préoccupation luisait dans son regard, mais elle la chassa soudain d’un clignement de paupières.
« Tu devrais retourner jouer avec les autres enfants. Nous reprendrons la musique plus tard, si tu veux bien…
— On ne peut pas continuer, plutôt ? Les autres enfants sont occupés. Je vais les gêner... »
Stanislas était un gamin de sept cycles, certes grand pour son âge, mais timide et maigrichon, si bien que les enfants de la colonie l’avaient pris en grippe. Le garçonnet s’était surtout fait des ennemis parce qu’il était musicien. Les sons qu’il tirait des cordes de son instrument agaçaient les habitants qui le traitaient de vaurien et de tire-au-flanc. Dans un environnement aussi rude que le leur, la survie primait et les activités de ce genre étaient considérées comme futiles. La Chambre de Cristal était son seul vrai refuge et il la quittait toujours à regret. On avait beaucoup reproché à leur mère d’avoir laissé la vieille Meredith, la doyenne de la colonie, leur enseigner la musique, à lui et à Hortense. Mais, après tout, Aliane était chanteuse de métier ; un statut qui ne lui donnait pas plus d’intérêt que son fils là où ils étaient. Du haut de ses neuf cycles, Hortense savait quant à elle se faire respecter. Le soir venu, quand elle sortait son violon dans la taverne pour les veillées, tout le monde l’écoutait religieusement, tandis que son frère et sa mère étaient hués. Marchant dans l’ombre de son père, elle avait hérité de lui son dévouement pour la colonie et un tempérament un peu abrupt. Ainsi, elle avait gagné l’estime des habitants qui plaçaient beaucoup d’espoir en elle pour l’avenir.
À L’Harkoride, la colonie où ils avaient grandi, tous les sons n’avaient pas la même valeur.
Si elle comprit le message subliminal, Meredith refusa malgré tout de poursuivre la leçon. Elle avait beau avoir chassé les nuages dans ses yeux, tout son être était resté tendu de leur conversation, comme sous l’effet d’un orage menaçant au loin. Finalement, le jeune garçon fut appelé par une autre voix féminine bien connue de l’autre côté de la caverne. Quand sa mère l’appelait comme cela, c’est qu’il était midi. Là-dessus, impossible de se tromper : Aliane disait toujours l’heure avec exactitude.
Il se hâta de remonter les galeries, dont il connaissait les sinuosités par cœur, pour regagner la cavité qui leur tenait lieu de demeure à tous les quatre. Il arrivait juste à temps. Son père et sa sœur venaient de rentrer de leur promenade matinale dans la forêt. Ils avaient, eux aussi, l’air très grave en entrant, tandis que la mère épluchait une poignée de carottes avec difficulté. Hortense referma derrière eux et Édouard annonça la sombre nouvelle en guise de salutation :
« Il est arrivé quelque chose à Dorian. »
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