[A1] Scène 3 : Hortense
Hortense, Stanislas et Aliane WICKLEY, Édouard WARFLER
La famille Wickley-Warfler résidait dans une cavité spacieuse à proximité des sources chaudes. Le père avait usé de son Sens mêlé pour modeler la pierre volcanique et creuser la roche à cet endroit, de sorte à former des alvéoles qui furent aménagées avec sobriété. Personne, à L’Harkoride, n’ignorait toutefois que Warfler n’avait pas toujours mené cette vie paisible : il appartenait autrefois au mouvement de la Croix de Worgan, des Sens mêlés qui se battaient contre l’asservissement de leur classe par la Société. Il était arrivé ici quatorze cycles auparavant pour combattre les tyrans de Brelheim-sur-le-Barv, un échec à l’issue duquel il avait troqué sa vie de rebelle sanguinaire pour cette existence un peu plus tranquille avec sa compagne et leurs deux enfants. Hortense et Stanislas étaient des néantides de Sens mêlés, tout comme leur père, mais leur mère appartenait aux castes supérieures de la Trikêtre et sa présence ici, quoique discrète, était globalement désavouée. Les habitants taisaient cependant leur réprobation, par égard pour le père de famille, à qui ils devaient en effet leur tranquillité. Dix cycles plus tôt, pour s’assurer que la Société les laisserait tranquille, Édouard avait littéralement coupé la dimension en deux au moyen d’un gouffre infranchissable qui les séparait désormais des landes du nord appartenant à la Société. Les seules issues vers les autres dimensions, de leur côté, étaient celles ouvertes pour le chemin de fer clandestin, dont le tracé changeait fréquemment. Alors qui ? Qui avait pu s’introduire chez Dorian et déterrer ce qu’il s’évertuait à garder depuis si longtemps ?
Aliane ne leva pas les yeux quand elle entendit l’annonce. Sa seule réaction fut d’interrompre son geste. Hortense tenta d’apercevoir une quelconque réaction, entre les mèches de cheveux noirs veinés de rouges qui s’échappaient du chignon maternel. S’inquiétait-elle pour son semblable ? Elle était presque certaine que non : sa mère n’aimait pas Dorian. Elle n’aimait aucun Chronologue, en fait. La petite fille était persuadée qu’elle les rejetait tous parce qu’elle avait été élevée par des homines de la Société et que c’était sûrement ce qu’ils lui avaient appris à faire. Certains néantides de Sens Mêlés de la colonie disaient également qu’elle les méprisait, eux aussi, parce qu’elle venait d’une caste supérieure. Son compagnon et ses enfants ne faisaient, a priori, aucune exception. Quand elle y pensait, la jeune fille ne pouvait retenir un soupir de mépris.
« Quelqu’un a pillé les tombes dans son jardin, exposa Édouard. Les trichronographes ont disparu. »
Ici, Aliane fut prise d’un léger soubresaut. Chose rare, car elle montrait rarement ses émotions. Même ses sourires étaient faux. Édouard s’approcha alors d’elle jusqu’à ce que son visage se trouve à un cheveu du sien :
« Je vais y retourner avec d’autres hommes. Le voleur court peut-être toujours. Dorian va avoir besoin d’aide. Je ne voulais pas qu’Hortense soit là au cas où ça tourne mal. »
Il voulut poser une main sur son épaule mais elle se dégagea, lui refusant toujours son regard. Hortense serra les mâchoires. Elle adorait son père et trouvait d’autant plus détestable le comportement de sa mère envers lui. Pour ses enfants, elle avait bien quelques gestes de sympathie mais la petite fille les avait toujours repoussé, tandis que son frère semblait s’en contenter. Édouard, lui, en était presque réduit à mendier son attention et son assentiment. Elle ne lui accordait rien, pas un baiser, pas une embrassade. L’ancien rebelle cherchait en vain ces petites attentions d’une femme qui demeurait toujours loin de lui. Hortense trouvait cela pitoyable. Son père méritait bien mieux.
« Je ramènerai de la viande et des nouvelles à mon retour. Je te confie les enfants. »
Quand elle leva enfin ses yeux pourpres et sans nuances vers lui, ces derniers ne disaient rien d’autre que le dédain. Elle n’avait que faire de tout ce qu’il était en train de lui dire. Sa moue crispée trahissait seulement son impatience de le voir la laisser tranquille. Hortense brûlait de la gifler, de la bourrer de coups de poings. Si elle avait été son père, elle n’aurait pas permis une telle insolence et un tel manque d’empathie pour Dorian.
« Eh bien, va. » entendit-on finalement d’entre les lèvres maternelles.
Édouard parut ébranlé – peut-être vexé – par cette maigre réponse, mais il ne répliqua pas. Il passa près de sa compagne et alla se préparer pour l’expédition. Ce fut le moment que choisit Stanislas pour se reclure dans son sempiternel coin de caverne, où il pinça timidement les cordes de son luth. Hortense prit sa mère à partie :
« Dorian est peut-être en danger et c’est tout ce que ça te fait ?
— C’est un homme robuste, répondit Aliane avec un petit sourire placide. Avec l’aide de ton père, il devrait s’en tirer…
— Et les trichronographes ? Le fait que les tombes de tes semblables aient été pillées, ça ne te révolte pas ? »
Sa mère lui jeta un vague coup d’œil avant de revenir à ses carottes. Son regard fugace avait trahi la détresse que lui causaient les questions de sa fille. Hortense n’aimait pas sa manière de détourner les yeux. Son ton faussement doucereux et sa tendresse feinte lui donnaient envie de vomir.
« Maman ! l’interpela-t-elle sèchement.
— Je-Je ne peux rien pour ce qui est arrivé à Dorian et à ces objets, Hortense, bafouilla Aliane. Je ne peux qu’espérer que ton père résolve le problème rapidement et que tout rentre dans l’ordre…
— Tu devrais y aller avec lui. C’est ta caste, après tout.
— Il n’a pas besoin de moi. Je ne ferais que le gêner.
— Poltronne. Si papa avait accepté, j’y serais allée, moi. »
Aliane parut sur le point de lui répondre avec plus d’ardeur. Sans succès. Ses lèvres tremblèrent mais rien n’en franchit le seuil. Elle eut un bref soupir qui sonna sa défaite.
« Il n’a pas besoin de moi. » maintint-elle finalement d’une voix sourde.
Hortense dédaigna son manque de combativité. Dégoûtée, elle s’éloigna pour gagner sa couchette, à l’abri de toute cette lâcheté. Mais avant, elle s’arrêta pour lancer une dernière pique à l’adresse de cette génitrice qu’elle reniait de tout son être, comme celle-ci devait tous les renier sous sa façade de marbre :
« Des objets, hein ? De toute façon, tu n’as pas de trichronographe, toi. Tu ne sais pas ce que c’est que de le perdre…
— Parce que toi, tu le sais ? »
La voix était faible mais rageuse. Hortense se retourna et perçut la colère dans les coups de couteau que prenaient les carottes entre les mains d’Aliane, déjà couvertes d’entailles vaporeuses causées par sa maladresse. Inutile et empotée. Voilà ce qu’était sa mère. La jeune fille gagna sa retraite avec un sentiment de satisfaction un peu aigre. C’était bien fait.
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