[A1] Scène 5 : Hortense

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Hortense, Stanislas et Aliane Wickley

Lorsqu’elle revint de sa leçon chez la vieille Mariel, Hortense fut étonnée de ne trouver personne au foyer. Elle savait que son père était en train de patrouiller dans la forêt, mais l’absence de sa mère l’étonnait davantage. Aliane sortait très rarement de leur caverne. Elle n’avait pas d’ami à visiter et n’était pas du genre à partir se promener dans les parages. Pourtant, lorsque sa fille tira le rideau de la couche parentale en pensant la trouver là, dans sa retraite habituelle, elle fit chou blanc.

Hortense resta un instant à contempler cet endroit, ce recoin de caverne où elle ne s’aventurait jamais. Sans qu’elle sût trop pourquoi, il planait sur la chambre de ses parents un tabou étrange, une aura mystique à ne surtout pas profaner. En y réfléchissant, elle se demanda si ce n’était pas la perspective de trouver ou d’imaginer ses parents proches l’un de l’autre dans un lieu si intime. Eux entre qui il régnait une distance quotidienne, faite de froideur et de dédain, instaurée par sa mère. Peut-être Aliane montrait-elle un autre visage, là, dans ce lieu reclus de l’autre côté du rideau en écailles de pisque…

Ou pas.

Hortense referma le rideau et s’empêcha d’y penser davantage, par mépris pour sa mère et par pudeur, aussi, un peu. Elle parcourut leur habitat des yeux comme si la réponse à l’absence de ses parents figurait quelque part, entre les meubles sommaires en rondins de bois morts, les caisses de vivres et l’obscurité ambiante que seule une bougie, sempiternellement allumée au milieu de la pièce, tentait de repousser. Se dirigeant vers la sortie, elle jeta une œillade en arrière, où la cavité se poursuivait jusqu’à la Chambre de Cristal. Son frère avait préféré rester là-bas, avec Mariel. Cet idiot était comme leur mère : il préférait se cacher plutôt que d’affronter les problèmes.

Dehors, elle ne tarda pas à trouver tout le monde rassemblé sur la place. Cet attroupement, déjà peu habituel, se fit plus surprenant encore lorsqu’elle aperçut la longue chevelure noire et rouge de sa mère parmi eux. Elle se précipita alors, intriguée, se demandant s’il y avait du grabuge. Arrivée à l’orée du cercle, elle ne comprit pas la conversation et s’enquit de la situation auprès d’un néantide qui venait de se rendre compte de sa présence :

« Que se passe-t-il ?

— Ton père est rentré de la forêt et nous a dit que l’Inkorporation était dans les parages, lui répondit-il dans un murmure. »

Hortense haussa les sourcils. Elle ne savait pas très bien ce qu’était l’Inkorporation. Bien sûr, elle en avait déjà entendu parler… en mal. Tout ce qu’elle avait retenu, c’est qu’il s’agissait d’un organe de la Société qui traquait les néantides comme eux. Jusqu’ici, L’Harkoride n’avait jamais eu à faire à eux.

« Qu’est-ce que vous comptez faire ? S’inquiéta-t-elle.

— Justement : c’est en débat... »

Jouant des coudes, la petite fille se fraya un passage jusqu’au centre du cercle, où le gros de la discussion avait lieu. Elle fut surprise d’entendre s’élever la voix de sa mère :

« Nous pourrions nous retrancher avec des vivres et des munitions dans les cavernes du volcan, suggérait la néantide. Elles sont plus difficiles à prendre…

— Et nos maisons ? » rétorqua quelqu’un.

Aliane parut décontenancée par cette réponse. Hortense elle-même en fut surprise. En entendant s’interroger les gens autour, elle comprit qu’ils craignaient une arrivée très prochaine de l’ennemi et qu’il était question de protéger la colonie. Elle intervint alors :

« On devrait s’armer et se préparer à les recevoir !

— Allons fillette, tu n’y penses pas ! La contredit-on. Nous n’avons pas les armes nécessaires pour nous battre contre l’Inkorporation !

— Mon père a des armes ! Objecta-t-elle, sans en être tout à fait sûre. Et je sais que Dorian en cache aussi chez lui ! On devrait…

— Vos maisons ne vous protégeront pas, repartit soudain Aliane. Croyez-en mon expérience et celle de la Ligne Morte. De tels biens ont moins de valeur que vos vies, surtout s’ils doivent être habités par des morts. Les cavernes et les failles volcaniques aux abords du Mont Harkor offriront une retraite plus sûre. Si on barricade l’entrée de la grotte principale, où se trouve notre foyer et la chambre de Mariel, l’endroit peut être facile à défendre…

— La Porteuse de mort a raison ! Et puis avec le peu d’armes dont on dispose, si on se cache derrière les pierres pour répliquer, on les aura plus facilement et on pourra battre en retraite sans risque. »

Tout le monde salua la décision. Hortense, vexée d’avoir été coupée dans sa proposition, se tourna vers sa mère, étonnée que la sienne ait eu plus de crédit auprès des habitants. Elle remarqua alors que les pupilles d’Aliane étaient anormalement dilatées. Entre deux clignements de paupières, elles paraissaient lutter pour retrouver une taille normale, mais le noir gagnait inévitablement sur le rouge, comme une tache d’encre qu’on ne parviendrait pas à éponger. La petite fille abandonna son observation lorsque sa mère s’en retourna vers l’entrée des cavernes, lui faisant signe de la suivre. Vite.

Ils avaient barricadé l’entrée principale des galeries et caché tout le monde quand des clameurs se firent entendre au loin. Postée près de l’entrée de leur caverne, où s’était rassemblée une vingtaine de personnes dont son frère et sa mère, Hortense guetta les tireurs embusqués derrière leur mur de pierre. Une agitation les gagna soudain : ennemi en vue. Une trentaine d’hommes avançaient dans leur direction, apprit-elle. Elle se tourna vers les individus armés postés à l’entrée de chaque galerie, au cas où l’on forcerait leur position. Si cela arrivait, il était prévu que tout le monde se retranche dans la Chambre de Cristal, que Mariel était en train de barricader à son tour. Fusils à l’épaule, les tireurs désignés - hommes et femmes, néantides et homines - attendaient le signal que l’un de leurs congénères, posté à l’entrée d’une autre entrée souterraine, était censé donner. Celui qui gardait leur entrée vit qu’Hortense était toujours à ses côtés et la pria de regagner le fond de la caverne. Anxieuse, elle retourna auprès de son frère qui se tenait blotti contre sa mère. La table avait été renversée devant eux pour parer les éventuels tirs et la chandelle avait disparu. Dans la semi-obscurité, les prunelles rouges d’Aliane étaient toujours démesurément minces dans ses yeux écarquillés, fixés vers l’entrée de la grotte avec appréhension. Mais qu’avait-elle donc ?

Le signal retentit. Les fusils parlèrent.

Aliane resserra sa prise sur ses enfants. Entre ses bras, Stanislas se bouchait les oreilles, terrifié par les coups de feu. Hortense se dégagea, oppressée par cette étreinte. Les réfugiés autour d’eux fixaient, eux aussi, leur maigre défense avec appréhension. Tout à coup, un cri. Un tireur titubait dans l’entrée de la galerie, touché à la tête. Cri d’horreur dans l’assistance. Quelqu’un bondit aussitôt le remplacer à la barricade tandis que lui s’écroulait, mort. On avait à présent les yeux rivés sur le cadavre, sans oser s’en approcher. C’était un néantide. Dans son front, une balle en Polychromium pur brillait, reflétant les sombres aspérités des lieux. Une vapeur blanchâtre glissa doucement d’entre ses narines. Puis de sa bouche. De ses yeux. De ses oreilles. Hémorragie d’Essence. Bientôt, elle envelopperait tout son corps. Il se désincarnait.

Absorbée, comme tout le monde, par les effets de la mort, Hortense sentit soudain à quel point ils étaient vulnérables. C’était la première fois qu’elle voyait quelqu’un de son espèce mourir. La vapeur qui s’évadait de lui offrait un balai étrangement hypnotique. Subterfuge de l’esprit. Si l’Inkorporation perçait leurs défenses, ils finiraient tous comme lui. À cette pensée, un frisson la saisit. Il lui semblait que cette grotte, son foyer, cet endroit si familier où elle avait vu le jour, avait soudain la froideur d’un tombeau. Elle se tourna vers son frère et fronça les sourcils :

« C’est quoi, ça ? »

Entre ses doigts, Stanislas avait recueilli une étrange substance noire, liquide et visqueuse. Le regard qu’il renvoyait à sa sœur était inquiet, plein d’incompréhension. Hortense leva les yeux vers sa mère et aperçut le même liquide noir rouler sur ses joues. La lueur rouge de ses iris avait disparu.

« Maman ? Maman ! »

Elle se jeta sur elle, essuya son visage, inspecta ses yeux. Noirs. Tout noirs. Mais que lui arrivait-il donc ? Dépassée par ce qui était en train de se produire, Hortense commença à secouer sa mère.

« Réponds-moi ! »

Alerté, Stanislas s’était extrait des griffes maternelles, crispées autour de lui, et regardait la scène d’un air affligé, les mains toujours sur les oreilles. La situation finit par attirer l’attention des autres réfugiés. Une néantide aux yeux mauves chamarrés inspecta brièvement le visage de la Chronologue et prit à son tour un air paniqué :

« C’est une Dégénérescence. »

Hortense ne comprenait pas. Elle n’avait jamais entendu parler de cela. Elle n’avait jamais vu sa mère dans un tel état. L’autre néantide attrapa une chandelle qu’on lui tendait et fit un signe : le feu s’alluma au bout de la mèche. Elle dirigea la lueur devant le visage barbouillé d’encre de la mère de famille…

« Non ! »

Son cri, bref mais puissant, fit sursauter tout le monde, même le gardien à l’entrée. Ce dernier les abandonna bien vite pour remplacer un autre tireur tombé au combat. Cependant, Aliane, les joues toujours barbouillées de cette encre bizarre, semblait avoir repris ses esprits, et ses yeux leur couleur. Elle les cligna plusieurs fois, visiblement éblouie, et ne tarda pas à se rendre compte que tout le monde la regardait. Aussitôt, elle se dégagea et se mit debout. Toute l’aide qui lui fut proposée fut rejetée tandis qu’elle titubait vers le fond de la grotte. La voyant faire, Hortense retrouva son calme. Ce rejet des autres était plus habituel. Elle se pencha sur Stanislas, qui serrait toujours fort ses paumes contre ses oreilles. Elle aurait voulu le rassurer, mais elle n’était pas certaine d’être tout à fait sereine elle-même, alors que les bruits des tirs et les cris redoublaient. Sentant un courant d’air, elle resserra son chandail autour de ses épaules et jeta un coup d’œil à sa mère, pour s’assurer que celle-ci allait bien mieux.

Mais Aliane n’était plus là.

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