[A1] Scène 6 : Aliane

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Aliane Wickley, la vieille Mariel

Les parois en basalte des galeries défilaient à vive allure. Malgré l’obscurité, Aliane parvenait à discerner le décor – un apanage des néantides. En revanche, elle n’était pas certaine de savoir si elle se rendait dans la bonne direction. Passée la Chambre de Cristal, elle savait que le souterrain se poursuivait jusqu’au ventre du Mont Harkor, d’où partait d’autres failles volcaniques souterraines. D’autres issues potentielles. Mais elle ignorait...

L’ombre pâle de Mariel surgit devant elle comme un fantôme.

Elle la heurta de plein fouet. Les deux femmes s’écroulèrent et restèrent un temps hébétée. Aliane fut la première à retrouver ses esprits. Elle effectua maladroitement un signe : aussitôt, ses sens et ses gestes retrouvèrent une vitesse normale.

« Misère… murmura-t-elle. Je suis sincèrement désolée, Mariel… Je ne pensais pas... »

Elle l’aida à se redresser. La vieille néantide était sonnée d’avoir percuté quelqu’un arrivant à si vite allure, mais elle ne semblait pas blessée. Ses pupilles pâles et brillantes dévisagèrent Aliane dans le noir :

« Que fais-tu là ? Où vas-tu donc ? Et… Que compte-tu faire avec cette hache ? »

Aliane avisa l’outil qu’elle avait emmené avec elle. Elle l’avait trouvé alors qu’elle tentait de reprendre ses esprits, après avoir vu la mort frapper à leur porte. C’était comme si cette hache l’attendait.

« Je dois me rendre dans la forêt, expliqua-t-elle, encore essoufflée. Les hommes de l’Inkorporation vont continuer d’affluer si on ne ferme pas le portail…

— Mais je croyais qu’Édouard était justement parti s’en charger », s’étonna Mariel.

Aliane s’humecta les lèvres. Édouard était parti depuis suffisamment longtemps, il aurait normalement déjà dû avoir trouvé un moyen de fermer le passage. Qu’il ne l’ait pas déjà fait signifiait qu’il avait échoué… comme elle l’avait pressenti.

« Il n’y arrivera pas seul, affirma-t-elle. Je pars à sa suite. Et puis il nous a suggéré de quitter la colonie. Il faut que quelqu’un s’assure que la voie est libre…

— Par où espère-tu vous enfuir ?

— Le train clandestin… Je sais qu’il passe, au sud. Quand le portail sera clôt, nous pourrons partir vers la forêt et attendre son passage…

— Dorian était le seul à pouvoir prévoir où il passe, rappela Mariel avec gravité. Pense-tu être en mesure de le prédire à ton tour ?

— Je… j’essaierai, promit malaisément Aliane. Mais d’abord, il faut que je trouve un moyen de sortir d’ici.

— Je viens de bloquer toutes les issues, lui apprit la vieille néantide après une hésitation. Il y en a une non loin d’ici, qui débouche de l’autre côté de la chambre volcanique, à l’est. Je vais t’y conduire et refermer le passage derrière toi. »

Aussitôt, les deux femmes s’enfoncèrent dans la galerie d’où venait Mariel. Elles mirent plus de temps que ce qu’Aliane avait mis pour quitter L’Harkoride, mue par sa vitesse accélérée, ce qui fit grimper son anxiété : il n’y avait pas une seconde à perdre ! Elles débouchèrent bientôt dans le ventre du volcan, d’où montait une chaleur torride tandis qu’elles progressaient le long d’un passage étroit surplombant le réservoir de magma en fusion. Ensuite, se fut de nouveau l’ombre et les couloirs rocailleux interminables jusqu’à ce qu’elles atteignissent un mur de granit.

« C’est là, de l’autre côté », annonça Mariel.

Elle signa. Le mur granitique parut alors se dissoudre jusqu’à laisser pénétrer l’air frais du dehors. Aliane fut très surprise de cette démonstration : c’était la première fois que Mariel usait de son Sens devant elle. Sans plus attendre, elle s’engouffra de l’autre côté.

« Bonne chance ! » lança la vieille femme derrière elle avant de refermer l’issue.

Le changement de décor la laissa passablement éblouie. Le temps s’était apaisé. Presque vingt centimètres de neige couvraient la plaine. Étrangement, c’était presque trop peu pour tout ce qui était tombé les jours précédents, mais Aliane ne s’en plaignait pas : sa course serait rendue suffisamment difficile comme cela. Elle rabattit son châle sur ses cheveux pour dissimuler son identité – savait-on jamais, elle était autrefois connue au sein de la Société – puis elle s’élança dans la neige. D’un signe, elle retrouva la vitesse augmentée avec laquelle elle avait franchi les premières galeries et traversa la plaine du Mont Harkor à toute allure, direction la forêt, au sud.

À l’orée de celle-ci, elle aperçut un nouveau groupe de soldats, à bonne distance sur sa droite, qui en sortait pour marcher vers L’Harkoride. Elle crut reconnaître sur eux les couleurs de Brelheim. Ils semblaient se mouvoir au ralenti, par rapport à elle, mais ils étaient surtout très peu armés : sans doute un second groupe d’éclaireurs. Elle avait bien fait de sortir : c’était la preuve que le portail était toujours à l’œuvre, ou qu’Édouard avait été vaincu. Elle pensa à ses enfants, qu’elle avait laissé derrière elle… mais elle ne les sauverait pas en faisant machine arrière. Elle reprit à peine son souffle avant de poursuivre.

Après avoir gravi la pente qui remontait entre les hauts sapins, elle s’élança… puis s’arrêta de nouveau. La vue d’une maison isolée, droit devant elle, la glaça sur place. Elle atteignait la Ligne Vive. Les gens, ici, étaient toujours vivants… Normalement. Peut-être devait-elle s’en assurer ? Elle fit un pas... Son cœur se serra. Sa vision perdit de sa netteté.

Elle sort de l’armoire. Le salon n’est que saccage. Les murs et les meubles sont criblés d’impacts de balles…

Elle tituba de côté et choisit finalement de poursuivre sa course. Ces Chronologues auraient pu vivre la même chose que Dorian et elle. Ils devaient s’être préparés au danger. Peut-être même avaient-ils fui ? Ou bien s’étaient-ils résignés à affronter le Destin… Elle ne voulait pas le savoir. Elle franchit la Ligne sans s’arrêter. Seul le portail importait. Plus de portail, plus de problème. Ni pour L’Harkoride, ni pour cette Ligne.

S’enfonçant toujours plus vers le sud, elle remarqua bientôt que les sapins étaient plus espacés ici. Son cœur tressaillit. Elle n’était plus très loin du chemin de fer, si elle ne l’avait pas déjà trouvé. La neige, ici aussi, avait tout recouvert, mais elle savait que sous les congères, des rails invisibles quadrillaient les lieux. Le Rollinkey, le train clandestin, pouvait emprunter l’un d’eux à tout moment. Cependant, toujours pas de trace du portail. Elle s’arrêta, guetta autour d’elle, inquiète à l’idée de devoir arpenter toute la forêt. Une masse, qui ne ressemblait pas à un sapin, apparut dans son champ de vision, un peu plus loin. Aliane avait une légère myopie, depuis l’adolescence, qui l’empêchait de voir avec netteté à cette distance, aussi l’objet ne fut-il pas identifiable au premier abord. Elle se rapprocha, guidée par son intuition. Peu à peu, les contours flous se précisèrent. Elle reconnut progressivement les formes rectangulaires. Le train ? Une vague d’espoir l’envahit. Il était là !

Elle s’arrêta à quelques mètres de ce qui ressemblait à un wagon renversé sur le flanc. Elle le fixa quelques instants, essayant de comprendre ce qu’elle avait sous les yeux. De part et d’autre, une longue file de wagons à l’arrêt, pour la plupart couchés sur le côté, parfois détachés les uns des autres, et tous à moitié recouverts de neige. Cela faisait plusieurs jours qu’ils étaient là. Inquiète, elle se mit alors à courir le long de la sinistre série de voitures à l’abandon. Certains, calcinés, semblaient avoir été éventrés par des explosions. Elle lutta pour faire taire l’affreux pressentiment qui montait en elle. Quand elle eut retrouvé la locomotive, ou du moins ce qu’il en restait, elle signa pour retrouver sa vitesse normale, laissant le désespoir l’envahir.

Le train avait été sabordé.

Aliane porta une main à ses lèvres pour retenir le sanglot qui montait. La carcasse de la locomotive et des premiers wagons se trouvaient aux abords d’un cratère, vestige du drame. C’était là qu’ils avaient fait sauter le train. Évidemment. Ils avaient tout prévu pour les empêcher de fuir, et eux n’avaient rien vu venir. Elle se remémora un bruit de déflagration qu’elle avait entendu peu de temps avant la disparition de Dorian. Les explosions étaient fréquentes, dans la forêt de Baelfire, à cause des bêtes qui tentaient de manger les conifères malgré leur sève explosive. Personne n’avait donc soupçonné un attentat de ce genre, pas même Édouard qui ne s’était sûrement pas rendu jusqu’ici, habitué à zoner du côté de la Ligne Morte. Autrement, il aurait pu anticiper, trouver un autre moyen de fuir… Mais jusqu’à la disparition de Dorian, qui était forcément liée à leurs malheurs présents, personne ne s’était douté de rien.

Tout en scrutant le cratère, Aliane remarqua tous les cadavres d’homines qui s’y amoncelaient. Certains portaient les uniformes de Brelheim ou de l’Inkorporation. D’autres n’avaient pas de signe distinctif ; sans doute des Indociles ou des Marcheurs. Mais un autre objet, là, en contrebas, retint plus particulièrement son attention : une sorte d’immense spirale brillante qui tournait lentement dans le sol, diffusant une lumière grise autour d’elle.

Un portail.

Aliane dévala la pente. En bas, elle hésita, chancelante, et prit une grande inspiration. Ne pas regarder les corps. Détruire le portail. C’était le plus important. Elle vérifia les alentours et se glissa rapidement vers l’ouverture pour l’observer de plus près. Dans les reflets déformés du cercle, elle reconnut la blancheur de la neige, mais pas la forêt. Édouard avait affirmé qu’il permettait de relier cette zone avec l’autre côté du gouffre. Toute à son observation, la Chronologue aperçut quelque chose qui émergeait de sous la neige, là, juste à ses pieds. Elle le déblaya et tomba nez à nez avec ce qui ressemblait à un petit système d’alimentation planté dans le sol. Cette découverte ne fit qu’accroître sa colère contre Édouard : Comment ce dernier avait-il fait pour ne pas le voir ? Était-ce si compliqué de fouiller ? Ou bien l’avait-on empêché de le faire ? Elle s’apprêta à abattre sa hache sur le mécanisme quand un bruit de moteur retentit.

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