[A1] Scène 7 : Aliane
Aliane Wickley, Édouard Warfler, Dorian ?
Un véhicule à trois roues surgit de nulle part, dans un bruit de pétarade abominable. Lancé à pleine vitesse, il fut propulsé dans les airs à cause du dénivelé du cratère et fut déséquilibré. Son unique passager, catapulté, fit plusieurs roulades dans la neige. Quant à l’engin fou, il termina sa course dans la pente opposée, contre laquelle il s’explosa dans une formidable déflagration embrasée.
Aliane avait juste eu le temps de se reculer. Encore effarée par ce qu’elle venait de voir et assourdie par le fracas, elle avisa le corps dans la neige. En passant sur lui, le souffle chaud de l’explosion avec causé quelques brûlures superficielles, mais la couche de neige, plus importante ici, l’avait un peu abrité.
Indécise, la néantide se tourna de nouveau vers le portail. Il fallait casser le système dans le sol, c’était prioritaire. Mais quid de cet homme ? Était-il mort ? Devait-elle s’en assurer ou lui venir en aide ? Mais surtout, d’où sortait-il ? Comment était-il arrivé jusqu’ici sans passer par le portail ? C’était peut-être un Indocile, ou bien un trafiquant. Peut-être du renfort, arrivé à trop vive allure, ou bien pris en chasse. Le doute était permis… Aliane décréta soudain qu’au vu de son état, il ne pourrait pas leur venir en aide. Elle se détourna de lui et leva à nouveau sa hache… puis hésita encore, repensant au train hors service. Et si ce portail était leur seule chance de s’en sortir ? Ou bien cet homme connaissait-il un autre chemin ? Elle se tourna vers lui et s’immobilisa tout à fait.
L’homme venait de bouger. Il plia un bras, poussa pour se retourner sur le dos et resta là à suffoquer. Il avait à peu près son âge et des cheveux d’un roux ardent. Un parfait inconnu. Elle fit un pas dans la neige. Le bruit le fit réagir. Il tourna la tête dans sa direction, cligna plusieurs fois des yeux. Des yeux étranges qui paraissaient… clignoter. Sa respiration ralentit.
« Qui êtes-vous ? » murmura-t-il.
Aliane resta interdite, ne sachant toujours pas si elle devait l’aider ou non. Derrière lui, le feu consumait toujours l’épave de son véhicule. Quelque chose explosa et l’inconnu se recroquevilla pour se protéger de ce nouveau choc. Aliane, elle, sursauta à peine. La hache, dans ses mains, était indécise.
Elle s’avança finalement vers lui. Elle avait besoin de savoir ce qu’il faisait là. Il n’était pas sorti du portail, alors que faisait-il ici ? Où se trouvait l’issue qu’il avait empruntée ? Elle s’arrêta près de lui et se pencha pour l’observer avec plus de netteté. Lui ôta ses bras de devant ses yeux. Ils échangèrent un nouveau regard, surpris l’un comme l’autre. La lumière, dans ses prunelles, était toujours aussi instable. Était-il un néantide ou un homine ?
« Vous… balbutia-t-il. Vous avez les yeux rouges... »
Cette question sortit Aliane de sa torpeur. Ses yeux ! Quelle idiote ! Ses lentilles ! Elle qui avait gardé ce vestige du temps où elle se faisait passer pour une fémine, au cas où ce genre de chose arriverait ! Elle recula brusquement et fouilla le fond de sa poche. La petite boîte censée les contenir n’y était pas. Dans son empressement, elle avait complètement oublié de la prendre. L’inconnu se redressa péniblement, ne la quittant plus du regard :
« Vous êtes… Vous êtes cette femme… La femme aux yeux de sang… Je suis… Je suis… Dorian ! Vous me reconnaissez ? »
Aliane brandit la hache d’un air menaçant. Non, elle ne le reconnaissait pas, elle en était certaine. Dorian Winder ne ressemblait pas à cela. Cet homme était un imposteur.
« Je sais que nous nous sommes déjà vus ! poursuivit-il pourtant en se relevant. Vous vivez… Vous vivez avec un homme, ici ! Un type avec une grosse barbe… Comment il s’appelle, déjà… Je sais que nous nous sommes déjà vus ! Je suis… Dorian… Argh ! »
Il se contorsionna, soudain, comme si la lumière l’avait agressé. Il se prit la tête entre les mains, se plia en deux, se redressa brutalement, s’ébroua, se crispa de nouveau… Mais ses pas, hésitants, le poussaient toujours vers elle. Craintive, Aliane recula inconsciemment vers le portail.
« Vous êtes… Nous sommes des Chronologues ! Tous les deux ! Je peux vous montrer… Je peux faire… Des choses… Que vous savez faire… Je suis… Argh… Fuyez, Aliane ! Fuyez ! »
Devant cette inquiétante bizarrerie, la néantide ne se fit pas prier. Mais en se retournant, elle trébucha sur le mécanisme qu’elle était censée casser et passa à travers le portail.
La neige l’accueillit la tête la première… Non, ce n’était pas de la neige. Elle toussa, agressée par les particules fines qui couvraient le sol. Étourdie, elle tenta de se redresser. Le vent soufflait, ici, soulevant par rafales cette poussière grisâtre. L’air était vicié… Aliane s’immobilisa en trouvant un cadavre à ses côtés. Elle poussa un hurlement d’horreur et fit un bond en arrière, heurtant un autre cadavre. Des corps ! Il y avait des corps partout !
« Aliane ? »
Aliane, dans tous ses états, ignora l’appel. Les corps gisaient par centaines ! Le portail reparut dans son champ de vision et un peu de lucidité lui revint. Ce type... Il ne devait pas passer ! Plus personne ne devait passer ! Assez ! Plus de morts ! Elle leva sa hache…
« Aliane ! »
… et l’abattit sur le mécanisme. Le passage s’estompa et disparut.
Aliane haleta. Tout était fini. Ses enfants étaient en sûreté. Elle prit un instant pour retrouver son calme, les yeux clos. Le vent battait sa longue chevelure dans tous les sens. Elle regarda l’horizon mais n’aperçut rien à cause de la poussière qui volait. Ce n’était pas grave, elle retrouverait son chemin quand même. Elle fit quelques pas...
« Aliane ! »
Elle s’arrêta avant qu’un pas supplémentaire ne la précipite dans le Vide, littéralement. Là, devant elle, le gouffre barrait le passage. Elle fut stupéfaite de ne pas apercevoir l’autre bord. La faille qu’Édouard avait creusée était bien plus grande que dans ses souvenirs...
Ce dernier la rejoignit soudain, sans qu’elle sût d’où il venait. Il était couvert de sang homine et d’éraflures, dont s’échappaient des petites traînées de vapeur, son « sang » à lui. D’un geste vif, il l’écarta de la fosse et l’obligea à lui faire face :
« Qu’est-ce que tu fiches ici ? gronda-t-il au milieu de la tempête.
— Je… J’étais dans la forêt… J’allais casser l’autre portail... Et puis ce type est sorti de nulle part… Il se faisait passer pour Dorian…
— Quoi ?
— Pourquoi n’as-tu pas cassé ce portail ? l’accusa-t-elle soudain. Des hommes ont attaqué la colonie ! Nous aurions pu tous mourir !
— Je devais le faire, mais ils étaient trop nombreux. Ils m’ont retenu… Vous auriez dû fuir !
— Et par où ? Tu as vu dans quel état est le train ? Comment as-tu fait pour ignorer que…
— Suffit ! Tu n’aurais pas dû casser ce portail, Aliane, la coupa-t-il. Tu es bloquée ici avec moi, maintenant… Tu comprends ? »
Il la prit par les épaules pour la faire réagir, ce qui ne tarda pas. Aliane comprenait très bien : sans le portail, le gouffre était infranchissable pour les soldats comme pour eux. Elle ne pouvait pas retourner auprès de ses enfants. Édouard non plus. Prise de stupeur, elle ne sentit même pas les larmes qui perlaient à ses yeux.
« Tu avais prévu de rester bloqué ici, n’est-ce pas ? » murmura-t-elle.
Édouard ne répondit pas, ou bien il fut interrompu par le vrombissant en approche. Une ombre surgit dans le brouillard, au-dessus de leurs têtes. Un énorme vaisseau dirigeable propulsé à plein moteur, l’emblème de la Société peint en rouge sur son ballon. Il ralentit son allure pour les survoler. À sa vue, Aliane baissa la tête et rabattit son châle pour cacher ses cheveux et surtout ses yeux, qui n’en finissaient plus de pleurer. Elle se maudissait d’avoir oublié ces satanées lentilles. Elle se maudissait de ne pas avoir cassé ce portail quand elle était encore dans la forêt. Elle se maudissait d’avoir laissé ses enfants derrière elle. Et elle maudissait surtout Édouard qui, lui, guettait l’horizon, l’air sombre.
« Von Hibenquicks », annonça-t-il gravement.
Elle suivit discrètement son regard et aperçut l’immense armée qui arrivait à leur rencontre.
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