[A1] Scène 8 : Aliane
Aliane Wickley, Édouard Warfler, Oscar von Hibenquicks
Le comte de Brelheim-sur-le-Barv n’avait visiblement pas l’intention de faire les choses à moitié. Il devait bien y avoir cent mille hommes et deux cents canons, sans compter l’Inkorporation, représentée par le vaisseau au-dessus d’eux. Tout cela pour un combattant et une minuscule colonie.
Chevauchant un entome de type bousier en première ligne, Oscar von Hibenquicks, le visage protégé par un masque, était reconnaissable à l’immense bicorne décoré de dorures sur fond bleu gris qui le coiffait. Avec le vent qui battait la plaine, c’était à se demander comment cette parure ne s’était pas encore envolée. Il dut les apercevoir, car alors il ordonna l’arrêt de la marche. Obéissante, la masse d’hommes et d’artillerie qui s’étalait de part et d’autre de lui s’immobilisa, presque comme une seule et même entité. Il y eut un grésillement désagréable dans l’air, signe qu’il venait de s’emparer d’un porte-voix optimisé :
« Édouard Warfler ! Je te reconnais à ton manteau rouge, assassin ! Toi et les tiens êtes sommés de vous rendre à l’Inkorporation ! Inutile de lutter : vous n’avez aucune chance ! Personne n’en réchappera ! »
La main en visière – tant pour cacher ses yeux que pour les protéger du vent – Aliane tentait de réfléchir malgré la panique qui galopait en elle. Avait-elle une chance de s’en tirer ? Si oui, elle était infime. Officiellement, elle était une fémine : l’une des leurs. Mais elle avait beau cacher ses yeux, si ces homines les voyaient, c’en était fini. Elle réalisa alors qu’en tant que fémine, la proximité du Vide aurait dû l’asphyxier. Qu’elle se trouvât ainsi, en parfaite santé, alors que l’air devait être irrespirable, risquait de révéler la supercherie. Elle tomba à genoux, feignant le malaise, puis se trouva ridicule. Ils finiraient par se rendre compte du leurre, quand ils seraient sur eux. Et il n’y avait aucune échappatoire…
… À moins de se rendre et de négocier la liberté de L’Harkoride, un plan qu’elle avait déjà fomenté par le passé. Édouard ne pourrait pas l’en empêcher, cette fois : lui aussi était acculé par ce qu’il avait créé. Sans ses lentilles, elle serait immédiatement perçue comme une néantide, mais pas comme une « porteuse de mort » : cela, seul un recours à l’Essence de Temps pouvait le trahir. En comparaison, les chances qu’Édouard avait de s’en tirer étaient bien moindres. Les meurtres qu’il avait commis et le gouffre derrière eux le condamnaient plus sûrement qu’elle. La reddition pure et simple lui parut donc être la meilleure option…
Édouard arma son lance-harpon.
« Qu’est-ce que tu fais ? lança-t-elle. Tu vois bien que ça ne sert à rien : ils sont trop nombreux !
— Il le faut, s’entêta-t-il. Pour la colonie…
— La colonie est hors de leur portée ! Sans le portail, personne ne peut s’y rendre ! C’est ce que tu viens exactement de me dire ! rappela-t-elle avec énervement. Ce n’est pas différent pour…
— L’Harkoride ne sera jamais tranquille, répliqua l’ancien rebelle. Pas tant qu’ils vivront.
— J’attends, Warfler ! piailla la voix de Von Hibenquicks dans le porte-voix. Quelle est ta décision, pendard ? »
Édouard lui adressa un ultime regard. Aliane enrageait. Une fois de plus, il n’en faisait qu’à sa tête !
Il pressa la détente. Le harpon partit et se ficha puissamment dans le sol, à quelques pas devant eux. Le néantide tira sur la corde pour s’assurer que la lame ne bougerait pas, puis il signa. Un tremblement terrible apprit à tous quel mal il venait de commettre.
« Venez me chercher ! » tonna-t-il.
Malgré la menace du séisme, Oscar von Hibenquicks sonna la charge. Contre toute attente, l’armée, aussitôt, s’élança sur eux à toute vitesse. Aliane fut horrifiée, mais moins par la perspective de se faire marcher dessus par cent mille homme que de voir dans quel traquenard ils étaient tous en train de se jeter. Un tel élan, avec le gouffre droit devant et un sol devenu imprévisible, avait tout l’air d’un suicide collectif. Plus encore si Édouard était prêt au pire. La terre s’inclina dangereusement, si bien qu’hormis le fauteur de trouble, rien n’empêchait plus quiconque de basculer dans le Vide. Bientôt, les hommes dérapèrent, emportés par la pente avant de tomber dans le précipice.
Abasourdie, Aliane réalisa trop tard qu’elle était, elle aussi, en mauvaise posture. Se sentant glisser à son tour, elle chercha désespérément quelque chose pour s’accrocher mais la terre, sous ses mains, ne révélait aucune prise. Au contraire : elle se changeait en poussière à chaque poignée ! Elle appela Édouard à l’aide. Ce dernier, accroché à la pente par la corde de son harpon, se retourna et parut presque surprit de la voir dans une telle posture.
« Idiote ! » cracha-t-il.
Il tenta de descendre en rappel jusqu’à elle. Autour d’eux, les hommes pleuvaient par centaine. Aliane tendit la main. Trop tard. Elle bascula à son tour. Édouard ne fut bientôt qu’une silhouette lointaine, noyée dans la poussière.
Elle ferma les yeux.
Imbécile.
À quoi bon lutter ? Passés les premiers instants de panique, elle devint indifférente à sa chute. Lasse des événements, elle choisit de se laisser porter par l’attraction d’un Vide qu’elle n’avait pas à redouter : les néantides étaient les enfants du Vide ; c’était leur milieu naturel. L’air sifflait brutalement dans ses oreilles, épousait son corps, fouettait son visage, s’engouffrait dans ses narines et ses cheveux, asséchait sa gorge. Qu’importe. Des imbéciles. Tous des imbéciles. Von Hibenquicks. Édouard. Tous ces hommes... Et elle. Elle qui avait cru pouvoir sauver ses enfants et leur colonie en réparant les bêtises de celui qu’elle n’avait pas choisi. Elle qui avait fait tout cela pour rien.
À moins que…
Non. Trop risqué. Trop de lois contraignantes. Un temps trop court… ou peut-être pas ? Aliane fit abstraction du vent. Cinq minutes. Elle n’avait droit qu’à cinq minutes…
Un instant. Autour d’elle, les cris des hommes lui parvinrent. Elle survivrait peut-être, mais pas eux. Et cela, ils n’étaient pas censés le savoir. Elle réfléchit et se rappela soudain.
Bouclez-la.
Un signe. Le monde suspendit sa course. Plus de vent, plus de cris. Plus de chute. Aliane rouvrit les yeux et aperçut les milliers de soldats immobilisés autour d’elle, comme autant de nageurs pétrifiés dans un lac gelé. Là encore, elle n’avait que cinq minutes. Trois cent secondes. Autant de temps gagné pour revenir à son point de départ. Elle se concentra.
Où étais-tu il y a cinq minutes ?
Dorian et Mariel lui avaient montré. La perception de l’Essence était quelque chose de passif, chez les néantides. Il suffisait d’y faire attention pour qu’elle se révèle pleinement à la conscience du sujet qui avait besoin de ses courants. Or, Aliane avait cruellement besoin de l’Essence, à cet instant. Si le Temps était un courant aussi puissant qu’on le prétendait naguère, qu’il lui vînt en aide.
Le monde se transforma. Ses yeux ne perçurent plus des formes, mais des flux. Une vapeur, quasi imperceptible, qui tissait de subtils filaments jusqu’aux cieux, là d’où elle et tous ces hommes étaient tombés. Focaliser son attention sur un seul de ces fils temporels délivra chez elle une myriade d’images : elle en train d’arrêter le temps ; elle en train de réfléchir ; elle en train de glisser dans le Vide… Tout s’était passé si vite. Il y avait forcément un moyen de remonter jusqu’au moment opportun pour empêcher l’inévitable. À force de rembobiner, Aliane finit par trouver.
Et maintenant ?
Elle avait la Mémoire des derniers événements. Ne lui restait qu’à les Annuler. Elle tressaillit à cette idée. Elle n’avait jamais fait cela et elle n’était pas totalement certaine que la quantité de fil temporel saisie fût la bonne.
Tu sais compter, non ?
Dorian et son cynisme légendaire. Pour lui, c’était facile : il faisait cela tous les jours, à la chasse. Cela ne l’avait pas empêché de disparaître du jour au lendemain... Aliane se rappela soudain qu’elle n’avait le droit d’arrêter le temps que cinq minutes. Trois cent pauvres secondes. Cette règle ne lui était pas encore familière qu’elle l’agaçait déjà. Il n’était plus temps de tergiverser. Elle prit une grande inspiration et signa. La vapeur s’inversa.
300. 299. 298...
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