[A1] Scène 9 : Aliane
Aliane Wickley, Édouard Warfler, Oscar von Hibenquicks...
… 3. 2. 1.
Elle signa de nouveau et se retrouva le nez dans la poussière. Le vent en soulevait par vagues grisâtres en battant la plaine silencieuse. Dressant l’oreille, elle entendit pourtant un bruit de lame saigner un homme au loin. Détail manqué précédemment.
Édouard.
Elle se redressa. Le signe d’Annulation semblait avoir fonctionné : l’armée n’était pas arrivée et Édouard ne l’avait pas encore précipitée dans le Vide avec eux. Ce n’était qu’une question de minutes. Aliane reprit son souffle.
Faire abstraction des morts.
Et s’éloigner du portail, vite, car un homme suspect l’attendait de l’autre côté. Elle ramassa sa hache et tenta de voir au loin malgré sa myopie et la brume pulvérulente. Le père de ses enfants était effectivement en train d’achever un nouvel éclaireur de Brelheim, un peu plus loin. Beaucoup d’énergie gaspillée pour rien : dans quelques instants, ils seraient des milliers, ici.
« Édouard ! »
Elle trébucha en s’avançant vers lui. Ne pas voir les corps. Elle chercha encore son souffle malgré les particules fines et l’odeur infecte du sang homine. L’ancien Croisé de Worgan se retourna vers elle lorsqu’elle renouvela son appel. Son manteau rouge claquait au vent.
« Aliane ? Qu’est-ce que tu fiches ici ?
— La même chose que toi : fermer ces portails. Un inconnu m’a empêché de le faire et je me suis retrouvée ici… Il faut que tu m’aides. Ce type se fait passer pour Dorian et…
— Quoi ?
— Tu verras. Il faut que tu viennes avec moi, je ne peux pas m’en débarrasser seule. J’ai trouvé comment détruire les portails. Personne ne passera plus, après cela. Les enfants... »
Elle eut beau le tirer par la manche, il ne bougea pas d’un pouce. Elle se souvint alors :
« Tu as l’intention de rester là, c’est ça ? »
Il la fixa sans mot dire. Son expression était fermée. Un jet de vapeur s’échappait de sa tempe entamée en train de se reconstituer.
« Édouard, c’est stupide, martela-t-elle. Tu ne renverseras pas la Société tout seul.
— Je dois les arrêter, maintint-il. Eux ne s’arrêteront pas.
— Puisque je te dis qu’il y a un moyen de casser ce…
— C’est très bien. Maintenant retournes-y et laisse-moi faire mon devoir. »
Elle resta clouée sur place, suffoquée.
« Ton devoir ? Quel devoir ? Depuis quand es-tu fidèle à ton devoir ?
— Ça suffit, retourne dans ce…
— Mais quand donc vas-tu m’écouter ? hurla-t-elle. Je te dis qu’il y a un homme dangereux…
— Tu ne dois pas rester ici ! C’est moi, le responsable ! C’est pour moi qu’ils sont ici ! »
Aliane ouvrit la bouche mais ne dit rien. Le grondement du dirigeable de l’Inkorporation couvrait déjà leurs voix.
« Regarde autour de toi ! enchaîna Édouard. Toute cette poussière… C’est à cause de moi. J’ai détruit cette dimension, elle est en train de mourir ! »
Elle le dévisagea avec intensité. Ainsi donc, il en était conscient. L’homme qu’elle avait devant elle n’était plus le guerrier sanguinaire qui l’avait enlevée, violée, et séquestrée ces dix derniers cycles. Ce n’était plus qu’un pauvre type malade, rejeté par son escouade pour avoir commis l’irréparable et à qui L’Harkoride avait donné l’illusion qu’il appartenait encore à quelque chose. Mais de même que la terre, au bord de l’abîme, n’avait cessé de s’effriter chaque jour un peu plus depuis dix cycles, la culpabilité de son acte avait fini par le consumer. Édouard savait qu’en creusant cette faille, il avait créé une Zone Grise vouée à s’agrandir, condamnant la Draconienne toute entière à partir en poussière. Ce gouffre de malheur n’était qu’un vaste sursis, depuis le début. Tout cela par égoïsme et par naïveté de sa part. Tout cela pour une femme qui ne l’avait jamais aimé. Elle ne put retenir un sourire sardonique :
« Bien sûr que c’est de ta faute. Tout, absolument tout, est de ta faute, Édouard. Et je t’aurais donné toutes les filles que tu voulais, ça ne t’aurait jamais…
— Édouard Warfler ! grésilla la voix de Von Hibenquicks. Je te reconnais à ton manteau rouge, assassin ! Toi et les tiens êtes sommés de vous rendre à l’Inkorporation ! Inutile de lutter : vous n’avez aucune chance ! Personne n’en réchappera ! »
Les yeux gris acier du néantide de Sens mêlé brûlaient de mépris, mais ce n’était plus pour le seigneur de Brelheim et ses hommes.
« Tout est de ma faute ? »
Il la saisit à la gorge et la porta au bord du gouffre. Surprise, Aliane sentit la hache lui glisser des mains. Elle se débattit.
« Ma faute ? répéta-t-il avec haine. Ta vie entière est une erreur ! Tu n’es qu’une porteuse de mort ! Le trépas te suis partout où tu vas, sorcière !
— Ce… n’est pas moi… qui…
— Ferme-la ! Garce que tu es... Je t’ai tirée des mains de ces salauds et c’est toute la reconnaissance à laquelle j’ai droit ! J’aurais dû te jeter dans ce trou avec tous les vauriens de mâles que tu as enfantés ! »
Vaurien toi-même ! voulut-elle répondre, mais elle était à court d’air.
« Hor… Hortense, articula-t-elle seulement.
— Ça ne suffira pas pour te sauver…
— J’attends, Warfler ! »
L’intéressé se retourna pour fusiller son adversaire des yeux, puis il revint à elle.
« Allez tous en enfer », maugréa-t-il.
Il la jeta dans le Vide et se retourna pour armer son harpon. Tout recommençait. Désemparée, Aliane se laissa de nouveau tomber dans le gouffre. Il n’y avait plus rien à faire. Elle aurait beau remonter le temps des milliers de fois, elle resterait à jamais coincée entre cet abruti d’Édouard et l’homme qui se faisait passer pour Dorian. Ses enfants resteraient piégés au fond de leur caverne avec Mariel et les autres jusqu’à ce que quelqu’un parvienne à percer leurs défenses et que mort s’ensuive. Sous ses paupières closes, Aliane sentit monter des larmes de dépit. Voilà pourquoi les Chronologues n’avaient jamais rien fait pour annuler le désastre qui s’était abattu sur eux : avec cinq minutes, on ne faisait rien. La Société et les autres castes de la Trikêtre avaient bien cela à l’esprit en édictant cette loi de malheur, lorsqu’ils avaient ordonné leur Dispersion. Elles les avaient condamnés à subir leur Destin...
Quelque chose la faucha au vol. Aliane laissa échapper un cri. La chose qui l’avait rattrapée remontait jusqu’à l’orée du gouffre à vive allure.
« Ne craignez rien ! Je vous tiens ! »
Voix inconnue. L’homme la serrait fermement contre lui, ne lui laissant pas le loisir de le détailler. Aliane ne voyait pas non plus ce qu’il était en train de faire. Il lui paraissait qu’ils volaient sur quelque chose – une planche ou une poutre ? - que l’inconnu fit tout à coup pivoter sous ses pieds. Choc brutal. Ce mouvement soudain sur leur appui instable lui arracha une nouvelle exclamation de surprise. Elle se cramponna un peu plus à son sauveur jusqu’à ce qu’il la posât sur la terre ferme.
« Excusez-moi, lui souffla-t-il. Il me faut interrompre ce carnage en priorité. »
Aliane déglutit, prise de vertige. Ladite terre ferme était la pente créée par Édouard, et dont l’inclinaison était telle qu’elle ne faisait désormais qu’un avec le gouffre. Pourtant, plus personne ne glissait vers lui. La gravité avait changé. Toujours accrochée à l’inconnu, qu’elle crut responsable de cette bizarrerie, la Chronologue pouvait à présent l’observer. Vêtu d’un épais manteau noir, ce dernier cachait son identité sous un cache-nez vert, des lunettes de pilote et un haut-de-forme sombre visiblement sanglé sous son menton. Il tenait en main une canne, à moins que ce ne fut un sceptre, tant l’objet semblait épais. Sous le large pommeau aux reflets argentés, son pouce était en train d’articuler un curieux système d’engrenages.
« Édouard Célestin Warfler ? » interpela-t-il.
Elle suivit son regard. Tout près d’eux, le néantide de Sens mêlé s’était effondré, frappé à la tête. Il releva les yeux vers eux, encore groggy.
« Vous êtes qui ? grogna-t-il.
— Je représente l’Institut néantide, répartit posément l’inconnu. Vous êtes en état d’arrestation, sieur. »
Aliane eut du mal à en croire ses oreilles. Elle avait déjà entendu parlé de l’Institut mais à ce jour, elle n’avait jamais eu à faire avec eux. Avec l’Inkorporation déjà sur place, la présence de cet envoyé paraissait un peu superflue. Il fallait cependant lui accorder qu’il avait plus fait pour arrêter Édouard depuis qu’il était là que ces idiots dans leur dirigeable. En songeant au vaisseau, elle le vit justement manœuvrer en direction du portail. Une sueur froide la saisit.
Édouard se releva. Son intention manifeste d’en découdre se lisait sur son visage. Les lames sur ses avant-bras menacèrent le mandaté qui signa. Près du rebelle, le harpon sortit de terre et tourna à vive allure autour de son manteau rouge. La corde dans son sillage se resserra jusqu’à qu’il en fut captif, le crochet pointé sur son menton. Il n’eut même pas le temps de se débattre qu’un puits s’ouvrit sous ses pieds. Aliane le vit disparaître sans plus de cérémonie. Les homines, autour d’eux, se mirent alors à applaudir devant ce tour de passe-passe imprévisible. L’inconnu victorieux pinça modestement son chapeau en guise de salut.
« Voilà une bonne chose de faite, déclara-t-il. Maintenant, si vous le permettez, ma dame, dit-il à l’attention d’Aliane. J’ai quelques questions à vous poser. Mais pas ici, ce n’est pas le lieu idéal pour... »
Aliane ne l’écoutait plus. Elle ne savait pas ce qui l’épouvantait le plus : qu’un néantide, représentant de l’autorité et qui venait d’arrêter Édouard en un tour de main, s’intéressât soudain à elle, ou que le dirigeable de l’Inkorporation vînt juste de passer le portail qu’elle n’avait pas détruit.
Les enfants !
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