[A1] Scène 10 : Hortense

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Hortense, Stanislas et Aliane Wickley, Lui

Hortense compta mentalement le nombre de réfugiés autour d’elle. Une quarantaine, tout au plus. Après avoir essuyé un deuxième assaut, les survivants de L’Harkoride avaient battu en retraite dans la Chambre de cristal. Depuis un moment déjà, Mariel et plusieurs autres étaient partis pour tenter de trouver une nouvelle issue leur permettant de gagner la forêt en sécurité.

Stanislas blottissait son luth contre lui mais il n’en jouait pas. Cela lui aurait de toute façon attiré des ennuis en pareille situation. Pourtant, ce silence inhabituel de sa part inquiétait sa sœur. Il n’avait pas dit un mot depuis qu’ils s’étaient repliés ici. La dernière fois qu’il s’était exprimé, c’était pour demander où était passée leur mère.

Poltronne, avait-elle pensé.

Ils avaient cru la retrouver ici, dans cette partie reculée des cavités du volcan. Sans succès. Hortense avait questionné son frère pour s’assurer qu’il n’avait rien vu. Elle avait eu beau le secouer, lui répéter la question cent fois, rien à faire : Stanislas la toisait en silence, comme si elle parlait soudain une autre langue. Elle avait fini par jeter l’éponge, attendant, comme tout le monde, que son père revînt. Édouard Warfler était le seul espoir de la colonie.

Un écho lointain leur parvint, grossissant depuis une galerie voisine. Alertés, les derniers habitants se redressèrent, armes aux poings, yeux rivés sur l’ouverture de l’autre côté de la cavité. Stanislas ne tiqua pas mais sa sœur imita les autres. Le bruit ressemblait à un long sifflement, accompagné de gémissements étranges. On eut dit des cris étouffés…

La cause de ce bruit surgit soudain au bout de la galerie nord. Elle franchit l’espace à vive allure, sous les cris des colons qui se jetèrent à terre, puis elle opéra un demi-tour en l’air avant de se suspendre. Hortense leva les yeux vers cette forme inconnue. Autour d’elle, on arma les fusils : un intrus ! Sauf que…

« Maman ! » reconnut Stanislas.

La jeune fille n’en croyait pas ses yeux : c’était bien leur mère ! Décoiffée, débraillée, frigorifiée, stupéfiée, mais c’était bien Aliane. Les autres n’abaissèrent pas leurs armes pour autant. L’homme qui la portait dans ses bras, un étrange type en long manteau noir et haut de forme, était quant à lui un parfait inconnu. Il se tenait juché sur une sorte de long bâton noir, épais et brillant, avec un pommeau en métal blanc singulièrement sculpté. Caché derrière d’épaisses lunettes de vol et une écharpe verte, son visage était inaccessible. Esquissant un signe du bout des doigts, il se rapprocha du sol et mit pied à terre avant de relâcher Aliane qui vacilla quelques instants sur ses appuis. Son fils manqua de la faire tomber en se jetant dans ses bras. Hortense, elle, ne bougea. Comme tous les autres, elle toisait l’intrus avec méfiance.

« Je viens en paix », entendit-on de sous le masque et l’écharpe verte du nouveau venu.

Il leva les mains en gage de bonne foi. Pour autant, son étrange bâton resta droit près de lui, comme soutenu par une force invisible. Hortense sourcilla.

« C’est un Cosmo », souffla alors quelqu’un.

Elle n’avait jamais rencontré de Cosmologue auparavant. Son père, lui-même descendant de cette caste, lui avait parlé de ces néantides qui maîtrisaient l’Espace. Tout comme les Chronologues, ils appartenaient à la Trikêtre mais, contrairement à eux, ils étaient restés fidèles à la Société.

Cependant, Aliane semblait s’être remise de ses émotions :

« Il faut absolument partir d’ici, annonça-t-elle malgré ses tremblements. L’armée de Von Hibenquicks et un vaisseau de l’Inkorporation sont en route ! Ils seront là d’une minute à l’autre…

— Où est Édouard ?

— Je… »

Elle jeta un regard déboussolé à l’homme qui l’avait ramenée. Ce dernier prit la parole :

« Le néantide de Sens mêlé Édouard Célestin Warfler fait l’objet d’un mandat d’arrêt lancé conjointement par la Société et l’Institut néantide depuis maintenant dix cycles. Il a été condamné à l’Absorption par contumace pour homicide et dégradation volontaire d’une dimension. Une opération militaire bilatérale est actuellement en cours pour l’arrêter : elle implique le comté de Brelheim-sur-le-Barv, principal offensé, et l’Inkorporation, mandatée par la Société. J’ai là un article de journal qui relate les faits. »

Il tira de sous son manteau la page dudit journal qui se suspendit en l’air, à la vue de tous. Accrochée au papier, une petite boule de poil grise se débattait en poussant des miaulements. Le Cosmologue s’empressa de l’attraper et de la remettre sous son manteau, comme si de rien n’était.

« Si vous décidez d’interférer ou de vous rendre avec lui, je doute que l’on vous épargne, ajouta-t-il.

— Vous travaillez pour eux ? l’accusa quelqu’un.

— Oui et non : j’effectue des maraudes pour l’Institut, mais seul le Croisé Warfler est concerné par mon périmètre d’action, se défendit-il. J’ose espérer que personne d’autre ici ne s’est rendu coupable de crimes semblables aux siens. En fait, si je suis ici parmi vous, c’est pour venir en aide à cette dame Chronologue, qui vient d’empêcher une catastrophe de se produire sur le front... »

Vague de murmures stupéfaits. Hortense sentit la foudre la traverser en entendant cela. Sa mère avait perdu la tête ! L’inconnu se tourna d’ailleurs vers Aliane :

« Si vous le permettez, je me charge de vous exfiltrer d’ici. »

Il esquissa alors un nouveau signe. Un portail s’ouvrit derrière lui en spiralant, jetant une lumière dorée qui ricocha sur les minéraux de la Chambre de cristal. Hortense se souvint des portails que son père était parti fermer et recula avec méfiance. Peut-être qu’une armée les attendait de l’autre côté, ou pire.

« Ce passage conduit à La Faille, une colonie officieuse où vous devriez trouver refuge, annonça le Cosmologue masqué. Il faut faire vite, le vaisseau de l’Inkorporation est tout proche...

— Qui nous dit que ce n’est pas un piège ?

— Je vous laisse vérifier ce qu’il y a de l’autre côté, accorda-t-il. La Faille est totalement inconnue de la Société et acquise à la cause Indocile depuis longtemps. C’est votre seule chance de vous échapper. »

Il s’écarta de quelques pas, laissant la voie libre. Les gens se regardèrent avec circonspection et incrédulité. Un homine d’âge mûr s’avança soudain, prétendant connaître cette colonie. Il s’approcha du portail et passa la tête à travers les reflets lumineux, avant de faire signe aux autres réfugiés :

« C’est bien La Faille, ça ne fait pas de doute ! Venez, vous autres ! Si c’est vraiment une issue, je la préfère cent fois à la mort certaine qui nous attend ici ! »

Hortense ne l’aurait pas parié et, pourtant, les quarante derniers survivants de L’Harkoride se précipitèrent vers le portail pour disparaître de l’autre côté, dans un monde qui lui était parfaitement inconnu. Elle voulut s’interposer mais sa mère la retint et le torrent de la foule était trop puissant pour être interrompue. Sa colonie se dispersait loin d’elle et de son père, loin de tous ses espoirs, et elle ne pouvait rien faire pour l’empêcher. Amère, elle repoussa Aliane et lui jeta un regard noir.

« Vous n’allez pas avec eux ? s’enquit l’inconnu en haut-de-forme.

— Je ne connais pas cet endroit, dénia la Chronologue. Si c’est une colonie Indocile, on me rejettera pour ce que je suis…

— Je ne peux pourtant pas vous laisser ici, vous et vos enfants êtes en grand danger. N’y a-t-il pas un endroit où vous pensez être bien reçue ? Des gens qui vous voudraient du bien ? Le cas échéant, je peux peut-être vous cacher temporairement mais... »

Hortense vit sa mère hésiter. Elle en profita pour s’interposer de nouveau :

— Nous n’irons nulle part sans notre père.

— Le sieur Warfler est condamné, je regrette, avoua l’inconnu.

— Je m’en fiche ! Je ne bougerai pas d’ici…

— Hortense, c’est stupide, tu vas te faire tuer, la réprimanda sa mère.

— Ça m’est égal. Je ne partirai pas sans papa ! »

Finalement, Aliane l’ignora. Elle avait pris sa décision :

« Connaissez-vous la dimension de la Versatile ?

— J’y suis passé une fois, répondit le Cosmologue après une vague hésitation. Je peux peut-être ouvrir un passage vers l’île continentale, si cela vous convient…

— Si ce n’est pas dans un lieu civilisé, ce serait parfait, accepta la Chronologue. Ma famille d’adoption vit là-bas, à l’écart de la cité principale, sur la côte ouest de l’île d’Espérance. Ce sont les seules personnes de confiance que je connaisse et qui pourraient nous accueillir.

— Fort bien ! »

Il réitéra son dernier signe et un second portail s’ouvrit derrière eux. Une teinte bleutée s’y peignit. Aliane saisit ses enfants par la main mais Hortense la rejeta de nouveau. Il était hors de question qu’elle quittât la Draconienne et sa colonie, encore moins pour vivre avec des homines de la Société et sans son père. Un bruit sourd retentit au-dessus d’eux.

« Ils sont aux abords du volcan, alerta le Cosmologue. Vous devez y aller, vite ! J’essaierai de passer dans la dimension sous deux jours pour m’assurer que vous êtes bien en sécurité.

— Merci, mais… Pourquoi faites-vous cela ? s’étonna enfin Aliane avant de passer la porte.

— Le sentiment de bien agir, je suppose. Maintenant, partez ! »

Il les poussa doucement et referma le passage derrière eux.

Hortense fut d’abord frappée par le changement de température. L’air était tiède, ici, malgré la légère brise qui filait entre les arbres, s’entremêlant aux derniers rayons d’un radius déclinant. Une odeur résineuse et un bruit de remous lointains, couplés aux bourdonnements d’entomes par milliers, accompagnèrent cette nouvelle sensation. Ils se trouvaient dans une forêt de pins et de palmiers, non loin d’une falaise au-delà de laquelle l’eau s’étendait à perte de vue.

« Où est-ce qu’on est ? s’enquit-elle.

— En la Versatile, lui assura Aliane. Je ne connais pas cette partie de la forêt mais, en suivant la côte, nous devrions retrouver la maison…

— Ça ne rime à rien d’aller là-bas ! se lamenta la petite fille. Ce sont des homines de la Société ! Ils nous tueront…

— Peut-être qu’ils sont toujours là, poursuivit sa mère. Ce sont des gens bien. Ils tenaient à moi…

— Tu n’entends donc rien !

— Il suffit, Hortense, l’interrompit Aliane en durcissant le ton. L’île d’Espérance n’est pas bien grande et plutôt fréquentée. Si tu préfères attendre que de parfaits inconnus viennent te chercher, libre à toi. Ton frère et moi ne t’attendrons pas. »

Elle s’éloigna d’un pas décidé vers la mer, un Stanislas encore sonné sur ses talons.

Hortense referma ses bras autour d’elle. Malgré la tiédeur ambiante, la brise gelait ses os, soudain plus fraîche, plus puissante. Elle ne savait que faire. Elle ne connaissait rien d’autre que la dimension de la Draconienne, le Mont Harkor et la forêt de Baelfire. Ici, elle était perdue. Elle n’était plus rien. Elle jeta un regard désespéré à la forêt alentour, comme si un portail quelconque pouvait s’y trouver. Peut-être aurait-elle dû suivre les autres habitants de L’Harkoride vers cette colonie officieuse. Son père l’aurait-il voulu ? Elle n’en savait plus rien. La seule guide qu’il lui restait, ici, dans cette dimension inconnue, c’était sa mère et la direction douteuse qu’elle venait de leur faire prendre. Au bord des larmes, Hortense s’avança donc vers la mer, sur les traces d’Aliane Wickley.

FIN DE L’ACTE I

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