[A2] Scène 1 : Aliane (1)
Aliane, Alvare d’Overcour, Oscar von Hibenquicks, avocats, la Cour
Ae 3893 – cal. LXXV
Aliane était dans ses pensées. Le moment était pourtant loin d’être le plus opportun pour rêvasser. Sans doute un subterfuge de son esprit pour échapper à l’instant présent.
« Je le dis et je le répète : mes propos ne sont en rien diffamatoires ! martelait Von Hibenquicks depuis la barre. J’ai vu cette femme altérer le cours du Temps comme je vous vois ! C’est une Chronologue ! Une porteuse de mort !
— Sauf votre respect… voulut intervenir leur avocate.
— Un instant, Maître Lewis, l’interrompit le juge. La parole est à l’accusé. »
Après une seconde d’agitation imperceptible, Aliane se souvint qu’elle se trouvait sur le banc des victimes. À ses côtés, son frère adoptif, Alvare d’Overcour, était à l’origine de la plainte pour diffamation à l’encontre du seigneur – ancien seigneur – de Brelheim-sur-le-Barv. Après des cycles d’attente, la deuxième cité de la Draconienne s’était enfin révoltée contre son maître, qui cherchait visiblement un ou une coupable à sa chute. Aliane et les siens avaient pris peur en apprenant qu’il répandait d’affreuses rumeurs à son sujet. Tout comme ses soldats au moment de la bataille, Von Hibenquicks était censé se trouver sous l’emprise du signe d’Annulation, qui aurait dû effacer sa mémoire en même temps qu’il devait tous les empêcher de finir dans le Vide. Aliane savait qu’il y avait eu des témoins – un témoin en particulier – de l’autre côté du gouffre où l’Annulation, lui avait-on dit, n’avait pas eu d’effet. Que ceux qui se trouvaient du même côté qu’elle pussent se souvenir de quoi que ce fut la faisait douter de la bonne maîtrise de son Sens. Après tout, cela avait été la première fois qu’elle esquissait un signe d’une telle ampleur, et elle n’avait aucune confiance en sa bonne maîtrise de l’Essence. A présent, sous l’air détaché qu’elle devait arborer pour faire croire que tout ceci n’était que d’absurdes balivernes, et tandis qu’elle écoutait son détracteur la conspuer publiquement, Aliane regrettait amèrement son geste.
Bien qu’Alvare eût présenté cette action en justice comme « nécessaire à la préservation de son identité et de l’honneur de la famille », elle l’avait donc redouté comme le jour de sa mort. En dépit de ses efforts, elle était persuadée que tout s’arrêterait en ce beau et lumineux matin d’Aestas, dans la salle d’audience du tribunal d’Armorande. Mais surtout, elle ne se faisait pas d’illusions : être du côté des victimes ne la disculpait pas d’être responsable de l’embarras dans lequel elle avait jeté sa famille d’adoption. Avant ces histoires de procès, elle se sentait déjà mal à l’aise vis-à-vis de cet homme assis à sa gauche et qui se faisait passer pour son frère biologique depuis plus de vingt-cinq cycles, bon gré mal gré. Depuis qu’il avait appris son retour dans le giron de leur famille, dont il était le dernier représentant, Alvare n’avait cessé de se plaindre d’elle et de ses enfants en privé. Heureusement pour leurs secrets, ce haut fonctionnaire avait érigé le devoir de réserve en véritable art de vivre.
D’aucuns auraient pu trouver scandaleux qu’un simple cadre de l’administration comme Alvare d’Overcour pût ainsi attaquer en justice un noble de l’Extérieur, même déchu. Mais, quoique les D’Overcour eussent renoncé au titre de comtes de l’île d’Espérance depuis trois générations, ils n’en étaient pas moins des Particules, au même titre que les Von Hibenquicks. Sans compter l’aura de feu l’Imperator Lazare, leur père, dont le prestige les auréolait toujours malgré sa disparition et les rumeurs à son sujet.
Après que Von Hibenquicks eut terminé ses imprécations, on donna la parole à celle qui avait tenté de la lui couper. Jeune et sobrement éloquente quoiqu’un brin agressive, Me. Anita Lewis ignorait bien évidemment la vérité sur sa cliente, ce qui la rendait d’autant plus convaincante tandis qu’elle déroulait méthodiquement sa plaidoirie aux oreilles des jurés, du juge et d’une salle d’audience peu fréquentée. Elle commença évidemment par le commencement : l’acte de naissance présumé d’Aliane d’Overcour, fémine née lors de la vingtième calende de Ver du cycle 3856, en la demeure familiale située aux abords de la ville portuaire de La Maldavera, île d’Espérance, dimension de la Versatile. Aliane resta de marbre devant ce premier mensonge, auquel tout le monde devait impérativement croire. En vérité, c’était la date du décès de dame Isabelle de Malherbe, épouse D’Overcour, prétendument morte en couche, en réalité emportée par la maladie. Aliane n’avait vu le jour que le lendemain et fort loin de là, en la dimension de l’Élégiaque, dans une maison perdue au fond des bois, sur ce que l’on appelait à ce jour une Ligne Fantôme. Elle avait toujours trouvé cette coïncidence entre les dates surprenante, presque comme si sa famille d’accueil était vouée à devenir telle.
Me. Lewis, après avoir exposé sa naissance, devait faire intervenir le majordome des D’Overcour, Karl Philippin, comme témoin de la jeunesse de sa cliente. Karl qui joua très bien son rôle, comme il l’avait toujours fait à la demande du sieur Lazare et, à présent, de son fils Alvare. Ensuite, on attaqua la partie où les choses se corsaient : celle de la fugue d’Aliane, survenue en 3871. Là encore, une date de décès : celle du patriarche Lazare d’Overcour, vraisemblablement englouti par le Vide avec tout son équipage alors qu’il traversait le lac Atlas, en la dimension de l’Imprenable, alors qu’il partait défendre la paix dans le multivers. Aliane coula un œil vers son frère. Depuis son retour, elle se demandait souvent s’il était informé des raisons qui avaient poussé sa sœur adoptive à fuir son foyer d’accueil. Ce dernier n’avait jamais évoqué quoique ce soit à ce sujet, ce qui la confortait dans l’idée qu’il n’était peut-être pas au courant, et c’était tant mieux.
L’évocation de ses cycles passés à courir les salles de spectacle sous le sobriquet de « Marquise » lui parut presque superflu : non seulement ce personnage-là n’avait rien à voir avec les D’Overcour – du moins jusqu’à ce jour – mais en plus cette partie de sa vie n’était inconnue de personne. Même si le peu de foule présente dans la salle traduisait l’oubli, après quatorze cycles de silence, Aliane savait qu’elle avait fait couler beaucoup d’encre, en son temps. Certes, elle avait encore quelques admirateurs pour la défendre bec et ongle, mais aussi quelques ennemis, et la suite de la plaidoirie révélait en partie pourquoi :
« Nous savons tous que ma cliente a eu une liaison de dix cycles avec un néantide appartenant à la Croix de Worgan. Ce dernier, le prénommé Édouard Warfler, s’est rendu coupable de bien des crimes à l’encontre de la Société et de ses instances, rappela l’avocate. Une telle union obligerait à la méfiance à l’endroit de dame D’Overcour, que la cour croit certainement complice des actes de ce barbare. Mais, si vous le permettez, sieur juge et sieurs jurés, j’aimerais vous faire entendre la version de ma cliente au sujet de cette relation. »
Lewis se tourna vers elle, immédiatement imitée par toute l’assistance. Malgré l’hésitation et la peur qui la prirent en tenaille, Aliane se leva à la demande du juge et rejoignit la barre, prête à répéter la version sur laquelle elle et sa défenseuse s’étaient entendues.
Surtout, ne pas évoquer de sentiments.
C’était la seule chose qui pouvait jouer en sa défaveur d’après Me. Lewis qui était, disait-on, une spécialiste des droits des fémines. Aliane n’était pas inquiète à ce sujet : si elle avait pu être fascinée par la puissance d’Édouard à leur rencontre, elle avait vite déchanté et n’était pas certaine que l’on puisse décemment avoir des sentiments pour un homme de son acabit. Mais, rappelant que le rebelle avait une réputation peu avantageuse au sein de la Société, la juriste avait estimé qu’il fallait enfoncer le clou pour éviter que l’opprobre de ce dernier ne déteignît sur elle.
« Dame D’Overcour, lui adressa-t-elle. Pouvez-vous nous rappeler les circonstances de votre rencontre avec le sieur Warfler, je vous prie ? »
Elle les rapporta dans leur plus simple appareil : il l’avait enlevée manu militari le jour de ses noces avec le futur héritier du comté de Brelheim, feu Léonard von Hibenquicks, dans le but de la rançonner en échange de la liberté dudit comté. Une version que même son diffamateur ne pouvait contredire, à moins de renier toutes les lettres de son fils.
« Pourquoi, en fin de compte, Édouard Warfler ne vous a-t-il pas restitué à votre fiancé ?
— Il a décidé de me garder pour lui. »
Une vérité à nuancer. Échapper à son mariage avec ce pervers de Léonard avait été le vrai motif. Elle s’était, pour ainsi dire, vendue à Édouard qui l’avait acceptée à condition qu’elle lui donnât des filles. Après une première naissance couronnée de succès, elle avait enchaîné les échecs. Malgré cela, l’ancien Croisé de Worgan avait préféré la garder plus ou moins sans compromis, conformément à la version donnée. Pour elle, elle n’avait pas vraiment gagné au change, entre cette situation et la précédente, mais Édouard ne lui avait pas laissé beaucoup d’issues préférables à celle-ci.
« Quel statut le sieur Warfler, qui est, rappelons-le, un néantide de Sens mêlé, vous a-t-il accordé, à vous qui êtes une fémine ? Vous considérait-il comme sa compagne ? Avez-vous consenti à ce statut ?
— Aucunement. J’ai été l’objet de ses désirs et rien de plus, répondit-elle d’un ton catégorique.
— Vous a-t-il infligé des violences ?
— C’était... fréquent. Édouard était un homme brutal, en particulier lorsque j’étais en désaccord avec lui…
— Quel genre de désaccord, par exemple ?
— Le… meurtre de mon bien-aimé Léonard, dit-elle du bout des lèvres. Ainsi que l’Anomalie qu’Édouard a provoquée pour me garder.
— Vous parlez du gouffre pour lequel le Grand Conseil de l’Institut néantide l’a condamné ?
— Oui.
— La défense a également des questions, s’avança l’avocat de Von Hibenquicks.
— Accordé.
— Mon client, ainsi que plusieurs autres témoins, prétendent vous avoir vu aux côtés de Warfler au moment où ce dernier s’est confronté pour la dernière fois aux forces de la Société. Que faisiez-vous avec lui ? »
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