[A2] Scène 1 : Aliane (2)
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Aliane s’humecta les lèvres. Lewis avait prévenu que l’on risquait d’en profiter pour l’interroger. Un stratagème voulu, mais qui nécessitait de déguiser, une fois de plus, la vérité :
« Édouard avait pris connaissance de l’opération en cours pour sa capture, mentit-elle. Il avait l’intention de m’utiliser comme otage et de menacer de me tuer si le sieur Von Hibenquicks refusait de négocier…
— C’est faux ! hurla l’intéressé. Elle était de mèche avec lui ! C’est elle qui a ordonné la mort de mon fils à cet assassin de Warfler !
— Il m’a littéralement jetée dans le Vide ! s’offusqua-t-elle. Et je n’ai jamais voulu la mort de Léonard, Édouard a...
— Que nenni ! Je vous ai vu, vous étiez de connivence avec lui ! Et je sais que vous avez utilisé votre magie perverse pour l’aider…
— Silence ! demanda le juge. La parole ne vous a pas été accordée, sieur Von Hibenquicks. Maîtres, avez-vous d’autres questions à poser à la plaignante ?
— Oui, j’en ai une, réclama l’avocat du camp adverse. Vous avez parlé du regrettable sort que vous a fait subir le Manteau Rouge Warfler, mais il n’a pas encore été question de la progéniture que vous lui avez donnée. »
Des murmures indignés s’élevèrent dans le fond de la salle. Aliane déglutit. Conforter l’opinion publique dans l’idée qu’elle se faisait déjà d’Édouard était, pour ainsi dire, la partie la plus simple du procès. En revanche, elle ne pouvait pas renier ses propres enfants.
« J’aimerais, la cour et les citoyens de la Société ici présents aimeraient connaître les circonstances de la naissance de vos enfants. Sont-ils de votre volonté ?
— Non. Je vous l’ai dit : Édouard m’a…
— Vous les avez donc eus de force ?
— Ou-oui.
— Pourquoi, dans ce cas, les avoir sauvés avec vous ? Des enfants si peu souhaités ne méritaient-ils pas plutôt d’être abandonnés ? »
La question lui parut totalement déplacée. Elle ouvrit la bouche pour parler. Une image s’imposa à elle qui lui fit perdre ses mots pour en placer d’autres que la suffocation, heureusement, retint au bord de ses lèvres.
La maison n'est que saccage. En s’avançant vers l’escalier, elle aperçoit un corps. C'est son père. Elle se retourne vers le vestibule. La trappe, dans le sol, est grande ouverte...
« Dame D’Overcour ? »
Une impression de vertige l’obligea à se retenir à la barre. Elle porta une main à ses lèvres pour effacer l’insupportable révélation, et se retint de pleurer. C’était la vérité, mais une vérité que cette Société bonne à faire des orphelins ne devait jamais connaître.
« Ces enfants… ont subi des traitements aussi difficiles que le mien, balbutia-t-elle en tremblant. Ils ne méritent ni le père qu’ils ont eu, ni d’être livrés à eux-mêmes. »
Le juge hocha la tête. Me. Lewis aussi. Le greffier prit note, l’avocat de la défense battit en retraite, Aliane retourna sur le banc des victimes et Alvare lui tendit un mouchoir.
« Si ces dames et sieurs de la cour le permettent, j’ai un dernier élément à leur communiquer avant de clore mon intervention, reprit enfin leur avocate. Un autre témoignage, pour être précise. Il s’agit de la réponse à une question que la cour se pose peut-être, au sujet de la fuite de Dame D’Overcour et de ses enfants, mais pas seulement.
— Nous vous écoutons avec attention, Maître. »
Lewis sortit une enveloppe qu’elle montra bien en évidence à l’assemblée, et notamment le cachet de cire verte brisé qui l’avait autrefois scellée.
« Je rappelle à la cour que le jour de l’arrestation de Warfler, deux puissances militaires étaient mobilisées : celle de l’accusé et celle l’Inkorporation, représentée par le sieur Klaus Watson, Inkorporatiste de son état et qui se trouve présentement sur le banc des témoins. Le sieur Watson doit intervenir dans un second temps mais il m’excusera si le témoin dont je porte la missive lui coupe à nouveau l’herbe sous le pied. Les représentants de la gente néantide ici présents reconnaîtront peut-être le sceau qui garde ce témoignage. C’est celui de la Cosmologie, caste à laquelle appartient l'expéditeur de ce courrier : le Professeur Withingus. Ce dernier est un membre connu du Grand Conseil néantide. C’est celui-là même qui livra Warfler aux autorités. »
Les murmures redoublèrent tandis que le sieur Watson confirmait la forme du cachet à la demande de la juriste, ainsi que les faits que l’avocate venait de relater. Aliane échangea un coup d’œil avec Alvare. Ils avaient longuement débattu pour savoir s’il fallait faire appel à l’étrange individu qui avait aidé la Chronologue et ses enfants à quitter la Draconienne. Ce dernier était, à leur connaissance, le seul à savoir de source sûre qu’elle pouvait contrôler le Temps. Son absence sur le banc des témoins leur avait d’abord fait croire qu’il avait refusé l’invitation du tribunal. Qu’il ait préféré adresser un courrier ne leur disait rien de bon.
L’avocat de la défense fit objection :
« La défense s’oppose à l’exposition de cette preuve, qu’elle estime nulle et non avenue. Mon client, ainsi que le sieur Watson, ont clairement vu le sieur Withingus agir en faveur de la plaignante en lui faisant évacuer la zone des combats et il est également soupçonné d’être venu en aide aux habitants de L’Harkoride. D’après nos sources, il n’était pas supposé intervenir dans l’opération qui visait à la capture du sieur Warfler...
— Le Professeur Withingus était en maraude au moment des faits, répartit Me Lewis. Ses fonctions au Grand Conseil lui donnent pour mission de veiller sur les néantides qui résident en dehors du Réseau et d’intervenir s’il l’estime nécessaire. Ma cliente m’a d’ailleurs rapporté que les effectifs de l’accusé et du sieur Watson étaient en difficulté...
— Certes, mais il n’était pas dans ses prérogatives de devancer le travail de l’Inkorporation qui devait procéder à l’arrestation de Warfler, au nom de la Société comme de l’Institut, objecta l’autre avocat. Qui plus est, il n’a pas été autorisé à repartir en maraude depuis, ce qui montre bien que son intervention n’était pas cautionnée…
— S’il vous plaît, intervint le juge. Maître Lewis a fait appel à l’expertise du Professeur Withingus dans cette affaire qui, rappelons-le, est une affaire d’Étrangeté : l’objectif est de déterminer si la dame D’Overcour est bien une néantide ou si le sieur Von Hibenquicks a répandu des propos diffamatoires à son sujet. Le Professeur a eu l’occasion de côtoyer la plaignante ; il est donc à même de nous dire ce qu’il en est. Le tribunal autorise la lecture de son expertise. »
Aliane retint son souffle. Me Lewis tira la lettre de son enveloppe, la déplia et lut à voix suffisamment forte pour être entendue de tous :
« Je soussigné Aristide Pol Withingus, néantide de la caste des Cosmologues, professeur et Grand Conseiller de l’Institut, déclare sur l’honneur être intervenu lors des évènements dits de la Draconienne. Étant actuellement retenu par mes fonctions à l’Institut, je ne peux me déplacer pour faire part de mes observations, aussi j’ai pris le parti de les communiquer à la défense de dame d’Overcour à sa demande. »
Dans son courrier, Withingus revendiquait l’arrestation d’Édouard, qu’il avait d’abord refusé de livrer à l’Inkorporation avant que l’Institut ne l’y contraigne. Il prétendait avoir aidé Aliane à s’enfuir car il l’estimait, elle ainsi que ses enfants, victimes des agissements de Warfler. En revanche, il n’évoquait pas du tout le sort mystérieux des autres habitants de L’Harkoride. La lecture de la lettre s’acheva sur ses conclusions au sujet de sa rencontre avec celle qu’il avait rapidement identifié comme une Chronologue :
« Concernant la nature d’Aliane d’Overcour, notre rencontre et les propos échangés avec elle me permettent d’affirmer qu’il s’agit bel et bien d’une fémine, à qui les accusations du sieur Von Hibenquicks font beaucoup de tort. Après vérification, son nom ne figure pas dans la Liste des Dispersés tenue par l’Institut pour surveiller les Chronologues subsistants. Aucune altération éventuelle de la ligne temporelle n’a, par ailleurs, été constatée qui permettrait de corroborer les propos de l’accusé. Restant à votre disposition, etc. »
Aliane aurait été soulagée de cette révélation si elle ne l’eut totalement abasourdie. À ses côtés, Alvare eut bien du mal à contenir un soupir de soulagement. Me. Lewis referma la lettre achevée et adressa un regard entendu à l’accusé et sa défense, avant de se tourner vers le juge :
« En conséquence, d’après les propos et l’expertise qui viennent d’être rapportés, nous en concluons que la dame Aliane D’Overcour est bel et bien une fémine, contrairement à ce que prétend l’accusé. Ce dernier se rend donc coupable de diffamation à l’encontre de ma cliente et de sa famille, en l’assignant à la honteuse caste des Chronologues, à laquelle elle n’appartient pas. Je remercie la cour pour son attention. »
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