[A2] Scène 2 : Aliane
Aliane, Alvare d’Overcour, Maréchal Vladimir Grumberg, Karl
C’était en voyant défiler les hautes tours, les entrelacs de ponts et les immeubles immenses qui tapissaient les parois de la station-ville à travers le hublot qu’Aliane avait réalisé, à son arrivée quelques jours plus tôt, qu’elle n’avait encore jamais mis les pieds à Armorande. Occupant largement l’angle nord-est du cube de Polychromium colossal qui abritait Altapolis et les quatre stations-villes centrales – le Cœur du Réseau – la capitale de la Société faisait à elle seule deux à trois fois la taille de ses voisines et avait pour singularité supplémentaire de former un coude. L’aéronef qui ramenait Aliane et son frère adoptif vers le logement de fonction de ce dernier, situé dans le Quartier Dextre, traversait alors le Quartier Central, où posaient fièrement les dix allégories sculptées des dimensions devant la gare d’Armorande, l’une des plus grandes du Réseau. De celle-ci partaient quatre voies ferrées, chacune conduisant aux impressionnants portails dimensionnels qui béaient aux quatre coins de la station-ville. Midi brillait en Rhodia, le radius du Cœur d’Althorod qui baignait la cité de ses rayons jaunâtres presque aveuglants. À terre, dans les petites rues qui quadrillaient la ville, entre les larges immeubles baroques, des passants inidentifiables croisaient d’agiles vélocipèdes dans un flux incessant. Dans les airs, seul le Code de la Circulation Aérienne empêchait les petits véhicules comme le leur de heurter leurs semblables à leur hauteur, les vaisseaux de transport collectif au-dessous et les zeppelins des grands magnats de l’industrie au-dessus. Et tout cela de produire un vacarme quasi permanent au point de le confondre avec le silence. Mais plus que le bruit, c’était cette lumière étrange, répercutée par les parois en métal barrant l’horizon, qui dérangeait la Marquise, habituée aux ombres recluses des forêts.
« Vous n’avez pas idée de la chance que vous avez. »
La Chronologue abandonna le paysage pour fixer le maréchal Grumberg, assis en face d’eux. Contrairement à la ville au-dehors, cet homme imposant, à la barbe blanche taillée avec soin et à l’uniforme bleu bardé de galons, ne lui était pas tout à fait inconnu. Il était d’un roux-blond espiègle, dans ses souvenirs, avec des tâches de rousseurs qui rivalisaient désormais avec ses rides. Son regard impénétrablement sévère, en revanche, était inchangé. Pas plus que sa formidable carrure, qui lui donnait des allures de géant dans l’étroitesse de leur petit aéronef privé. À ses côtés, le majordome Karl, qui n’était pas petit, se trouvait tassé contre la paroi du véhicule. Aliane dévisagea son interlocuteur d’un œil torve. Même si, dans l’ombre de ses fonctions de garant de la sécurité intérieure, il était supposément chargé de veiller sur elle et Alvare, le maréchal ne lui inspirait pas totalement confiance.
« Me croyez-vous si inconséquente, sieur maréchal ?
— Vu tout le mal que vous donnez à mon service depuis votre fugue, vous m’excuserez de le penser, rétorqua-t-il. Il faut être particulièrement inconsciente pour vouloir se donner en spectacle avec ce que vous avez à cacher. On croirait que vous faites tout pour être percée à jour !
— J’ai le droit de vivre comme tout le monde.
— Je n’appelle pas cela “vivre comme tout le monde”, Aliane !
— Quand je pense qu’il reste des gens assez fous pour t’admirer et faire des pieds et des mains pour te mettre hors de cause, fit sardoniquement remarquer Alvare à ses côtés. Comme si la renommée pouvait te placer au-dessus de tout soupçon…
— Une illusion ! Avec ses histoires, Aliane ne s’est pas fait que des amis, et vous non plus, lui rappela le maréchal avant d’en revenir à elle : En plus de protéger le secret de votre caste, c’est votre loyauté envers la Société qu’il faut désormais défendre. »
Aliane ne répondit rien. C’était là le verdict de la Cour à son égard : prouver son intégrité. Si son discours sur Édouard et leurs enfants semblait avoir été plus convaincant que les accusations butées et sans preuves de Von Hibenquicks, finalement condamné pour diffamation, sa longue absence et la vie clandestine qu’elle avait menée durant tout ce temps intriguaient l’opinion publique.
Leur petit vaisseau longea justement l’immense navire de pierre qui trônait dans le « beau quartier » de la cité, couronné d’une majestueuse coupole : le Temple de la Société, siège de l’Assemblée. Un lieu que tout opposant au régime rêvait de mettre en pièce. Aliane guetta sombrement cet édifice qui, à lui seul, devait occuper les deux tiers du Quartier Dextre, autant qu’il incarnait l’épée de Damoclès qui la menaçait depuis l’enfance.
Bien sûr qu’elle se savait en sursis ! Sans l’intervention de son mystérieux sauveur – dont elle connaissait à présent le nom – leurs chances de triompher de ce procès auraient été bien moindres. Elle ne s’expliquait toujours pas comment l'ancien comte de Brelheim avait pu avoir des soupçons au sujet de sa nature de néantide. Après l’avoir entraînée loin de la zone de combat, Withingus l’avait seulement prévenue que son signe d’Annulation n’avait eu d’effet que sur la moitié nord de la dimension, mais pas au sud de la faille, comme si la Draconienne formait désormais deux dimensions distinctes où l’Essence n’agissait pas de la même manière. Heureusement, la Cour s’était bien vite rendue compte que les arguments de Von Hibenquicks ne reposaient sur aucune preuve tangible. Même l’Inkorporatiste Watson, qui avait été invité à la barre par l’avocat de l’ancien comte, n’avait rien trouvé qui pût permettre de dire qu’Aliane avait modifié le flux temporel. Von Hibenquicks lui-même s’était finalement trouvé incapable de rapporter des détails précis qui pussent compromettre la Marquise. Entre la bataille et la poussière, il n’avait même pas réussi à voir ses yeux, alors que ce seul détail aurait pu la trahir.
« Je m’attendais vraiment à ce que l’Inkorporatiste qui dirigeait les opérations te mette en accusation lui aussi, admit Alvare. Ces gens-là ne sont pas vraiment portés sur la présomption d’innocence, en général…
— La parole d’un Grand Conseiller tel que le sieur Withingus a eu plus de poids que la sienne, expliqua Grumberg. Cet Inkorporatiste est un néantide trikestrien, qui reste de facto soumis à l’autorité de l’Institut malgré son allégeance à l’Inkorporation. Et s’il n’a aucun souvenir du signe d’Aliane, il se rappelle très bien avoir aperçu notre ami le professeur...
— Ce qui m’étonne, moi, c’est que la parole de ce professeur ait été si facilement entendue par la Cour alors même qu’il semble s’être compromis en me venant en aide, releva Aliane.
— Eh comment, qu’il s’est compromis ! grommela le maréchal. D’après mes informateurs, c’est effectivement la raison pour laquelle l’Institut a suspendu ses maraudes. Enfin... Non, disons plutôt que c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Aristide Withingus a la fâcheuse réputation d’être un empêcheur de tourner en rond, à l’Institut. Sa thèse, à l’époque, avait déjà fait parler de lui. Je n’entends rien à ces acrobaties de chercheur sous Sporine, mais je crois qu’il a tenté de remettre en question la loi de Wamedyx sur les limites de l’Espace, quelque chose du genre…
— Le théorème du Long Serpent ? Ah ça ! s’esclaffa Alvare. Si c’est le cas, ça m’étonne presque qu’on lui ait offert un siège de Grand Conseiller. On a vu des néantides endurer la Punition pour moins que ça…
— Je ne sais trop comment il a fini par sauver les apparences. S’il est là où il est, c’est qu’il n’a pas discuté les grandes théories sans savoir ce que cela impliquait. »
À nouveau, Grumberg fixa Aliane avec gravité :
« Je ne sais pas comment il s’y est pris pour savoir que vous aviez signé alors que tous les autres n’ont rien vu, mais je suis prêt à parier qu’il a supprimé toutes les preuves qui auraient pu vous incriminer. Cet homme-là ne doit pas être sous-estimé. Aujourd’hui, il est de votre côté et c’est pour cela que je vous dis que vous avez beaucoup de chance. Je ne connais pas beaucoup de Grand Conseiller néantide qui se salirait les mains pour sauver une petite Chrono sans cervelle comme vous. Il convient de le ménager pour le garder de notre côté, cela va sans dire. Vous avez une dette envers lui, à présent, Aliane. J’espère que vous le mesurez. »
L’intéressée n’avait pas besoin de se l’entendre dire deux fois. La seule idée de devoir quelque chose à quelqu’un l’indisposait. À tout moment, son mystérieux bienfaiteur pouvait se retourner contre elle, utiliser son secret ou sa fameuse dette pour réclamer une faveur. Le genre de faveur qu’elle avait accordé à Édouard durant dix cycles, par exemple ; un lourd tribut pour ne pas retourner auprès de Léonard von Hibenquicks ou sur les Lignes occupées par sa caste. Avant de lui faire passer le portail de la Versatile, Withingus avait dit lui être venu en aide avec pour seule motivation l’accomplissement d’une « bonne action ». Elle espérait sincèrement qu’il en resterait là, surtout si ladite bonne action devait rattraper des faits moins louables, ce qui paraissait sous-entendu par cette étrange raison et tout ce que Grumberg venait de leur apprendre.
Jusqu’à ce jour, toutefois, le Cosmologue ne s’était pas manifesté auprès d’elle, ni pour lui réclamer son dû, ni pour s’enquérir de sa sécurité, comme il avait pourtant annoncé vouloir le faire. Pour autant, elle n’était pas certaine d’être à l’abri de cet épieur discret. Après tout, il avait honoré la demande de leur avocate en transmettant une expertise qui avait été clairement en leur faveur. Elle ne pouvait pas croire qu’il ait fait tout cela de manière totalement désintéressée, surtout si cela devait le compromettre auprès de l’institution qu’il servait.
Leur petit véhicule approchait des quais de débarquement de la résidence où se trouvait l’appartement d’Alvare. Ils eurent le temps d’apercevoir un petit groupe de journalistes qui les y attendait avant que Grumberg n’abattît le rideau du hublot d’un geste sec. Il se pencha vers Aliane :
« Vos enfants portent bien les lentilles que nous vous avons fournies, eux aussi ?
— J’y veille… répondit-elle.
— Nous y veillons, corrigea Alvare. Et ce n’est pas une mince affaire…
— Il va falloir qu’ils s’y fassent, poursuivit Grumberg. Vous avez bien entendu le juge : d’ici la première calende d’Autumnus, vous devrez avoir trouvé une situation dans le Réseau et vous être installés dans l’une des douze stations-villes. Tant que vous n’élisez pas à nouveau domicile à Torliande, tout devrait aller pour le mieux. »
Il tourna ses yeux ternes vers Alvare :
« Vous pourriez suivre votre frère, par exemple. Je crois qu’il devait demander à changer d’affectation…
— Si j’en change, ce sera pour Merleviel, Vlad, asséna le fonctionnaire. Autrement, je reste ici.
— Je doute qu’habiter Armorande soit votre meilleure option, objecta le maréchal. Tout se sait plus vite. Quant à Merleviel, la situation y est assez… incertaine, même si pour le moment il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Et puis, cela fait combien de fois que vous demandez à aller là-bas ?
— Six fois. Mais cette fois, c’est la bonne. Leur sénéchal prend sa retraite. »
Le chef de l’Intérieur haussa les épaules et se carra dans son fauteuil, tandis que leur vaisseau s’amarrait au quai. Dehors, des hommes et femmes en uniforme bleu étaient en train d’intervenir pour disperser le groupe d’impertinents qui tentaient d’approcher la Marquise, son frère et leur domestique. Alvare pesta contre leur présence et promit d’enguirlander le chef de la sécurité de la résidence, dont la rigueur n’était pour l’instant pas fameuse. Grumberg assura également qu’il remettrait un tour de vis quant à la protection des D’Overcour, après quoi il leur souhaita bon vent en leur faisant promettre de le tenir informé de leur choix d’installation.
Une fois à l’abri des regards, dans le logement de fonction d’Alvare, Aliane se laissa choir sur le sofa, épuisée de sa journée. Sa victoire contre Von Hibenquicks avait un goût amer. La perspective de s’établir dans le Réseau, même dans une station-ville du troisième cercle, ne l’enchantait pas. Les enfants n’avaient jamais connu la ville et elle-même n’avait plus l’habitude de la vie citadine depuis bien longtemps, si tant était qu’elle l’eût eu un jour. Avec tous les curieux et détracteurs potentiels sur leur dos, leur nouvelle vie ne s’annonçait guère comme un long fleuve tranquille.
Si seulement ils avaient pu rester en la Versatile…
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