[A2] Scène 3 : Stanislas
Stanislas, Aliane, Alvare d’Overcour, Karl
Le marché nocturne de La Maldavera était bondé. Stanislas se faufila agilement entre les étals et les badauds, à la recherche de curiosités. Les luthiers le faisaient toujours rêver. Il pouvait rester des heures à les regarder façonner de leurs mains expertes une viole ou une mandoline. Cette fois-là, il débusqua un instrument singulier : une caisse ronde comme une grosse coque tombée d’un palmier, un long manche pointé vers le ciel et quelques cordes tendues de l’un à l’autre. Le musicien le tenait calé contre son bassin et pinçait les cordes face à lui pour en tirer un son doux et envoûtant. Il appelait cela une kora. Les musiciens de rue étaient certainement ce que préférait Stanislas avec ceux qui fabriquaient les instruments. Chacun apportait son monde avec lui et le déballait aux autres en faisant chanter ses cordes, battre ses caisses ou décliner l’air en une myriade de notes sifflées.
Captivé par sa dernière trouvaille musicale, le jeune garçon ramena devant lui son théorbe tout neuf et, s’asseyant près du musicien – un homme à la peau d’ébène, avec de longs cheveux noirs nattés et de grosses lunettes polarisantes autour du cou – il commença à doubler la mélodie. Le joueur de kora accueillit cet accompagnement avec enthousiasme, révélant des dents d’une blancheur impressionnante. Et tous deux jouèrent en chœur, mus par une même rengaine, sans qu’aucune parole ne les aient liés. Rien que la musique.
À l’issue de ce concert improvisé, des applaudissements retentirent autour d’eux. Stanislas n’avait même pas remarqué que des gens s’étaient rassemblés pour les écouter. Lui qui avait autrefois l’habitude d’être hué, était toujours surpris de voir cela se produire spontanément depuis qu’il était ici. Les gens d’ici connaissaient bien sa mère, bien qu’elle était restée discrète depuis son retour, et ils appréciaient particulièrement de le voir se joindre spontanément à d’autres musiciens. Les applaudissements, en définitive, importaient peu à Stanislas, mais il ne pouvait ignorer le soulagement de pouvoir s’adonner librement à sa passion sans craindre les taquineries des autres jeunes et les remontrances des adultes.
Parmi la foule de spectateurs qui commençait à se disperser, le jeune garçon reconnut soudain Karl. Ce dernier avait accompagné sa mère et Alvare dans le Réseau pour témoigner lors de leur procès. Stanislas savait qu’ils devaient revenir le jour-même et il avait obtenu de pouvoir se rendre en ville seul pour les accueillir, malgré le crépuscule et les nuages noirs qui enflaient à l’horizon. Il prit donc congé du musicien à la peau sombre qui le remercia chaleureusement en le laissant rejoindre le vieil homme.
Le majordome des D’Overcour était un grand gaillard à l’accent chantant, un peu bedonnant et dont la chevelure et les favoris blancs étaient particulièrement touffus. Lui et Aneth, son épouse, avaient tout de suite fait preuve de bienveillance à l’égard des Wickley à leur arrivée voilà quatre cycles. Il s’agissait pourtant d’homines de la Société, ce qui leur avait tout suite attiré l’antipathie d'Hortense, mais Stanislas, lui, n’en avait pas fait cas. Il les trouvait même bien plus gentils que les habitants de L’Harkoride. Pour son onzième cycloverse, près d’une tierce[1] plus tôt, le couple lui avait offert ce théorbe qu’il emmenait désormais partout avec lui, et ce malgré le volume de l’instrument. Ce cadeau avait achevé de les lui rendre sympathiques. En accourant à sa rencontre, le jeune garçon remarqua que le majordome tenait un petit paquet qui devait être le courrier du jour. Les violentes intempéries qui ébranlaient la Versatile ces derniers temps perturbaient, entre autres, la livraison du courrier, obligeant les habitants de toute l’île à se déplacer au bureau de poste de La Maldavera.
« Votre mère et le sieur Alvare sont rentrés, l’informa Karl en roulant les r quand Stanislas lui demanda où était Aliane. Je crois qu’ils sont au Celestina. Des gens ont prié la dame Aliane d’y donner un concert pour fêter la fin de son procès. »
Stanislas crut avoir mal entendu. Il n’avait jamais vu sa mère chanter en public. On ne lui en avait pas donné l’occasion, autrefois, et elle avait préféré ne pas trop se montrer aux habitants depuis son retour dans sa terre d’adoption. Mais le procès avait mis un terme à leur vie secrète : le monde entier savait désormais que la fille perdue de l’Imperator Lazare était revenue parmi les siens, auprès desquels elle se tenait cachée à cause du succès qu’elle avait acquis jadis sous le titre de « Marquise ». Il en avait été ainsi jusqu’à ce qu’un seigneur déchu se mit à clamer, à qui voudrait l’entendre, qu’elle était une « porteuse de mort ».
Tandis qu’ils marchaient vers le Celestina, un petit cabaret populaire de La Maldavera, Stanislas lutta pour ne pas se frotter les yeux. Penser à ces histoires lui avait rappelé qu’il était contraint de porter des lentilles spéciales pour dissimuler ses yeux de néantide. Il avait été convenu que lui et sa sœur se feraient passer pour des Hybrides, des êtres nés d’un parent néantide et d’un parent homine, comme c’était supposément leur cas. Il avait d’abord pensé que la nécessité de dissimuler la caste de leur mère était la seule raison qui les contraignait à ce mensonge, mais on lui avait appris qu’il ne faisait pas bon être un Sens mêlé non plus, au sein de la Société. L’oncle Alvare les avait donc priés de porter ces lentilles dès leur arrivée, qu’ils fussent dehors ou à la maison, au cas où ils recevraient des visiteurs. Hortense avait rechigné et lui aussi, dans un premier temps, mais il ne voulait pas se fâcher avec sa mère et l’oncle Alvare lui faisait un peu peur. À présent que leur secret avait failli être éventé, il hésitait presque à dormir avec ces choses collées sur ses rétines, malgré la gêne occasionnée.
Lui et Karl remarquèrent bien vite que le dansing était plein à craquer. Toutes les tables étaient prises, à tous les étages, à tel point que les gens commençaient à prendre place sur les gardes fous des divers balcons. Stanislas, en entrant, eut du mal à croire que tout ce monde était là pour sa mère, elle que personne ne voulait entendre à L’Harkoride. Il régnait une chaleur étouffante, couplée à l’odeur âcre et la fumée épaisse des cigares. Dans le brouhaha, il entendit un éclat de voix à contre-courant des autres : celui d'Alvare, qui protestait contre cette représentation improvisée. Le jeune garçon chercha sa mère des yeux, en vain tant la foule était compacte. C’est alors qu’une silhouette vêtue de noir s’éleva au-dessus de l'assemblée, poussée par une clameur qui explosa à sa vue. Aliane avait lâché ses cheveux, remonté ses manches et défait les premiers boutons de son corsage, arrachant des sifflements grivois aux plus effrontés. Ses joues et sa gorge étaient déjà brillantes de sueur. Son regard était quelque peu incertain mais Stanislas, depuis le seuil de l’établissement, la trouva majestueuse. Il lui adressa de grands signes, espérant qu’elle le verrait, et fut exaucé. Aliane, aussitôt, le pria de la rejoindre, mais l’invitation muette ne passa pas inaperçue : on se retourna pour voir l’appelé, qu’on précipita derechef vers la scène. Refroidi par ces incitations, brusquement dévoré par l’angoisse, le jeune néantide dut lutter pour entendre ce que lui demandait la Marquise : il devait jouer une ballade locale qu’elle lui avait apprise récemment et dont il maîtrisait à peu près l’air. Il jeta un œil à la salle. Tout ce monde et la hauteur de la scène le tétanisaient. Et sa mère ? Si Aliane avait le trac, elle n’en montra rien. Il imagina qu’on ne les laisserait pas rentrer chez eux avant de les avoir entendus et se résolut à s’aligner sur sa conduite. Les jambes flageolantes, il s’assit sur le bord de la scène, dégaina son instrument et commença à pincer les notes qu’on lui avait demandé.
À le voir jouer, des « chut ! » sonores sévirent, étouffant les bavardages et les applaudissements. Ne retentirent plus que des murmures et l’écoulement caressant de ses doigts sur les cordes de son théorbe. Stanislas laissa cascader le son sans se poser de question, faisant abstraction des respirations saccadés qui lui répondaient dans ce bruit de ressac déguisé en silence. Puis la mélodie ralentit, se suspendit presque avant l’accord qui devait marquer la fin de l’introduction et l’entrée en scène d’un nouvel élément : la voix.
D’abord hésitant, le chant d’Aliane s’éleva, s’imposa malgré le manque de puissance immanent à ses cordes vocales. Stanislas crut un instant que ce filet de voix s’éteindrait, noyé sous les hourras qui l’accueillirent. Le public retrouva pourtant son mutisme, écoutant religieusement la complainte qui lui était proposée sans plus l’interrompre, sinon pour l’accompagner. À mesure que leur prestation gagnait en intensité et en assurance, le jeune garçon oublia la scène et tous ces regards braqués sur eux. Il n’y avait désormais que lui, son théorbe, la voix de sa mère et cette communion singulière, dans cette salle peuplée et humide de sueur. La rengaine, aux intonations langoureuses et véhémentes, y faisait régner une tension étrange, comme si tout pouvait éclater dans l’instant. Comme un orage proche. Stanislas eut soudain la certitude que cette chanson, si courroucée que pussent paraître ses accents, n’était pas la seule cause de cette impression. Il en eut la confirmation quand il entendit le ciel se déchirer dehors.
Ils poursuivirent, imperturbables, lorsque le Celestina se mit à grincer sous les assauts du vent. Le chœur du tonnerre fit à peine tressaillir la foule en s’abattant sur les poutres de l’édifice. La stupeur du choc arracha une fausse note au jeune musicien que lui seul remarqua. Il fallut attendre la fin de la chanson et le retentissement d’une sirène dehors, aussitôt couvert par les bravos de la foule, pour que tout s’arrête enfin. On se pressa pour sortir et rentrer chez soi se mettre à l’abri. Encore tremblant, Stanislas glissa une main dans ses boucles blondes, trempées par la transpiration. Il y trouva la main de sa mère, aussi fébrile que la sienne. Il se jura de ne jamais oublier le sourire épuisé qu’elle lui adressa lorsqu’il releva les yeux vers elle.
Alvare et Karl les évacuèrent du dansing par la porte de derrière, où une voiture les attendait. Dès l’instant où elle démarra, la pluie se mit à tomber. En chemin, Karl en profita pour distribuer le courrier. Presque toutes les lettres étaient adressées à la Marquise, mais une seule retint l’attention d’Aliane. Stanislas eut juste le temps d’apercevoir le cachet vert sur l’enveloppe avant qu’elle ne disparût dans le corset de sa mère. L’oncle Alvare dut le voir aussi, à en juger par son regard sourcilleux.
« J’imagine que pour la discrétion, il faudra patienter encore un peu...
— Je suis désolée, Alvare, supplia-t-elle. Je ne pensais que les gens d’ici auraient…
— Allons, ce n’est rien, grinça-t-il. Puisque nous partons bientôt. »
L’annonce alerta le jeune néantide. Partir ? Quitter La Maldavera ? Il se tourna vers sa mère qui prit un air contrit en percevant sa panique.
« Où est-ce qu’on va ? l’interrogea-t-il.
— Pour le moment, on ne sait pas. Ce n’est pas décidé. Cela pourrait dépendre de la future affectation d’Alvare. Mais ce sera dans le Réseau, quoiqu’il en soit.
— Le Réseau ? C’est loin d’ici ?
— Ça dépend, répondit Aliane en haussant les épaules.
— Pas si on atterrit à Siremsis, releva Alvare. Mais je ne me vois pas vivre là-bas. Entre les homines en vacances et les néantides malades…
— Tu veux aller à Merleviel, c’est ça ? s’enquit-elle. Pour rejoindre Fanny et Jules ?
— Si Fanny veut bien de moi. Je n’ai pas de nouvelles depuis… longtemps. Mais s’il s’agit de vous accueillir, ce n’est pas elle qui dira non.
— Grumberg avait l’air de dire que la station-ville était dans une situation précaire... »
Alvare pinça les lèvres et glissa un œil dehors. La route jusqu’à la demeure D’Overcour était cahoteuse. Ils tanguaient tous violemment sur leurs banquettes.
« Papa était un fervent défenseur de la Cité Rouge, évoqua le fonctionnaire. Avec sa disparition et le début de la guerre, nous avons toutes les raisons de croire que les Sens mêlés qui vivent là-bas sont en sursis. J’ai entendu dire que l’Inkorporation avait l’intention de récupérer le quartier. S’ils le réclament officiellement, il ne fait pas de doute que l’Imperator Kergalev leur sera favorable…
— Tu as conscience qu’au vu de cette situation, ce n’est pas du tout un endroit sûr pour mes enfants ? l'interpella sombrement Aliane.
— Ça ne l’est pas davantage pour Fanny et son père, rétorqua-t-il. Ni pour toi, d’ailleurs. Mais si on fait en fonction de toi, aucun endroit dans le Réseau ne pourra convenir... »
Un éclair éblouit l’habitacle. Stanislas se tourna vers la vitre et vit la mer s’allumer dehors. Étrangement, entendre le tonnerre le rassura. Quatre cycles plus tôt, en arrivant ici, il était presque sourd. Les événements de la Draconienne avait jeté sur lui un voile de terreur et une surdité inexpliquée. Il avait cru perdre son innocence pour toujours. L’anxiété qui gangrenait ses entrailles avait cependant fini par se dissoudre, ne laissant qu’un mince résidu qui se manifestait encore, quelques fois. Il se souvint de ce jour où il avait renoué avec les bruissements du monde, peu de temps après leur arrivée. L’orage avait été le premier son à frapper à la porte de ses tympans. Il se souvint qu’alors, Aneth lisait le journal à sa sœur qui réclamait des nouvelles de L’Harkoride. La voix perchée de la petite bonne lui était parvenue à son tour, d’abord comme une série de couinements incompréhensibles, puis comme un flux de paroles continu. Il se souvint aussi du jour où elle décida de l’emmener au marché nocturne. Malgré ses lentilles pour lui piquer les yeux, il avait été enchanté par toute cette vie joyeuse et insouciante, par toutes les merveilles que La Maldavera avait à offrir. La musique, plus puissante que jamais, avait envahi ses oreilles pour la première fois depuis les terribles événements qu’il avait vécus.
Dès lors, il avait vécu avec la douce et naïve certitude de rester ici pour toujours. Au fond de lui, il avait pourtant pressenti que ce n’était pas fait pour durer.
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