[A2] Scène 4 : Hortense
Hortense, Aliane, Stanislas, Alvare d’Overcour, Aneth, Karl
Il pleuvait de nouveau. Les accalmies étaient à présent plus rares que les perturbations, et elles n’étaient pas sans conséquences. Par endroits, on avait constaté des coulées de boues et des arbres abattus. La mer était constamment agitée, obligeant les navires à rester à quai. De telles averses étaient pourtant fréquentes, en la Versatile, dont le temps capricieux avait fait la renommée autant que son île paradisiaque. Mais en dépit de l’habitude, cette tempête, qui frappait la dimension sans relâche depuis presque une saison entière, tracassait tout le monde.
Tout le monde, sauf Hortense.
Assise nonchalamment près de la fenêtre, le nez contre la vitre, elle regardait les gouttes frapper au carreau comme autant de petits prisonniers cherchant à s’évader. Au-delà, dans la sorte de brouillard formée par la pluie, la mer semblait s’étendre à l’infini, ne se détachant du ciel nocturne qu’à la faveur des éclairs et de l’agitation des vagues, que l’on devinait à peine dans la pénombre. Pour une raison inconnue, l’horizon était sempiternellement barré d’un brouillard opaque que même le temps clair ne parvenait pas à dissiper. Comme cette brume lointaine qui masquait le gouffre de la Draconienne, au nord de L’Harkoride. C’était la seule similarité que Hortense avait trouvé entre les deux dimensions, que le climat et l’environnement opposaient diamétralement. Ce souvenir de sa dimension natale lui arracha un petit soupir de lassitude. Malgré les quatre cycles qu’elle avait passés ici, elle ne supportait toujours pas cet endroit. Elle n’aurait jamais dû se trouver là, dans le salon cossu de la demeure ancestrale des D’Overcour, une maison bleu-vert posée sur un bout de falaise érodée où elle semblait tenir par miracle. Depuis qu’elle vivait ici, avec son frère et sa mère, Hortense avait le sentiment de se trouver au milieu d’un ban de pisques affamés, prêts à la dévorer si elle avait le malheur de donner son vrai nom, d’oublier de porter ses lentilles noires ou de tout simplement clamer son appartenance à l’espèce néantide. Pour ne pas s’y risquer, elle restait cloîtrée à longueur de journée, mais pas seule. Pour son plus grand malheur, des homines vivaient avec eux.
Elle quitta le paysage maritime des yeux pour en revenir au dernier numéro du journal Le Phare, posé sur ses genoux et qui relatait les grandes lignes du procès Von Hibenquicks. Quand Alvare avait annoncé vouloir poursuivre l’ancien maître de Brelheim pour diffamation, elle avait grandement douté des bienfaits de l’entreprise. Pour elle, il n’y avait que deux options possibles dans une telle situation : faire les morts en restant cachés, ou bien sortir et régler son compte à ce seigneur de pacotille une bonne fois pour toute. Quitte à se faire remarquer, autant faire les choses correctement. Malheureusement, son « oncle » préférait les lenteurs de la paperasse à la radicalité de la violence. Dans ces moments-là, son père lui manquait plus que jamais.
La lecture qu’elle venait d’achever lui avait d’ailleurs rappelé qu’elle était la seule à le regretter. Dans cette infâme feuille de chou, Édouard Warfler était dépeint comme un criminel sanguinaire qui battait femme et enfants. Et qui donc avait dressé un tel portrait de lui ? Aliane, évidemment ! « dame D’Overcour » ou « dame Marquise », comme aimait l’appeler le journal. Des noms aussi étrangers qu’elle ! Non contente de savoir son ancien conjoint en prison, leur mère avait continué d’enfoncer cet homme qu’elle n’avait jamais aimé pour lui faire payer on ne savait quoi... De les avoir gardés à l’abri de la faim et de leurs ennemis pendant dix cycles, sans doute ? Vraiment, quel père indigne ! De dépit, Hortense jeta les liasses de papier par terre et rabattit nerveusement les pans de son plaid autour de ses épaules. Dehors, le vent avait forci, mêlant ses hurlements aux clapotis de la pluie et aux grondements du tonnerre au-dessus de leur tête.
C’est à ce moment qu’Aneth entra dans le salon avec le service à thé. Hortense l’aperçut du coin de l’œil. Elle ne supportait pas cette vieille fémine, bien qu’elle fût inoffensive et serviable. Heureusement, cette dernière s’en tenait pour dit et gardait prudemment ses distances avec elle. Aneth déposa le plateau sur la petite table du séjour et versa un peu de thé fumant dans une tasse qu’elle tendit à la jeune néantide :
« Attention, c’est très chaud. »
De fait, elle tenait précautionneusement la tasse par la hanse et la soucoupe pour ne pas se brûler. Hortense n’eut que faire de ces manières : elle attrapa le récipient à pleines mains et le porta immédiatement à ses lèvres, au mépris de la prévenance de la bonne qui esquissa naturellement un geste d’inquiétude empressé. L’odeur de la bergamote s’engouffra dans ses narines et ce parfum, quoique subtil et un peu trop amer à son goût, ravit ses papilles.
« Il est trop infusé, grinça-t-elle en guise de remerciement.
— Vous m’en voyez désolée », répondit l’autre d’un ton convenu.
Sans plus se soucier de savoir si la jeune fille s’était brûlée – ce qui ne semblait manifestement pas être le cas – Aneth tourna les talons et regagna la cuisine. Hortense se retrouva de nouveau seule au salon, avec entre les mains le seul objet de la civilisation qu’elle trouvait à son goût, si infusé fût-il.
Le ronronnement d’un véhicule, dehors, annonça le retour de sa mère et d’Alvare. Ce dernier les avait appelé – la ligne téléphonique des D’Overcour était l’une des rares à avoir été rétablie – pour les prévenir qu’Aliane devait donner un concert dans une taverne populaire de La Maldavera. Après le spectacle qu’elle avait livré au tribunal d’Armorande, il y avait de quoi trouver cela grotesque mais, aussi fou que cela puisse paraître, les gens d’ici paraissaient l’apprécier. C’était la « chère enfant de l’Imperator Lazare », comme le disait si bien Aneth de cette petite voix suraiguë que Hortense trouvait détestable.
Le majordome Karl fut le premier à s’engouffrer dans la maison, grand imperméable noir et favoris gris bouffants tout dégoulinants de pluie. Il livra immédiatement la passage à Alvare, Aliane et Stanislas, tous trois aussi trempés que lui. Ils avaient dû prendre l’averse en traversant le ponton qui reliait le morceau de terrain branlant de la maison à la terre ferme. Tout en sirotant son thé, Hortense songea que c’était bien fait pour eux. S’ils n’avaient pas autant traîné, avec leurs mondanités, ils auraient été au sec. Aneth accourut à leur rencontre pour les aider à se dévêtir, s’enquérir du bon déroulement de leur voyage et les féliciter pour leur victoire au procès. Un violent éclair la coupa net dans son propos et lui arracha un cri de surprise. Le tonnerre roula bruyamment son tambour, faisant trembler la maison de ses fondations incertaines jusqu’à la pointe de sa tourelle condamnée.
« Saperlotte ! s’exclama la gardienne de la maison. La Versatile n’a jamais aussi bien porté son nom. Une tempête de ce genre en Aestas, ce n’est pas courant…
— Vivement que ça cesse ! ajouta Karl. Les Van Elrick ont perdu la moitié de leur récolte d’olives, avec ces intempéries ! Et un arbre est tombé sur le toit des MacMahon, pas plus tard qu’hier ! Mais il n’y a pas eu de blessés, heureusement…
— Quel dommage. Ça aurait fait des Particules en moins. »
Tous se retournèrent vers Hortense, qui terminait sa tasse de thé tout en se demandant si Aneth l’avait vraiment chauffée.
« Hortense, où sont tes lentilles ? demanda Aliane avec exaspération.
— Aucune idée. Avec l’honneur de mon père, sans doute.
— Je vous conseille d’aller les chercher, jeune fille, prévint Alvare. Sauf si vous voulez rejoindre votre cher père, ce que je ne laisserai pas arriver sous peine de tous nous condamner.
— Je suis censée m’en inquiéter ?
— Tu devrais, répliqua sa mère. Officiellement, Stanislas et toi êtes des Hybrides, pas des néantides de Sens mêlés. Vos yeux peuvent vous trahir mieux qu’un signe.
— Si nous recevons une visite inopinée, nous aurons l’air fin, avec vos bêtises, renchérit Alvare.
— Peuh ! Comme si quelqu’un aurait l’idée de venir trouver cette bicoque à une heure pareille avec la tempête qui reprend, se moqua la jeune fille. C’est vraiment… »
Elle n’avait pas terminé qu’une pétarade lointaine annonça l’approche d’un nouveau véhicule. Le bruit forcit jusqu’à ce qu’un jet de gravillons n’arrose brutalement la façade, faisant sursauter les occupants de la demeure.
Tout le monde retint son souffle, espérant que le conducteur ferait demi-tour. En entendant ses pas sur le seuil, Aliane se jeta sur sa fille :
« File à l’étage ! Dépêche-toi ! »
Elle voulut lui prendre sa tasse des mains mais dut la lâcher brusquement, surprise par la porcelaine encore brûlante. Hortense se leva pour sortir, retenue par un étrange engourdissement et la curiosité de savoir qui pouvait bien leur vouloir quelque chose à une heure si avancée.
Ils ne tardèrent pas à être fixés. Sans prendre la peine de frapper, l’importune entra.
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