[A2] Scène 5 : Hortense

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Hortense, Stanislas, Aliane, Alvare d’Overcour, Lorène Lenoir, Aneth, Karl

La première chose qui marqua Hortense chez cette femme, lorsqu’elle eut passé le pas de la porte, c’était la longue et épaisse natte rousse qui voltigeait sur ses épaules, jetant de l’eau partout. Et puis il y avait le long imperméable et le chapeau à larges bords, noirs. Il y avait aussi ce rictus provocateur sur ses lèvres pulpeuses et une lueur mutine dans le vert de ses yeux.

« Navrée de vous importuner à une heure si tardive, dame D’Overcour, ou devrais-je dire Marquise, salua-t-elle à l’intention d’Aliane. J’ai pris connaissance du jugement de la Société à votre encontre et, sachant que je pourrai vous trouver ici, j’ai préféré ne pas perdre de temps...

— Vous vous êtes donnée beaucoup de peine pour rien, étrangère, intervint Alvare. Sortez de chez moi ou j’appelle la garde de La Maldavera !

— Vous vous donneriez beaucoup de peine pour rien, sieur D’Overcour, singea-t-elle. Le temps qu’elle rapplique, votre corps sera déjà froid.

— Vous osez me menacer sous mon toit ? suffoqua Alvare. De quel droit…

— Le droit du travail, sieur, répliqua l’inconnue. Mais permettez, c’est à votre sœur que je suis venue faire une proposition. »

Elle ôta son chapeau, sans égard pour toute l’eau que ce geste fit déverser sur la parquet ciré. Cachée dans la cage d’escalier, Hortense vit l’intruse s’avancer vers sa mère. Ses bottes crottées essaimaient de la boue dans son sillage. La jeune fille ne put réprimer un sentiment de crainte. Elle n’aimait pas la manière dont cette femme avait articulé le mot « sœur », comme s’il s’agissait d’une blague.

« Lorène Lenoir, pour vous servir, se présenta la trouble-fête en inclinant la tête. Je devine que mon attitude vous déplaît, et croyez bien que j’en suis la première désolée. C’est que le besoin, hélas, me pousse à votre porte… tout comme il vous pousse, ma dame, à regagner la civilisation.

— Que me voulez-vous ? » demanda Aliane avec méfiance.

— Je suis en train de monter une petite affaire, exposa l’autre en arrivant à la hauteur de son interlocutrice. Un théâtre, laissé à l’abandon depuis des lustres et auquel je souhaiterais offrir une seconde jeunesse… Mais je vous en prie, asseyons-nous. Nous pourrons en discuter plus à notre aise. »

Elle la dépassa et prit elle-même place sur l’un des fauteuils qui tournaient le dos aux fenêtres. Après une hésitation, Aliane s’assit pourtant en face d’elle, sur la banquette, malgré les jérémiades d’Alvare. Hortense ne voulait pas perdre une miette de l’échange, tout comme son frère qui, resté près de Karl et Aneth, partageait avec eux son air terrifié. Ensemble, ils virent l’intruse sortir une étrange tige noire à laquelle elle fixa quelque chose, une sorte de cartouche transparente, dont elle réchauffa l’embout métallique avec la flamme d’un briquet. L’instant d’après, une vapeur blanchâtre s’échappait de ses lèvres pour se dissiper dans l’air, où se dispersa une odeur âcre de fleur fanée. Cette nouvelle prise de liberté n’était pas pour plaire au maître des lieux.

« Il y a quatre cycles, lorsque les événements de la Draconienne se sont produits, je travaillais comme foraine pour le Carnival Park, une fête ambulante où l’on trouve toutes sortes d’attractions et de divertissements… mais je crois que vous connaissez, fit remarquer Lenoir. Vous vous êtes produite pour la première fois à la Tour du même nom à Torliande, à vos débuts, il me semble…

— Je vous arrête tout de suite : il est hors de question que ma sœur retourne là-bas, avertit Alvare d’un ton catégorique. L’Intérieur nous le déconseille fortement pour la préservation de l’honneur de…

— Oh non, ne vous inquiétez pas, ce n’est pas la destination à laquelle je pensais, rétorqua la foraine. J’aime beaucoup Torliande, c’est une station-ville très amusante, mais je pense en avoir fait le tour…

— Alors ? » s’impatienta D’Overcour.

Elle le défia du regard, comme pour lui faire comprendre qu’il n’avait pas son mot à dire, puis après un nouveau nuage de vapeur, elle tira un papier plié en quatre de sous son imperméable.

« Le théâtre se situe dans le Cœur du Réseau, reprit-elle en le tendant à la Marquise. Et avec vous en tête d’affiche, je pense que l’affaire peut marcher vite et bien.

— Je n’ai pas fait de scène depuis quatorze cycles, objecta Aliane en recevant le papier. Les gens m’ont oublié…

— Pas autant qu’il n’y paraît, lui assura Lenoir. Je vous ai vu au Celestina, tout à l’heure. La Marquise fait encore son petit effet…

— Certes, mais je ne suis plus assez jeune pour travailler là-dedans, renchérit cependant l’ancienne cabarettiste. Et puis j’ai eu des enfants. Pour ce que j’en sais, c’est un critère rédhib…

— Vos enfants sont grands et vous ne me semblez pas avoir beaucoup pâti de vos grossesses, rétorqua l’autre. Un homme ferait peut-être la fine bouche mais pas moi. C’est votre talent qui m’intéresse avant tout.

— Pardonnez-moi mais j’ai bien peur que vous ne surestimiez mon talent. Autrefois, mon public était largement masculin, aussi je ne pense pas que… Une minute : c’est un contrat, que vous venez de me donner ?

— Tout est en règle ! Il manque juste votre signature en bas de la page », claironna l’intruse.

Alvare s’empara aussitôt du document, que ses yeux agiles de fonctionnaire parcoururent en un instant. Penchée par-dessus la rambarde de l’escalier, Hortense essayait elle aussi de voir de quoi il retournait. Le peu qu’elle avait entendu ne lui plaisait guère. Tout d’un coup, Alvare sursauta :

« À Vambreuil ?! Mais vous vous moquez du monde ! Il est hors de question que nous nous rendions là-bas !

— Cette station-ville est pourtant plus attractive que jamais ! se défendit Lenoir. Tout y est offert !

— Parce qu’elle est tout sauf attractive, justement ! Vous avez lu l’actualité ? Vous savez ce qu’il s’est passé, là-bas ?

— Je vous assure qu’une fois sur place, on s’y sent comme chez soi. Tenez, j’y ai moi-même élu domicile il y a peu et…

— Oui, c’est ça, grand bien vous fasse, la coupa-t-il. Ce sera sans moi.

— Mais Alvare, intervint Aliane, Grumberg a dit…

— Je sais. Et c’est pour ça que tu n’iras pas non plus. Je dois juste boucler ma demande de changement d’affectation et toi et tes deux infâmes rejetons n’aurez qu’à me suivre.

— Ça tombe bien : la sénéchaussée de Vambreuil est vacante, ajouta alors Lenoir. Une belle coïncidence…

— Et comment, qu’elle est vacante ! Le dernier sénéchal s’est fait littéralement gobé vivant par une aragne !

— Allons, sieur D’Overcour, vous savez très bien que la seule présence de la Marquise dans le Réseau ne suffira pas à contenter le tribunal, renchérit Lenoir. Un travail au service de la Société, c’est la garantie qu’il faut pour assurer sa loyauté envers le système…

— On vous a dit non, s’interposa soudain Hortense. Maintenant, fichez le camp. »

Son frère et tous les adultes présents dans la pièce la fixèrent avec surprise. Tous arboraient une mine effarée… sauf Lenoir, dont les yeux pétillaient de malice, à présent.

« Hélas, jeune fille, susurra-t-elle. Je crains qu’au lieu de me chasser, vous ne m’ayez donné une bonne raison de rester…

— Ah oui ? la défia Hortense. Et en quel honneur ?

— Regardez-vous dans une glace et vous le saurez. »

La foraine redonna un coup de briquet au bout de son étrange cigare planté dans son sourire triomphant. Hortense, d’abord perplexe, comprit soudain. Ce fut comme si, dans tous les yeux écarquillés sur elle, se trouvait le reflet de ses propres prunelles de néantides. Sans lentilles.

Elle avait craint que Lorène Lenoir en sut trop sur eux. À présent, elle en savait plus que quiconque.

« Bon, conclut Lenoir. J’ai une nouvelle offre à vous faire, Marquise. Il ne vous a pas échappé qu’une sale rumeur circulait sur votre compte, et qu’elle s’est répandu jusqu’aux oreilles de puissants de l’envergure de Von Hibenquicks. Cette rumeur, je peux la répandre de même… ou la faire taire, si vous travaillez pour moi. »

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