[A2] Scène 6 : Aliane

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Aliane

Depuis la chaise de sa coiffeuse, Aliane scrutait sa valise, à peine vidée dans le coin de la pièce, d’un air songeur. Elle n’arrivait pas encore à déterminer si la signature de ce contrat serait une énorme bêtise ou sa seule option. Sur le moment, elle n’avait pas eu le sentiment qu’on lui laissait le choix : En menaçant de révéler la vérité sur elle à tout le monde, Lorène Lenoir était assurée d’avoir sa signature. À moins qu’elle n’eût pas les moyens de divulguer quoi que ce fut… En les prenant ainsi de court, elle aurait pu obtenir sa signature dans l’instant. Et si Alvare ne s’était pas interposé pour demander un délai de réflexion, elle l’aurait obtenu. Contre toute attente, l’importune avait accepté et s’en était allée, prévenant qu’elle attendrait la réponse au Celestina. Ils avaient jusqu’à la fin de la saison, le même délai donné par le tribunal pour permettre à Aliane et ses enfants de trouver leur place dans le Réseau. C’était charitable de sa part, mais ce n’était rien d’autre qu’un sursis pour lui faire croire qu’elle n’avait pas un pistolet sur la tempe. Se tordant les mains, la Marquise ne parvenait pas à détacher son regard de cette valise qu’il lui faudrait remplir sous peu et qui ressemblait, à s’y méprendre, à une trappe ouverte dans le sol.

Il y avait une trappe, au milieu du vestibule, qui menait au sous-sol. Elle était toujours fermée, mais Aliane savait très bien qui se cachait dessous…

Alvare devait repartir le lendemain. Il avait promis de les informer des nouvelles de son affectation, adressée en Ver dernier et devant aboutir sous peu. Mais pour aller où ? À Merleviel, où les choses risquaient de se gâter indépendamment de leur volonté ? À Armorande, où les rumeurs se retourneraient contre eux avant qu’ils n’aient le temps de les entendre dire ? Et elle, que ferait-elle ? Lenoir avait raison sur un point : La Société n’admettait pas que l’on ne fît rien entre ses murs. Et Aliane n’avait que la scène pour seul savoir-faire.

À côté de la grande trappe, une autre ouverture, plus petite, carrée et fermée par un clapet à ressort. Aliane avait quelque chose comme quatre cycles lorsqu’elle l’avait ouvert pour la première fois, avec son père. Elle avait alors découvert que la trappe était doublée d’une grille…

Hortense était évidemment opposée à cette signature. Comme si cette dernière avait le droit d’en dire quelque chose ! Ce n’était pas comme si Lenoir avait découvert toute la vérité à cause d’elle. Quoique sa nouvelle imprésario semblait déjà très renseignée…

Aliane avait plus d’une fois glissé un œil à travers la petite ouverture. Elle n’était pourtant pas de nature curieuse, mais ce qui se cachait là-dessous l’avait toujours inévitablement attirée. Là, au fond de la cave, condamnée à la nuit souterraine, vivait une ombre, tout à la fois lointaine, presque étrangère, et pourtant si proche, comme une part d’elle-même. Un fantôme ? Non. Pas encore…

Aliane s’inquiéta soudain pour Stanislas. Le pauvre était déjà attristé à l’idée de partir d’ici. Lui n’était pour rien dans leur situation, mais il en subirait les conséquences comme tous les autres. C’était injuste…

Il suffisait qu’elle ouvrît le petit clapet et le grincement des ressorts alertait l’Ombre de sa présence. Celle-ci ne sortait pas toujours de son repaire. Quelques fois, Aliane croyait l’entendre gémir, du fond de sa cachette plongée dans le noir, comme en proie aux larmes. Ces jours-là, nombreux, elle refermait le clapet sans dire un mot. D’autres fois, l'Ombre répondait à l’appel, mais sans jamais se montrer. Aliane pouvait seulement la voir jouer avec la lueur blafarde d’une lanterne et entendre sa voix claire résonner…

Elle soupira, se prit la tête entre les mains. Il était de retour, ce sentiment odieux : celui d’être une mauvaise mère. Elle se demanda soudain si…

Il n’y avait toujours eu que cette silhouette dansante dans le clair-obscur pour témoigner de sa corporéité. Mais aujourd’hui, pourtant, elle paraît. Aliane a presque sept cycles ; son père lui prépare un cadeau pour son cycloverse, là-haut, dans son atelier et, dans peu de temps, leur foyer ne sera plus qu’une ruine, mais tout cela elle ne le sait pas encore. L’Ombre - comme si elle avait connaissance de l’imminence du Destin, se dira-t-elle plus tard – s’incarne alors sous ses yeux d’enfant pour la première fois et donne un curieux spectacle, mettant en scène une révélation tout aussi étrange : « Il sera comme cela »... De quoi parle-t-elle ? Longtemps, Aliane l’oubliera. La seule chose dont elle se souviendra, le détail qui clouera à jamais ce moment dans sa mémoire, c’est lorsque l’Ombre, à la fin de son numéro, la regarde enfin dans les yeux. Des yeux d’où coulent des larmes noires :

« Ne l’oublie pas ! L’œil noir du Destin te regardera toujours dans l’ombre ! »

Aliane étouffe un cri. Tombe de sa chaise. Recule dans l’obscurité. Se débat sur le sol. Heurte quelque chose dans son dos – l’armoire ? –, se plaque contre lui, cherche à tâtons la porte du meuble... Mais ce n’est que son lit.

Ultime convulsion, puis l’obscurité se dissipe. Haletante, Aliane reprit peu à peu ses esprits. Ses yeux croisèrent la lumière, accrochèrent les fleurs de lotus imprimées en filigrane sur le papier peint. La chambre qu’elle avait occupée durant toute son adolescence, dans la demeure des D’Overcour, s’éclaira autour d’elle. On toqua à la porte :

« Dame Aliane ? Tout va bien ? »

Aliane aperçut la valise qui la guettait toujours, dans le coin de la pièce, attendant le moment fatidique où il faudrait la remplir de nouveau. Elle la considéra en tremblant, comme si quelque chose de néfaste devait en sortir. Elle tenta d’apaiser sa respiration.

« L-Laissez, Aneth. Ce n’est rien… J’ai seulement fait tomber ma chaise.

— Vous êtes sûre ? Vous n’êtes pas souffrante ? »

Aliane déglutit, les yeux toujours rivés sur sa valise. L’Ombre sous la trappe n’était plus qu’un souvenir. Un fantôme pour de bon. Elle avait quitté les tréfonds de la cave de son ancienne maison pour hanter sa mémoire... Mais ce n’était jamais qu’un souvenir, n’est-ce pas ? Les souvenirs ne sont pas des choses matérielles, ils ne peuvent pas remonter, comme cela, du fond d’une valise... si ? Ses doigts se serrèrent sur son jupon jusqu’à s’en faire mal. Les larmes, sur ses joues, coulèrent de plus belle.

Elle ferma les yeux et inspira de plus belle. Aneth connaissait, à tout le moins soupçonnait-elle les détails de sa santé depuis le coma qui avait précédé sa vie avec les D’Overcour. Ce même coma qui cloisonnait son enfance en l’Élégiaque dans un souvenir sombre et lointain. Enfin, moins lointain qu’elle l’avait pensé.

« Non, ça va, assura-t-elle finalement à la bonne de l’autre côté de la porte. Laissez-moi, j’ai sommeil, à présent.

— Bien sûr, comme il vous plaira. Bonne nuit, ma dame.

— B-Bonne nuit, Aneth... »

Elle s’essuya les joues, encore sous le choc. Même aux abords des Lignes de la Draconienne, le souvenir de sa mère n’avait jamais été aussi puissant. Elle crut devoir interpréter cela comme un mauvais présage.

« Papa m’a dit un secret... Il m’a dit...

— Que tu pouvais voir l’avenir », murmura-t-elle.

Était-ce bien vrai ?

Se cramponnant au panneau du lit, Aliane se redressa lentement, les jambes flageolantes. Ses yeux se posèrent immédiatement sur la coiffeuse, juste en face d’elle. Évitant scrupuleusement son reflet dans le miroir, ils avisèrent la petite enveloppe cachetée qu’elle y avait laissée. Encore choquée par sa vision, elle resta un instant à la regarder sans bouger, comme elle regarderait un colis piégé.

Que me veut-il, à la fin ?

Lentement, et toujours en évitant le miroir, elle ramassa la chaise par terre et s’y rassit. Sa main frémissante s’avança vers la lettre, la saisit. Elle l’observa plus attentivement. Sur la cire verte, la lumière de la chandelle ricocha sur l’emblème de la Cosmologie imprégné en relief : deux cercles concentriques et un point au milieu.

Un cadran sans aiguilles, pensa-t-elle.

Elle hésita encore un peu – que lui importait que ce type s’intéressât à elle ? Ce ne serait pas la première fois qu’un prétendant importun lui tournait autour. Cette seule perspective la laissait profondément lasse. Elle songea à se débarrasser de ce courrier gênant, avant de se raviser. Il savait ce qu’elle était, tout comme Lenoir. Et il lui avait sauvé la mise deux fois. Serait-il de son côté éternellement ? Non, bien sûr que non. C’était un homme. Les hommes attendaient toujours quelque chose de la Marquise. Aliane craqua le cachet et défit l’enveloppe.

Une calligraphie élégante, habillée d’une encre vert sombre, se dévoila sous son regard lorsqu’elle déplia la lettre. Un instant, la Chronologue se contenta d’éprouver les pleins et déliés impeccables qui lui étaient adressés sans chercher à voir le sens qu’ils cachaient, tandis que l’image du professeur Withingus lui revenait en tête. Une image bien mystérieuse, à dire vrai, car sans visage. Un grand haut-de-forme noir en velours sur la tête, des lunettes opaques sur les yeux, et une écharpe verte enrubannant son nez et sa mâchoire, par-dessus laquelle le col rabattu de son grand manteau noir venait parfaire l’énigme. Ah, et puis il y avait ce drôle de bâton, aussi, sur lequel il se déplaçait avec une agilité étonnante. Elle se rappela ses derniers mots, lorsqu’elle lui avait demandé pourquoi il les avait aidés à fuir :

« Le sentiment de bien agir, je suppose. »

Cela restait à voir. Elle lut :

« Chère Dame D’Overcour,

J’espère ne pas laisser transparaître quelque hésitation à l’écriture de ce patronyme, que je ne m’attendais pas à devoir employer pour vous nommer. Je ne sais si les catsids ont neuf vies, comme le prétend la légende, mais si tel n’est pas le cas, ils doivent certainement vous envier...

Quelle n’a pas été ma surprise en apprenant que vous poursuiviez cet Impotent de Von Hibenquicks en justice, et sous quel nom ! J’en viendrais presque à douter du prodige que j’ai cru voir au bord du gouffre. Je me croyais déjà en proie à une étrange hallucination, mais peut-être dois-je m’en convaincre pour votre sûreté ? »

Et comment ! pensa Aliane en tremblant. Elle n’en revenait pas. Était-il conscient que mentionner ce qu’il avait vu, même à demi-mot, dans pareil courrier pouvait la condamner si un tiers en avait vérifié le contenu ? Il pensait peut-être pouvoir la faire chanter, lui aussi. Mortifiée, elle reprit :

« J’espère que vous me pardonnerez la forme de mon intervention en votre faveur, lors de votre procès ; de même que la visite que je n’ai finalement jamais pu vous rendre, comme je l’avais annoncé au moment de vous laisser partir, pour m’assurer que vous aviez bien trouvé refuge quelque part. J’étais à mille lieues de me douter de vos liens avec l’ancienne dynastie de La Maldavera. Pour être tout à fait honnête, plus j’en découvre à votre sujet, notamment à la faveur de votre procès, plus je suis surpris par votre cheminement de vie. Mais qu’importe, je sais que vous avez vos raisons, et je suis moi-même fort mal placé pour en juger. L’essentiel est que vous et vos adorables enfants soyez en sécurité, et je pense que vous l’êtes bien plus qu’auprès du sieur Warfler, dont le jugement a été moins glorieux que le vôtre. Pour ce que j’en sais, l’Inkorporation le garde toujours enfermé, ce qui m’étonne un peu au regard de sa condamnation. Je ne vous cache pas que ce sursis me soulage un peu ; je m’inquiète de l’usage que l’Inkorporation pourrait faire de son Sens une fois Absorbé. Dans le même temps, je m’inquiète des éventuels interrogatoires qu’ils doivent lui faire subir et qui pourraient vous compromettre.

Pour l’heure, mes fonctions me retiennent à Altapolis, mais le Grand Conseil m’encouragera tôt ou tard à trouver une station-ville où m’établir – pour m’empêcher de marauder, sans doute. Je sais que pareil impératif vous a été instamment adressé par le tribunal d’Armorande. Toutefois, je ne compte pas vous imposer ma présence, car j’ai déjà un lieu tout indiqué en tête. Vous pouvez, quoiqu’il en soit, compter sur ma discrétion et, le cas échéant, sur mon soutien. Je me tiens à votre disposition ; un mot de vous à l’adresse indiquée sur l’enveloppe et j’accourrai, qu’importe l’heure ou le lieu. Je n’aime pas particulièrement les assignations à domicile, aussi je les transgresserai sans hésitation si je peux vous être secourable.

Je vous prie, très chère dame, d’agréer à mes sentiments les plus sincères,

Pr. Aristide Withingus »

Aliane quitta la lettre des yeux. Elle ne savait quoi en penser. Elle estima qu’il valait mieux éviter Withingus tant que cela était possible, mais certains détails lui laissaient penser qu’il ne serait pas docile éternellement. Elle ne perdait pas de vue que, tôt ou tard, elle devrait lui rendre des comptes pour les services qu’il lui avait rendus. Elle décida donc de garder les coordonnées de l’intéressé mais pas la lettre, trop compromettante. Elle la glissa donc sur la flamme de la chandelle voisine et la regarda se consumer en silence.

Ses yeux trouvèrent alors son reflet par-delà l’incendie, dans le miroir. Ses joues étaient barbouillées de traînées noires encore humides. Cette vision l'ébranla, mais elle s’intima de garder son calme. Il ne servait à rien d’empêcher les rumeurs si ses larmes devaient la trahir.

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