[A2] Scène 7 : Hortense

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Hortense, Stanislas

Ae 3893 – cal. LXXXIII

Hortense se pencha sur la fenêtre et en scruta la fente close avec exaspération. Depuis trois jours, elle vivait avec l’intime conviction que le vent s’infiltrait à l’intérieur. Elle était presque certaine de sentir une petite brise coupable lui effleurer le visage, quand celle-ci n’agitait pas imperceptiblement les rideaux. Cette maison était tellement vieillotte qu’à force de tempêtes, ses isolations avaient sans doute fini par devenir obsolètes.

Malgré les bourrasques, il faisait grand soleil dehors. Le vent déplaçait sans ménagement les rares nuages de passage, laissant un ciel bleu et, de son ressenti, froid. Hortense resserra un peu plus les pans de sa couverture sur ses épaules et revint s’asseoir sur le lit. Elle se retrouva alors face à son violon – non, ce n’était pas son violon. Le sien, celui dont elle jouait lorsqu’ils vivaient encore à l’Harkoride, elle l’avait laissé derrière elle, dans la précipitation de leur fuite. Aneth et Karl lui en avaient offert un autre pour son cycloverse, comme ils avaient offert un théorbe à son frère. Ce violon-là était un peu plus grand que celui de son enfance, mais elle n’avait jamais pu en jouer. Elle ne supportait pas l’idée que cela pût faire plaisir au couple d’homines qui s’occupaient d’eux en faisant semblant de les apprécier. Et puis elle ne parvenait pas à jouer sans penser à son père. Sans avoir envie de pleurer. Elle n’offrirait à personne le privilège de la voir larmoyer. Elle avait donc résolu de laisser l’instrument de côté jusqu’à présent, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’on la punisse pour ne pas avoir porté ses lentilles le jour où Lenoir avait fait son apparition. Sa mère et Alvare s’étaient entendus pour la cloîtrer dans sa chambre et la priver de ses rares sources de contentement, à savoir le thé et le journal. Ne lui restait plus qu’un livre dont elle traînait la lecture depuis plusieurs saisons, et ce violon dont elle ne parvenait pas à tirer un seul son. Autrement dit, un ennui mortel.

Dans ce tête-à-tête avec son désespoir, l’idée de retrouver le chemin des notes lui avait traversé maintes fois l’esprit, mais elle ne savait plus à qui dédier les notes engourdies au bout de ses doigts.

Elle se redressa. C’était à peine si elle avait cru entendre les coups légers qui venaient de retentir contre la porte. Avisant le petit réveil sur la table de chevet, elle constata qu’il était trop tôt pour qu’Aneth vînt lui porter le dîner. Peut-être allait-on enfin mettre un terme à sa captivité, qui durait déjà depuis huit jours ! Hortense s’empressa de remettre le violon dans son étui qu’elle glissa sous le lit.

« Oui ? »

À la lenteur avec laquelle la porte s’entrebâilla, elle devina qu’il s’agissait de son frère. Les deux enfants partageaient la même chambre, au premier étage. Depuis qu’Hortense y était enfermée, Stanislas évitait de s’y trouver en journée, ce qui rendait sa visite à cette heure-ci d’autant plus impromptue.

« Qu’est-ce que tu veux ? »

La mine défaite, il tenait dans sa main le journal du jour. Hortense écarquilla les yeux.

« Entre, dépêche-toi, lui ordonna-t-elle en sautant du lit. Et donne-moi ça. »

Elle claqua la porte derrière lui et lui prit le journal des mains. Stanislas le lui tendit sans opposer de résistance, à croire qu’il était venu exprès pour le lui donner. Malgré son dégoût, elle essaya de faire abstraction des traces humides que les doigts moites du garçon avaient laissé sur le papier.

« Tu sais s’il y a eu des nouvelles de papa ?

— Euh non… enfin, j’ai pas regardé. »

Réponse peu surprenante : son frère ne s’était jamais tracassé du sort d’Édouard Warfler. Comme tous les autres. Contenant son mépris, Hortense feuilleta la liasse à vive allure, espérant voir apparaître le nom de son père. Mais rien. Stanislas s’éclaircit la voix :

« Oncle Alvare a appelé…

— Ne l’appelle pas comme ça, le réprimanda-t-elle sans lever les yeux du Phare. Tu sais bien que ce n’est pas notre oncle. Nous ne sommes pas de la famille de ce plouc d’Impotent… »

Rien, pas le moindre petit article. Elle aurait aimé pouvoir vérifier le contenu des numéros reçus depuis le procès de sa mère, mais on ne le lui avait pas permis et elle savait que le couple de domestiques ne les auraient pas gardés. Si son père avait été condamné à la suite du témoignage honteux d’Aliane, elle ne pourrait jamais lui pardonner. Dépitée, elle referma le journal.

« Que voulait Alvare ? s’enquit-elle d’une voix morne.

— Il a dit qu’il avait finalement accepté de travailler à Vambreuil, répondit Stanislas avec le même enthousiasme.

— Tu plaisantes ? Après le scandale qu’il a fait ? J’espère que maman n’est pas assez stupide pour accepter, elle aussi…

— Elle est obligée, dénia-t-il. Il lui a dit qu’elle n’avait pas le choix. Du coup, elle va voir la dame en noir, ce soir, pour signer son papier… »

Hortense exhala un soupir excédé. Elle avait beau accabler sa mère et son faux oncle, elle ne pouvait nier qu’ils étaient dans cette situation par sa faute. Ces maudites lentilles… Mais quelle idée sa mère avait-elle eu en revenant vivre ici avec eux ! Il était certain, depuis le départ, que tout cela finirait par mal tourner.

« Hortense… J’ai pas envie de partir. Je veux pas aller à Vambreuil.

— Vambreuil ou ailleurs, qu’est-ce que ça change ? s’agaça-t-elle. On n’est plus en sécurité nulle part, de toute façon…

— Mais regarde ! »

Il lui désigna la une du journal, sous son nez, et qu’elle avait délibérément ignoré jusque-là :

« COMMUNE DE VAMBREUIL :

37 CORPORATISTES RÉCIDIVISTES CONDAMNÉS À L’ABSORPTION »

S’emparant de nouveau du quotidien, Hortense parcourut les étroites colonnes de l’article d’un air presque blasé. Elle savait que la station-ville était le théâtre de plusieurs coups d’éclat, depuis presque un cycle, mais elle ne s’était jamais vraiment attardée sur son actualité pour autant, alors même que celle-ci faisait régulièrement les gros titres. D’après ce qu’elle lut, ces Corporatistes – des néantides contrôlant l’Essence d’Être, troisième caste de la Trikêtre – s’étaient rebellés contre la Société. Plus précisément, contre une certaine Cornelia Wereck, elle aussi Corporatiste et désignée comme étant la « patronne du Vivarium », une manufacture de soie implantée à Vambreuil. Les trente-sept malheureux et quelques autres y étaient autrefois chargés d’élever et de « traire » des aragnes pour leur fil – ces mêmes aragnes qui, toujours d’après le journal, auraient échappé à la vigilance de leurs éleveurs pour commettre des ravages dans toute la station-ville en Autumnus dernier. Hortense en déduisit que c’était à cette occasion que l’ancien sénéchal s’était fait dévorer. L’article rappelait d’ailleurs qu’il y avait eu près d’une centaine de morts lors de l’attaque.

« Alvare est vraiment un crétin, persiffla-t-elle.

— Maman a dit que l’Inkorporation avait arrêté des gens, là-bas. Des Corporatistes…

— Oui, j’ai vu.

— Mais les Corporatistes sont du côté de la Société… non ? »

Hortense ne comprenait pas davantage. On leur avait toujours dit que la Trikêtre était l’ennemie des Sens mêlés. Leurs ennemis. En tête, les Corporatistes qui avaient justement cofondé, avec les homines, cette organisation implacable qu’était l’Inkorporation, le pilier de la Société. Et voilà que la créature se retournait contre ses créateurs, cette caste que l’on disait « privilégiée », adorée entre toutes. Une caste dont les membres se livraient désormais à la mort les uns les autres, à l’instar de cette Cornelia Wereck et de ses employés. Ces derniers étaient présentés comme des « repris de justice », à qui le Vivarium aurait « donné une seconde chance » qu’ils auraient finalement « bafouée ». Plusieurs homines, des ouvriers qui travaillaient également pour la manufacture, avaient été arrêtés après une grande révolte qui avait démarré en Ver et qui venait de s’achever par un véritable bain de sang. Leur procès était toujours en cours mais le journaliste qui avait signé l’article ne laissait pas de doute possible quant au fait que ces homines seraient jetés dans le Vide.

« Si la Société tue même les néantides qui travaillent pour elle, on ne fera pas long feu… murmura Hortense.

— Je suis d’accord, opina son frère. Maman ne doit pas accepter son travail. Hortense, je ne veux pas partir. Je suis bien ici… »

Elle le regarda s’agenouiller au pied du lit et enfouir sa tête entre ses bras croisés. Bien que ce ne fut pas pour les mêmes raisons, ils s’entendaient au moins sur une chose : la signature du contrat liant leur mère à Lorène Lenoir ne devait pas avoir lieu.

Un craquement dans la serrure les fit sursauter tous les deux. Tous deux fixèrent le vantail verrouillé avec consternation. Stanislas se jeta soudain sur la poignée pour l’actionner, frappa, réclama à sortir.

« Laisse, glissa Hortense avec abattement. À quoi bon… »

Elle reposa sur le journal et sa une sinistre un œil mauvais, avant de se blottir un peu plus dans sa couverture. Quand donc cette brise de malheur cesserait-elle ?

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