[A2] Scène 8 : Aliane
Aliane, Lorène Lenoir, Karl
Descendant de la voiture, Aliane fut immédiatement frappée par la lourdeur poisseuse de l’air. La touffeur était déjà insupportable dans le véhicule. Elle regretta le vent qui, toute la journée, avait permis des températures acceptables, et qui était tombé avec le crépuscule.
Pas de marché nocturne aujourd’hui. Seuls quelques passants et villageois affairés circulaient encore à cette heure. Les autres s’étaient sans doute barricadés dans leurs foyers pour échapper à la chaleur de cette fin d’Aestas qui s’était abattue sur eux après la dernière tempête. Ce n’était pas plus mal : le Celestina serait moins fréquenté lui aussi. Passant par la porte de derrière, le majordome sur ses talons, Aliane se glissa à l’intérieur du dansing et se faufila dans les couloirs. Un employé la héla :
« Salutations, Marquise ! Y a quelqu’un là-haut qui attend pour vous…
— Une femme rousse avec un chapeau noir ?
— C’est elle. Elle est dans le petit salon. Vous pouvez pas la rater.
— Hum… merci. »
Elle jeta un coup d’œil furtif vers Karl en montant les escaliers. Elle ne se sentait pas très à l’aise à l’idée de l’emmener là-haut. Jadis, au début de sa fugue, elle avait passé quatre nuits dans les coulisses attenantes au petit salon. À certaines heures du jour et de la nuit, cet endroit servait de lieu de rendez-vous entre personnes peu recommandables. Le propriétaire y hébergeait également des filles moyennant parfois leurs services. C’était aussi là qu’Aliane avait rencontré Prosper, son premier imprésario.
L’histoire se répète.
Quand Alvare lui avait demandé si, à tout hasard, elle ne pouvait pas annuler la bêtise de sa fille, elle avait refusé. Par-delà l’absurde règle des cinq minutes, qui contraignait leurs signes depuis la Dispersion, elle comprenait de mieux en mieux pourquoi les Chronologues n’avaient pas cherché à annuler les sévices qu’ils avaient endurés : c’était gaspiller de l’énergie que d’essayer d’empêcher ce qui devait, de toute façon, arriver.
Ils atteignirent le sommet de l’escalier et le petit salon, pudiquement cloisonné par des paravents dont les toiles cirées usées laissaient deviner en ombres chinoises ce qu’ils étaient supposés cacher. Ce jour-là, ils ne trahissaient aucune activité suspecte. Le silence qui régnait laissait également présager que les lieux étaient désert.
Quand Aliane s’y présenta, elle n’y trouva que Lorène Lenoir, face à elle, jambes croisées dans un fauteuil rouge, sa vapoteuse entre les doigts. Les lampes à gaz murales dans son dos la présentaient en contre-jour et jetaient sur la pièce une lumière tamisée propice au vice.
« Asseyez-vous. »
Aliane ne se fit pas prier. Elle avisa la banquette juste devant elle et prit place. Elle crut voir un sourire en coin couler doucement sur le visage de son interlocutrice, avant que celle-ci ne fît signe à Karl de rester de l’autre côté du paravent.
« J’ai appris pour l’affectation de votre frère, commença-t-elle. Félicitations ! »
La Marquise accueillit la remarque en silence.
« Merci » aurait été plus adapté.
Lenoir étendit la main vers son imperméable, suspendu au porte-manteau voisin, et tira le contrat de l’une des poches. Elle déplia ensuite le document entre elles, sur la table basse, où attendaient déjà une plume et un encrier. Puis elle s’enfonça de nouveau dans son fauteuil pour prendre une nouvelle goulée de vapeur – de l’aeria, une plante cultivée pour être distillée en cartouche, ou séchée et roulée. Son odeur florale et rance, caractéristique, souleva le cœur d’Aliane, à moins que ce ne fut l’imminence de la signature qui devait sceller son sort pour les cycles à venir. Elle fixa le papier avec indécision.
Tu peux encore reculer...
« Puis-je ? demanda-t-elle en le désignant.
— Il est là pour ça. » répondit Lenoir entre deux bouffées de vapeur.
Aliane ramassa le contrat et commença à le lire. Devant le regard insistant de sa nouvelle imprésario, elle ne s’attarda pas sur les conditions, qu’elle croyait déjà connaître, et se concentra sur les parties remplies par sa contractante. On pouvait ainsi lire qu’elle était embauchée comme artiste chanteuse au Théâtre du Brigadier, situé au 1, place Alfred Beddington à Vambreuil. Le théâtre était la propriété de Lorène Lenoir qui déciderait du recrutement des autres artistes et de la programmation. L’emploi n’avait pas de durée déterminée.
« Combien de temps resterons-nous là-bas ? demanda-t-elle alors, inquiète.
— Pourquoi ? Vous êtes attendue quelque part ?
— Non, enfin… C’est juste que… Nous bougions beaucoup, avec mon ancien agent. Nous n’avions pas de lieu de représentation attitré… Et surtout, nous nous en tenions aux Marches du Réseau.
— Il va falloir vous y faire, alors. À moins qu’une nouvelle révolution ait lieu à Vambreuil, je ne pense pas vous faire déplacer avant un moment. Peut-être même que nous ne partirons pas du tout. »
Elle eut un haussement de sourcils éloquent en prenant une nouvelle inspiration dans sa vapoteuse, sans jamais quitter Aliane des yeux. Cette dernière s’efforça de rester diplomate :
« Il n’y a donc aucune possibilité de quitter cette station-ville un jour ?
— Ça, c’est moi qui en déciderai. Comme je viens de vous le dire, ça dépendra en partie de la situation sur place. Allons, ne vous morfondez pas ! Vous l’ignorez peut-être mais vous et moi contribuons à la réhabilitation de Vambreuil en y introduisant de nouvelles activités. J’ai pu mettre la main sur le théâtre et vous proposer ce contrat à la faveur du chantier de gentrification entamé cette saison et qui vise à la diversification de la population…
— J’imagine que le tri effectué chez les ouvriers homines et néantides était compris dans l’opération... »
Aliane baissa les yeux vers son contrat pour ne pas voir la réaction de la fémine. Contre toute attente, sa pique fut accueillie par un ricanement sarcastique et vaporeux. L’argument du service rendu à la Société était une feinte ; Lenoir en paraissait aussi soucieuse que de la tranquillité de leur famille. Ses motivations étaient ailleurs.
« Aliane, songez que vous servez une noble cause en signant ce contrat, maintint-elle pourtant en la voyant hésiter. L’Assemblée vous en sera reconnaissante et les derniers doutes qui subsistent à votre égard disparaîtront. Et puis, songez qu’il s’agit de relancer votre carrière. Votre gloire passée ne vous manque-t-elle donc pas ?
— Tout cela se fait au dépend de la sûreté et du bonheur de mes enfants, déplora enfin la Chronologue. Et surtout au dépend de ma sécurité...
— Vos enfants seront traités comme tous les enfants de la Société ! Ils iront à l’école, ils travailleront… Quant à vous, vous n’avez pas tant rechigné quand Prosper Harvorn vous a fait signer en son temps, je me trompe ?
— Il n’était pas question que je me produise en plein cœur du Réseau, objecta la Marquise. Et puis… Je n’avais pas vraiment le choix, ajouta-t-elle dans un murmure. Il fallait que je parte. Il était ma seule option...
— Vous voyez une option préférable à la mienne ? Allons, ma chère, ce n’est pas comme si votre frère avait déjà accepté pour vous. Sans compter que je ne vous laisse pas davantage le choix. »
Lenoir mouilla la mine du stylo et le lui tendit. Elle souriait toujours, mais son regard brillait d’une lueur menaçante. Acculée, Aliane s’empara de l’objet et, ajustant doucement la feuille sur la table devant elle, posa la plume à l’endroit attendu, traçant d’une écriture lente et déliée :
« Je soussigné Aliane d’Overcour, ‘La Marquise’
Lu et approuvé. Bon pour accord.
La Maldavera, A 3893 – cal. LXXXIII »
À peine la dernière lettre tracée, l’autre lui retira la feuille des mains d’un geste exaspéré.
« Alvare m’a prévenu qu’ils nous prendraient des billets pour le rejoindre à Altapolis dans sept jours… bafouilla la Chronologue. De là nous embarquerons ensemble pour...
— Très bien, approuva Lenoir en vérifiant la signature. Dans ce cas, je vous propose de nous retrouver à la gare dans sept jours pour le départ...
— Je ne crois pas qu’il ait prévu d’en prendre pour vous. »
Brièvement surprise, sa nouvelle imprésario eut un nouveau ricanement mais son sourire, cette fois, était plus amer.
« Alors je partirai la veille et nous nous retrouverons à Vambreuil. Je veillerai à vous dégoter un logement sur place, d’ici là. »
Elle se leva, enfila son manteau noir, rangea le précieux contrat dans le revers de celui-ci, puis attrapa son chapeau.
« Oh, j’oubliais, s’interrompit-elle. Il me semble qu’un Cosmologue est intervenu en votre faveur, lors du procès. Withingus… Vous a-t-il recontacté, depuis ?
— Non. »
Aliane s’étonna de sa question mais ne se sentit pas de répondre autrement que par la négative. Quoiqu’il advînt, cet homme devait rester hors de tout cela. Heureusement, Lenoir parut se contenter de sa réponse. Nul n’aurait su dire si elle lui convenait ou si elle lui déplaisait.
« Soit. Eh bien, chère Marquise, bonsoir. »
Elle coiffa son chapeau et quitta les lieux. Toujours assise sur la banquette, Aliane guetta son pas qui descendait les marches, jusqu’à ce qu’il s’estompât. Ses poings se serrèrent.
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