[A2] Scène 9 : Hortense
Hortense, Stanislas, Aliane, Karl, Aneth
Ae 3893 – cal. XC
8h42
Hortense roula en boule une énième robe au fond de sa valise. Une dizaine d’autres l’attendaient encore sur le lit, au milieu de leur chambre sens dessus dessous. Il n’y en eut pas pour long avant qu’Aneth n’intervînt pour tenter d’arranger ses affaires et se lamenter en aparté des négligences de la jeune fille. Celle-ci l'ignora pour ne pas gaspiller sa salive en propos acerbes. Elle n’avait que faire de devoir porter des vêtements froissés ou déchirés ; ils n’avaient pas besoin de cela pour lui paraître laid, de toute façon. Elle avait autant envie de partir à Vambreuil que de rester en la Versatile, mais tout de même : sa mère avait pris une décision absurde en signant ce stupide contrat. Les voilà dans de beaux draps, à présent ! On aurait beau lui reprocher d’avoir vendu la mèche à Lenoir en se présentant sans ses lentilles, la signature sur le papier n’était pas la sienne. De même que le choix de faire un procès qui les obligerait in fine à quitter leur retraite. La lumineuse idée qu’avait eu Alvare ! Quand ce dernier avait finalement appris que sa demande d’affectation à Merleviel avait échoué, Hortense n’aurait pu rêver meilleur retour de bâton. Elle s’en serait certainement réjoui si cela ne les contraignait pas, de fait, à le suivre à Vambreuil.
Aneth se lassa bien vite d’arranger les bagages de l’aînée pour se concentrer sur le cadet qui, lui, était totalement perdu et déployait de grands efforts pour plier ses chemises. Stanislas était dévasté par leur départ. Hortense savait qu’il aimait la Versatile plus qu’il n’avait jamais aimé la Draconienne. Cette infidélité à leur dimension de naissance la vexait déjà, mais l'entendre se lamenter lui donnait presque des envies de meurtres.
« Tout va bien aller, le rassurait Aneth. Votre mère était une chanteuse très appréciée, avant. Personne ne vous cherchera d’ennuis, j’en suis sûre. Et si cela arrive, vous pourrez toujours revenir ici. Les gens de La Maldavera aimaient bien trop l’Imperator Lazare pour laisser qui que ce soit faire du mal à sa famille…
— Aneth, pourquoi maman a-t-elle été adoptée ? » demanda soudain le jeune garçon.
Cette question surprit Hortense comme la vieille bonne, qui était en train de remettre un peu d’ordre dans la tignasse blonde du jeune garçon. Jusqu’ici, aucun d’eux n’avait osé poser la question, bien qu’elle demeurât toujours dans un coin de leur tête depuis qu’ils connaissaient, au moins partiellement, le passé de leur mère. Aneth parut chercher ses mots un instant, avant de tenter une explication :
« Les vrais parents de votre maman sont morts il y a longtemps, quand l’actuel Imperator, le sieur Kergalev, a ordonné la mort de tous les Chronologues Dispersés. En découvrant le massacre et ses survivants, sieur Lazare a décidé de garder Aliane afin de la préserver du danger…
— Mais pourquoi ? renchérit soudain Hortense. Pourquoi un homine de la Société adopterait-il une Chronologue comme notre mère ? Alvare n’arrête pas de dire que nous représentons une menace pour lui et l’honneur de sa famille si la Société venait à apprendre qui nous sommes vraiment ! Je ne peux pas croire que l’Imperator D’Overcour ait sauvé maman par simple charité…
— C’est peut-être ce que votre papa vous a dit, parce qu’il n’aimait pas la Société, remarqua Aneth de ce ton mielleux qui agaçait terriblement la jeune néantide. En vérité, beaucoup de gens trouvent que le massacre des lignes par l’amiral Kergalev est une chose horrible et injuste, même sieur Alvare. L’Imperator Lazare, en tout cas, le pensait et il a voulu punir son amiral pour cela. Mais la Haute Société est celle qui dicte les règles et applique le mieux la Bien-Pensance, selon laquelle il n’est pas bien vu de défendre les “porteurs de mort”…
— C’est vraiment ce qu’on est ? Des porteurs de mort ? » demanda Stanislas d’une petite voix.
La petite bonne acheva de le coiffer et de réajuster le col de son veston. Du haut de ses douze cycles, le garçon paraissait grand pour sa taille. Il s’en fallait de peu pour qu’il ne la dépassât.
« Stanislas, l’interpella-t-elle en lui prenant les épaules. Les vrais “porteurs de mort”, ce sont les Chronarchistes, des Chronologues qui voulaient tuer tout le monde au nom de la toute-puissance du Temps. Ta maman n’est pas comme eux ; sa famille n’a jamais adhéré à la Chronarchie. Tous ceux qui, comme les siens, ont quitté le Réseau pour les dimensions, n’ont jamais été d’accord avec tout cela. Ils n’avaient pas à payer au nom d’une idée à laquelle ils n’adhéraient pas. C’est pour cela que l’Imperator a voulu qu'Aliane survive. Il voulait que les Chronologues qui n’avaient rien demandé puissent vivre en paix. Quant à ta sœur et toi, vous n’avez rien à voir avec ces histoires ; vous n’êtes ni des Chronologues, ni des Chronarchistes. Et puis regarde-toi : qui serait assez méchant pour en vouloir à un gentil garçon comme toi ? »
Elle lui pinça la joue en souriant avec bonhomie. Doutant grandement de la réponse qui leur avait été faite, Hortense leva les yeux au ciel. Au moins seraient-ils débarrassés de cette vieille fémine et de la niaiserie de ses manières.
À neuf heures et quart, la mère et les enfants étaient sur le quai de la gare de La Maldavera pour les derniers adieux. L’air s’était radouci, annonçant l’arrivée prochaine de la saison d’Autumnus. Hortense nota que la nouvelle de leur départ avait été éventée : une foule importante avait fait le déplacement pour leur dire au revoir. Pour elle qui ignorait tous ces gens, cet attroupement avait quelque chose de bizarre et de malsain. Elle soupira en voyant sa mère adresser de discrets saluts à tous ces gens. Cela devait bien lui faire plaisir de se sentir aussi appréciée.
Quelle vanité...
Un sifflement strident attira son attention. Elle détourna le regard du côté des rails où s’avançait le train qui devait les conduire dans le Réseau. Ce serait la première fois qu’elle emprunterait ce genre de véhicule. En la Draconienne, elle et son père avaient déjà croisé le train clandestin de passage, le Rollinkey, qui permettait de relier les colonies clandestines de chaque dimension. Mais ce train-ci était beaucoup plus reluisant, sa surface beaucoup plus policée, fuselée, et ses voitures de deux étages visiblement plus spacieuses. Tel un œil au milieu du front, un unique phare éteint figurait sur le nez de sa locomotive dépourvue de cheminée. Lorsqu’il fut à l’arrêt, les portes s’ouvrirent et un homme en uniforme bleu nuit impeccable apparut sur le quai. Il donna à son tour un coup de sifflet. Aussitôt, les voyageurs saisirent leurs bagages, serrèrent une dernière fois leurs proches dans leurs bras avant de se lancer à la recherche de leur wagon. Les Wickley suivirent le mouvement, laissant Karl et Aneth derrière eux.
Stanislas les regarda fixement à travers le hublot, une fois installés. De par son statut et la notoriété passée d’Aliane, Alvare avait pu leur réserver un compartiment isolé pour plus de tranquillité. Ce n’était pas pour déplaire à Hortense qui regardait d’un œil torve le couple de domestiques en train d’agiter leurs mouchoirs sur le quai, imités par la foule autour d’eux. Elle avait l’impression d’attendre leur départ depuis une éternité lorsque la voix du chef de bord grésilla au-dessus d’eux pour annoncer l’imminence de leur départ. Destination : Altapolis, au centre du Réseau. Là, les informa Aliane, ils devraient rejoindre Alvare pour leur correspondance vers Vambreuil.
Tandis que le train démarrait, Hortense songea qu’elle aurait pu tenter de s’enfuir depuis belle lurette en embarquant à bord de l’un de ces engins. Seulement, elle n’était pas certaine de savoir comment rallier la Draconienne après cela, et elle ne savait presque rien du Réseau. Elle avait entendu dire que le chemin de fer officiel était paradoxalement plus complexe que le clandestin, sans compter le gouffre infranchissable creusé par son père et qui empêchait toute communication entre les territoires de la Société et celui de ses renégats. Ce faisant, elle se remémora les nouvelles qu’elle avait eu de la Draconienne depuis leur fuite, par le biais du journal. Elle savait que Von Hibenquicks avait perdu son comté, mais cela ne s’était pas fait au profit des Indociles. La révolte avait été récupérée par les Von Padlen, les seigneurs du comté voisin et qui convoitaient depuis longtemps le monopole de la dimension coupée en deux. Désormais ducs de la Draconienne – rien que cela ! – ils avaient annoncé la fondation d’une nouvelle colonie, Nimbus-la-Nouvelle, du côté clandestin du gouffre pour y poursuivre l’exploitation de la forêt de Baelfire et de la célèbre résine explosive de ses arbres. Cette nouvelle avait exaspéré la jeune néantide qui, en y repensant présentement, songea qu’il n’y avait décidément pas de quoi espérer reprendre sa vie d’avant en retournant dans la dimension, à moins d’en déloger la Société une bonne fois pour toute. Même si cela l’avait attristé, elle avait cependant été soulagée d’apprendre que l’Inkorporation n’avait trouvé aucun habitant de son ancienne colonie. Les derniers occupants de la Ligne Vive, en revanche, avaient eu moins de chance. Aneth pouvait bien prétendre que le génocide des Chronologues ne faisait pas consensus au sein de la Société, leur élimination se poursuivait pourtant dans la plus grande indifférence. Même Aliane avait à peine réagi à cette nouvelle. Une vraie dame du monde civilisé, le cerveau lavé par l’hypocrisie de toute une famille à son égard…
Le train accéléra jusqu’à atteindre sa vitesse de croisière, faisant défiler les dernières maisons de La Maldavera avant de laisser place à un paysage forestier plus sauvage, au cœur des terres de l’Île d’Espérance, où se lisaient les ravages de la tempête. Ça-et-là, ouvriers et sapeurs s’activaient autour d’arbres gisants et de rares toitures endommagées. La végétation immobile paraissait lessivée par les intempéries successives, dévastée mais désormais tranquille. Dépassant rapidement le liseré de la côte, le train s’avança sur les flots et plongea bientôt sous le niveau de la mer pour progresser à même le sable, entre les récifs, les algues et des bancs de pisques fuyant sur son passage. Penchés sur le hublot pour tenter d’apercevoir les créatures qui nageaient dans l’eau trouble, Aliane et Stanislas échangeaient à voix basse sur cette plongée fantastique permise par les prouesses technologiques du chemin de fer. Mais les agitations climatiques récentes avaient remué les fonds marins et soulevé tant de sable qu’on n’y voyait goutte. Lassée d’entendre sa mère louer la Société pour si peu, Hortense ignora leur conversation. Ses pensées se tournèrent vers son père.
Bien que sans nouvelles de lui depuis, elle avait appris, peu de temps après leur arrivée chez les D’Overcour, qu’il avait bel et bien été arrêté et remis à la Société poings liés. L’homme qui revendiquait sa capture était un Cosmologue renommé – d’après le journal – qui travaillait pour une autre organisation de la Société : l’Institut, survivance de la Trikêtre veillant sur les autres néantides ainsi qu’au respect des lois qui régulaient l’Essence et son usage. Hortense n’avait pas tardé à comprendre, au moment de s’informer sur le cours du procès de sa mère, qu’il s’agissait du même Cosmologue qui leur avait permis de fuir, un certain Withingus.
« Le sieur Warfler est condamné, je regrette. »
Des paroles inflexibles, prononcées alors qu’il s’apprêtait à lui enlever son père pour toujours. En découvrant cela, le dédain qu’elle éprouvait déjà pour cet homme mystérieux s’était mué en haine viscérale. Il aurait pu donner une seconde chance à son père, le laisser fuir avec eux. Faire preuve de clémence. Au lieu de cela, il l’avait fait prisonnier, puis livré à l’Inkorporation, et depuis plus personne ne savait ce qu’il était advenu d’Édouard Warfler. Hortense se jura qu’elle ferait payer à cet homme ce qu’il avait fait, d’une manière ou d’une autre. Leur avenir dans le Réseau était des plus incertains, mais si elle devait se choisir un objectif une fois là-bas, ce serait celui-ci. Et ensuite...
Il y eut un flash, dehors. Puis la lumière changea.
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