[A2] Scène 10 : Hortense
Hortense, Stanislas, Aliane
Ae 3893 – cal. XC
10h04
Hortense glissa un œil vers le hublot, devant lequel Aliane et Stanislas s’extasiaient encore. Toujours sous l’eau, mais celle-ci était plus claire. Le train s’était introduit dans un tunnel incurvé dont les parois transparentes laissaient voir une myriade de pisques de tailles et de formes diverses, nageant tout autour d'eux. Les enfants Wickley, qui depuis quatre cycles n’avaient plus goûté à la chair de ces créatures à la base de leur régime alimentaire, s'abîmèrent dans la contemplation béate de ce monde aquatique scintillant, où les êtres pisciformes s'épanouissaient dans l’insouciance de leur condition. Au milieu de cet aquarium grandeur nature, la station-ville de Siremsis - première étape de leur trajet - dévoilait ses immeubles semblables à des coquilles ciselées avec soin, et dont les façades renvoyaient des éclats nacrés à la faveur des rayons de son radius. Ce tableau féerique, baigné de reflets multicolores, disparut lorsque le train, après en avoir fait le tour, s’engouffra dans la gare où il interrompit sa course. Le bâtiment, carrelé de blanc, tout en colonnades interminables sous son plafond haut, était grouillant de monde.
Quinze minutes d’arrêt furent annoncées. De quoi s’ennuyer ferme. Hortense abandonna la vue pour retrouver ses pensées. D’une manière ou d’une autre, elle devrait venger l’honneur de son père avant de retourner en la Draconienne. Elle ne voyait pas de meilleur endroit où vivre, et puis l’idée que l'on pût abattre impunément la forêt qui avait abrité son enfance lui était intolérable. Il fallait empêcher les Von Padlen de s’emparer de ces terres, coûte que coûte. Peut-être trouverait-elle des soutiens auprès des Sens mêlés de la Croix de Worgan, dont son père avait jadis fait partie. Combattant aux côtés des Indociles, le mouvement était un ennemi de longue date de la Société et de la Trikêtre. Il n’y avait qu'en son sein qu’elle pourrait trouver un sens à sa vie, une cause à servir, un peuple auquel appartenir. Son père lui avait raconté qu’il avait dû faire un choix entre leur vie de famille recluse et le combat, mais il n’avait pas abandonné l’idée de réintégrer son escouade pour autant. Seulement, il avait voulu attendre qu’Hortense fût plus âgée. Rallier la Croix à la première occasion était ce que son père aurait attendu d’elle, le meilleur hommage qu’elle pût lui rendre. Elle crut d’ailleurs se rappeler qu’Édouard avait une sœur encore au service du mouvement. Elle y retrouverait ainsi une famille digne de confiance pour l’accueillir…
Le voyage reprit. Cette fois, on ne replongea pas dans les mondes marins. Passé une sorte de grand sas en métal, le train s'enfonça dans une obscurité nébuleuse qui s’étendait à perte de vue.
Le Vide.
On ne devinait les autres chemins de fer et les stations-villes au loin qu’aux faisceaux lumineux qui perçaient les ténèbres. Bien qu’intimidant, ce nouveau monde nimbé de mystères n’en était pas moins fascinant, ni moins pourvu de créatures étranges. Des nuances fluorescentes signalaient la présence d’autres pisques ; des espèces bizarres, quasi translucides qui fuyaient devant les phares des trains pour regagner l’ombre protectrice du néant abyssal. Hortense n’aurait jamais cru que le Vide, que l’on disait désert, inhabité et infini, pouvait être doté d’une faune si riche et si exotique. Pour la première fois depuis le début de leur voyage, la vue depuis le hublot captiva son attention, si bien qu’elle remarqua à peine l’entrée d’un contrôleur dans leur compartiment.
« Ouvrez l’œil, glissa ce dernier avec malice tandis qu’il vérifiait leurs billets. Vous apercevrez peut-être les épaves de nos téméraires aïeux. C'est un spectacle à glacer le sang…
— J’ai entendu dire que certaines étaient à l’origine d’avaries sur la voie ferrée et de retards. Est-ce bien vrai ? s’enquit Aliane en récupérant les tickets.
— Il est en effet fréquent que les transports soient interrompus par des vaisseaux fantômes échoués en travers des Voies. Heureusement, un contingent de Cosmologues spécialisés en télékinésie est chargé par nos compagnies d’intervenir si ce genre d’incident vient à se produire. Enfin, depuis que l’Institut a fait le nécessaire pour “nettoyer” le Vide, ce sont surtout les pisques géants qui posent problème. Certains sont même assez Dégénérés pour prendre les Voies d’assaut, paraît-il ! »
Ce discours parut effrayer Stanislas. Même Aliane ne semblait plus très à l’aise. Après le départ du contrôleur, celle-ci avoua à ses enfants ne pas avoir eu beaucoup d’occasions de s’aventurer dans le Vide, dont elle était finalement très ignorante. Cette confidence aurait pu susciter la connivence d’Hortense qui l’accueillit pourtant avec mépris. C’était décidément une folie que d’élire domicile dans cet univers si même leur propre mère le connaissait imparfaitement.
La traversée de la Voie Médiane d’Aestas, ligne de chemin de fer qui reliait Siremsis à Altapolis, fut beaucoup plus longue que le trajet entre la station-ville et La Maldavera. Si la découverte du Vide captiva Hortense les premiers instants, elle ne tarda pas à l’ennuyer pour de bon. Lasse de réfléchir à un avenir qui lui semblait, pour l’heure, fort lointain, elle fouilla dans sa sacoche avec le maigre espoir d’y trouver quelque chose pour s'occuper. Il y avait bien ce roman qu’elle avait commencé depuis plus d’une saison mais qui l’ennuyait mortellement, tant elle détestait lire. Chez les D’Overcour, elle avait découvert que sa mère pouvait passer le plus clair de son temps le nez dans un livre ; une occupation que sa fille jugeait bien futile, comme tout ce que faisait Aliane. Si elle-même avait trouvé de l’intérêt dans la lecture du journal – quand certains articles ou journalistes ne lui tapaient pas sur les nerfs – les livres étaient une corvée. N’ayant rien de mieux à faire pour passer le temps jusqu’à Altapolis, elle dut pourtant s’y résoudre.
Au bout d’un temps incertain, elle réalisa qu’elle avait piqué du nez sur son ouvrage. À ses côtés, son frère s'était également assoupi tandis que leur mère - comme par hasard - s’était mise à lire elle aussi. C'était la voix du chef de bord qui l'avait tiré de sa torpeur : ils arrivaient à Altapolis. Intriguée, elle se pencha pour regarder à travers le hublot, d’où émanait une lumière étrange. Ils étaient sur le point de pénétrer dans le gigantesque cube de Polychromium qui gardait le Cœur du Réseau, et dont seule la titanesque paroi extérieure était visible, illuminée par des feux de surveillance qui flottait autour d’elle et des petites ouvertures laissant filtrer de puissants faisceaux de lumière dans le Vide. Aliane rangea aussitôt son livre et se leva :
« Rassemblez vos affaires. Nous ne devons pas perdre de temps si nous ne voulons pas rater l’autre train.
— Pourquoi un même train ne permet-il pas d’aller directement là où on veut ? s’agaça Hortense. C’est stupide de faire descendre tout le monde...
— C’est comme ça, je n’y peux rien, répartit Aliane avec lassitude. Tous les trains ne sont pas adaptés pour circuler sur les mêmes Voies, parait-il. Il est fréquent d’en changer à Altapolis. Maintenant, dépêche-toi, s’il te plaît. »
Voilà qui était bien pratique. Tout en pestant, la jeune fille se leva à son tour pour chercher à tâtons l’étui de son violon, rangé au-dessus de leur tête, avant de saisir sa valise sous son siège, imitée par sa mère et son frère. Ils étaient en train de vêtir leurs manteaux quand de discrets coups retentirent contre la paroi de leur compartiment. Tous les trois se regardèrent alors avec circonspection. Le contrôleur était déjà passé pour vérifier leurs billets. Il était étrange qu’il vînt de nouveau les contrôler juste avant la descente.
« Oui ? » lança Aliane d’un ton incertain.
La porte s’entrebâilla et la casquette du chef de bord se glissa dans l’ouverture. Ce dernier les salua brièvement et s’adressa à la mère de famille.
« Dame D’Overcour, j’ai une information pour vous. On nous a prévenu qu’une compagnie détachée de l’armée Intérieure vous attendait en gare pour vous conduire à Vambreuil.
— Comment ça ? Nous… Mon frère ne m’a pas prévenu de… Qu’est-ce que cela signifie ?
— Je n’en sais pas davantage, ma dame. C’est un ordre du maréchal, apparemment. Ma collègue vous attendra près de la porte de votre voiture pour vous aider à descendre. »
Un bref salut et il les laissa de nouveau seuls, tandis que le train ralentissait à l’approche d’Altapolis.
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