[A2] Scène 11 : Hortense

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Hortense, Stanislas, Aliane, Alvare d’Overcour, Capitaine Abeille

Ae 3893 – cal. XC


Hortense fixait sa mère et son frère en chien de faïence. Ces derniers n’en menaient pas large. Évidemment, c’était prévisible : le tribunal n’aurait jamais pu croire à toutes leurs histoires. La Société connaissait la vérité et avait ordonné leur interpellation à leur arrivée dans le Réseau, elle en était convaincue. La preuve de leur loyauté n’avait été qu’un vulgaire prétexte. Alvare lui paierait cela.

À force d’endurer le regard haineux de sa fille, Aliane finit par s’impatienter :

« Quoi ?

— Tu te poses sérieusement la question ? C’est de ta faute si l’on se fait arrêter ! Et celle d’Alvare, surtout…

— Ne parle pas si fort, enfin ! la réprimanda sa mère dans un murmure étranglé. Rien ne nous dit que ces soldats sont là pour ça…

— Tu vois une autre raison ?

— Le maréchal Grumberg est un ami de la famille. Il a sûrement envoyé ces hommes pour assurer notre protection, comme son devoir l’exige…

— Son devoir ? »

Une nouvelle annonce dans le haut-parleur les informa que leur train venait de s’engager sur l’Aiguillage, un anneau gigantesque formé par la convergence des douze Voies autour de l’astéroïde d’Althorod. Leur compartiment n’était pas situé du bon côté, sans quoi ils auraient pu admirer la splendeur dudit astéroïde et, surtout, la très complexe cité d’Altapolis, qui le recouvrait intégralement. Seules les autres Voies arrivant de l’Extérieur étaient visibles depuis leur hublot. Lentement, la machine ralentit avant que les murs d’une gare et des quais bondés n’obstruent le paysage. Aliane se leva promptement avant de voir qu’il s’agissait de la Station d’Aestas et de se rasseoir derechef. Leur arrêt était celui d’après. Profitant de ce répit avant leur descente, elle reprit ses explications à voix basse :

« Dans son testament, Lazare d’Overcour a demandé à ce que Grumberg veille sur Alvare et moi. Enfin, sur moi en particulier…

— Il avait peur que tu déclenches la Chute ? »

La Marquise accueillit la question de sa fille avec effarement. Resté silencieux, Stanislas lui-même ne semblait plus rien comprendre. Mais pour Hortense, cette réponse tombait soudain sous le sens. C’était une vieille, très vieille histoire que son père lui avait raconté lorsqu’elle lui avait demandé, un jour, pourquoi les Chronologues comme Dorian et sa mère étaient autant haïs des autres néantides. Un « prophète » de leur caste, répondant au nom de Hellequin Wesner, aurait jadis prédit cet événement, la Chute, que l’on avait assimilé à la fin du monde. De là aurait émergé toute la discorde qui avait opposé les Chronologues au reste de l’humanité. Hortense y avait repensé après la réponse peu convaincante que leur avait donné Aneth le matin même. L’adoption de leur mère et la dissimulation de sa véritable nature ne pouvait pas être une banale histoire d’affect. Si l’Imperator Lazare avait réellement été opposé au génocide de la Chronologie, il ne se serait pas contenté d’adopter une pauvre fillette et de faire cesser le massacre de manière totalement dérisoire et éphémère. Et surtout, il n’aurait pas chargé un haut-gradé de la Société comme le maréchal Grumberg de s’assurer de la sécurité de sa « fille ». La raison était forcément politique.

« Tu ne dois pas parler de ça, Hortense, la prévint Aliane dans un murmure sévère. Sous aucun prétexte. Tu entends ?

— C’est donc lié ?

— Pas du tout !

— Alors pourquoi doit-on avoir l’Intérieur sur le dos, si ce n’est pas pour nous... »

Sa mère lui barra les lèvres de sa main. Il y avait de l’agitation de l’autre côté de la cloison de leur compartiment. Sûrement des passagers en train de descendre, mais cela avait suffi pour inquiéter Aliane qui attendit que le train redémarrât, à vitesse modérée, pour reprendre et clore la conversation :

« Lazare était le mentor de Grumberg. Ils ont occupé les mêmes fonctions et il a toujours fait en sorte de le faire nommer à sa suite. Le maréchal lui est redevable pour…

— Peu importe ce que ces homines se doivent entre eux, balaya Hortense. Grumberg ignore que nous sommes…

— Il est courant. C’est lui qui nous a fourni les lentilles.

— Et il n’a rien à redire sur le fait que son supérieur adopte une…

— Non ! »

La négation sonna comme un coup de tonnerre au milieu de leurs messes basses. Aliane jeta un coup d’œil méfiant vers la porte, craignant sans doute que cela ait attiré l’attention. Tassé sur la banquette, Stanislas semblait craindre que le toit du wagon ne leur tombât sur la tête. Hortense elle-même retint son souffle, surprise par ce soudain coup d’éclat qui lui rappela leur intimité toute relative. Dans le haut parleur, on annonça l’arrêt prochain pour la Station de Ver, prévu dans une dizaine de minutes.

« Tu nous nuis ouvertement, avec tes insinuations stupides, articula Aliane avec froideur. Si tu redoute autant que nous soyons pris, tu ferais mieux de te montrer un peu plus discrète et cesser de clamer des imbécilités à tout va…

— Si ce sont des imbécilités, pourquoi Lazare t’a-t-il recueilli ?

— Parce qu’il le voulait.

— Oh, sans rire…

— Sans rire. Son épouse est morte en couche le jour de ma naissance. Maintenant, ramassez vos affaires, nous allons descendre. Et par pitié : taisez-vous. »

Elle-même joignit le geste à la parole avant d’ouvrir la porte, ce qui coupa court à toute possibilité de répartie. Hortense exhala un soupir. Il y avait toujours une raison à l’inexplicable, mais jamais la même. Sa mère ne pourrait pas mentir éternellement. Si elle avait autant la garantie d’être en sûreté dans cette famille d’homines, elle ne serait pas partie de chez eux comme elle l’avait fait par le passé. Tôt ou tard, ce qui l’avait poussé à fuir une première fois les acculerait de nouveau, la jeune fille en était persuadée.

Ils n’eurent aucun mal, à la descente du train, pour reconnaître leur comité d’accueil : une cinquantaine d’hommes – et quelques femmes – au garde-à-vous sur le quai, tous en uniforme bleu et chargés de lourds paquetages. L’un d’entre eux, au premier rang aux côtés d’un Alvare tout aussi encombré, ôta le bicorne qu’il était le seul à porter pour s’avancer vers eux :

« Mes hommages. Je suis le capitaine Abeille. On m’a chargé de vous escorter, vous, le sieur D’Overcour et vos enfants, jusqu’à Vambreuil. Nous-même rejoignons notre régiment qui y a été affecté récemment.

— Dans ce cas, nous vous suivons. » répondit simplement la cabarettiste avec un sourire poli, avant de décocher un regard lourd de sous-entendus à sa fille qui le lui rendit.

Tandis qu’ils se dirigeaient vers l’ascenseur au bout du quai, Stanislas tira discrètement sur la manche de sa mère pour demander si « abeille » était bien le vrai nom du capitaine. Avant qu’elle n’ait pu lui répondre, Alvare leur apprit qu’il s’agissait seulement d’un surnom, un parmi tous ceux attribués aux officiers lors de leurs cursus à la Capitainerie, institution qui formait tous les gradés des armées de l’Intérieur et de l’Extérieur. Hortense avait d’ailleurs reconnu le petit insecte pollinisateur épinglé sur la poitrine du capitaine. Ce système de nommage faisait apparemment référence à la chasse aux entomes, que les homines pratiquaient pour se nourrir depuis qu’ils existaient. La jeune néantide ne put s’empêcher de trouver ridicule ce clin d’œil à des traditions qui lui paraissaient insignifiantes.

L’ascenseur – dans lequel ils s’engagèrent à douze avec le capitaine, son lieutenant et plusieurs hommes – permettait d’accéder aux halls de la station, à l’étage, depuis lesquels ils devaient rejoindre un autre ascenseur pour redescendre vers un autre quai, chose qu’Hortense ne manqua pas de dénigrer, tant cela lui parut absurde. Personne ne parla, le temps de la montée, tandis qu’elle et son frère éprouvaient pour la première fois de leur vie l’impression que leurs entrailles tombaient en bas de leur ventre. Là-haut, ils furent promptement rejoints par le reste de la compagnie, qui avait dû emprunter les deux escaliers roulants qui se croisaient derrière la cabine d’ascenseur. Tout le monde se remit en marche avec la régularité d’un chronographe. Ils devaient franchirent le Hall 2, au centre du bâtiment et dans lequel ils avaient atterri, pour rejoindre le Hall 3, sur leur droite. En chemin, Hortense leva les yeux vers le haut plafond de la gare, enduit à la chaux et décoré de fresques et de mosaïques censées évoquer une végétation luxuriante, en fleur et bourdonnante d’entomes divers et variés. Les sculptures métalliques en forme d’arabesques et de plantes grimpantes qui enjolivaient les colonnes, le mécanisme des escaliers et même les ascenseurs, faisaient écho à ce décor peint, magistral bien que la jeune néantide n’en fut pas très impressionnée. Elle dut admettre au passage que leur escorte militaire était bien pratique pour fendre la foule qui s’ouvrait sur leur passage. Ainsi encadrés, ils n’eurent même pas l’opportunité d’être dérangés par les curieux qui avaient reconnu Aliane de loin. La jeune fille songea toutefois que tout cela attirait remarquablement l’attention sur eux. Elle repensa à tous les discours de sa mère sur la nécessité d’être discret et poussa un soupir désabusé.

Alors qu’ils arrivaient dans le Hall 3, Stanislas attira leur attention sur les grandes baies vitrées qui recouvraient les murs de la salle, laissant largement entrer la lumière jaune et vive qui émanait des deux radius du Cœur. Aliane cligna des yeux, comme dérangée par tant de clarté. Leur train n’ayant pas encore été annoncé, Alvare les autorisa à se rapprocher des vitres pour contempler la vue du Cœur du Réseau, de l’intérieur cette fois. Aux quatre coins du cube de Polychromium s’étendaient les stations-villes des Voies Minimes : Armorande, Saerkis, Balfeust et Vambreuil, leur destination. Leurs proportions gigantesques les surprirent ; toutes quatre se touchaient presque, formant à peu de choses près une seule et même cité. Leurs immeubles grimpaient le long des parois du cube et formaient parfois de véritables murailles entre elles. Et là, au centre, trônait la première cité parmi les cités, dont la superficie ronde bloquait presque la vue : Altapolis. Les deux enfants furent pareillement surpris par la configuration singulière de cette ville-astéroïde. Tandis que Stanislas penchait la tête pour tenter d’apercevoir à l’endroit les immeubles concentrés sur l’hémisphère sud, Hortense contempla d’un œil torve la haute tour qui se dressait au sommet de l’hémisphère nord, émergeant d’un édifice qui lui évoqua vaguement un château ou une prison. Au dernier étage, des cadrans sombres indiquaient l’heure. Elle glissa un œil vers sa mère et nota l’étrange accablement dans ses prunelles assombries par les lentilles.

Dans le train, ils furent de nouveau placés dans un compartiment à part, cette fois-ci en compagnie d’Alvare mais à l’abri des oreilles du capitaine et de ses hommes.

« C’est un brave garçon, narra-t-il à propos d’Abeille. Il a été gradé à l’issue d’un excellent cursus achevé en Ver dernier à la Capitainerie…

— Tu aurais pu me prévenir que l’on serait accompagné, lui reprocha Aliane. Ton capitaine a beau être brave, les enfants et moi avons eu une belle frayeur en apprenant qu’il nous attendait…

— Mais non, puisque c’est le devoir du maréchal de nous protéger, rappela Hortense avec ironie.

— Je n’en ai été informé que tardivement moi-même, objecta le fonctionnaire en ôtant son chapeau melon. C’est un secrétaire de Grumberg qui m’a appelé tout à l’heure pour me le dire. J’allais tout juste partir…

— Mais qu’est-ce que ça veut dire ? s’inquiétait la Marquise. Le maréchal a peur qu’on nous assassine ? Je croyais que la nouvelle de mon embauche à Vambreuil ne lui avait fait ni chaud ni froid !

— Il a posé beaucoup de questions sur cette Lorène Lenoir, souligna Alvare. Et il s’y est repris à deux fois avant de me dire qu’il n’y avait aucun problème pour signer avec elle, comme s’il était allé demander confirmation, ce qui n’est pas impossible. Je lui ai pourtant dit que cette femme avait l’air louche, mais j’ai le sentiment qu’au contraire ça l’a… intrigué. Enfin… Le capitaine m’a averti que nous avions rendez-vous avec sa nouvelle supérieure, une fois arrivés. La cheffe du régiment des Hyménoptères : la colonelle Fourmi. Elle devrait nous en dire plus. Peut-être même qu’elle pourra nous aider à faire entendre raison à Grumberg. »

Alors que le train partait, Hortense médita la nouvelle avec méfiance. Sa mère et Alvare se croyaient dans les petits papiers de l’Intérieur, mais entre cette histoire d’escorte militaire surprise – qui ressemblait plus à une mise sous surveillance qu’à une garde rapprochée – et la nonchalance dont leur « protecteur » faisait preuve vis-à-vis de Lenoir, rien n’était moins sûr.

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