[A2] Scène 12 : Hortense
Hortense, Stanislas, Aliane, Alvare d’Overcour, Colonelle Fourmi
Ae 3893 – cal. XC
Si Vambreuil pouvait se targuer d’être une cité « fleurie » et même relativement végétalisée, le lierre qui courrait le long des façades bleues, jaunes ou roses et les buis mal taillés avaient assez mal dissimulé la misère locale, alors qu’ils traversaient les rues pour se rendre à l’Hôtel de Ville. Hormis le quartier où se trouvait le théâtre dans lequel officierait leur mère, beaucoup des maisons de maître et immeubles qui s’amoncelaient alentour, le long des parois du Cœur et des murs qui délimitaient les autres station-villes, paraissaient à l’abandon, quand ils n’étaient pas occupés par des habitants qui ne semblaient pas mener grand train. Le désespoir de ces gens dépourvus de tout se mêlait à la frustration de la révolte mise à mal, dont les barricades à moitié démolies, les impacts de balles sur les murs et des traînées brunâtres et suspectes sur le pavé mal rincé faisaient office d’ultimes témoignages. Ces visions sordides leur avaient valu d’interrompre leur trajet au beau milieu de la place principale, alors qu’Aliane semblait sur le point de faire un malaise. À ses côté, Stanislas avait affiché une pâleur inquiétante. Hortense s’était contentée de lever les yeux au ciel pour ne pas paraître choquée par ce décor sinistre.
La jeune fille se détourna un instant de la fenêtre, aveuglée par la lumière du radius, pour contempler le lieu où ils se trouvaient à présent. À l’image des rues de Vambreuil, le bureau de la colonelle avait des airs de révolution tout juste achevée. De taille moyenne, ornée d’élégants panneaux de bois foncés rehaussés d’une tapisserie bleu roi un peu fanée, la pièce avait été débarrassée de toutes ses décorations superflues, à en juger par les caisses empilées dans un coin et les démarcations que certains tableaux et autres trophées de chasse avaient laissé derrière eux en quittant les murs. Ne restait que le strict nécessaire : une table de bureau, un secrétaire, deux fauteuils sobres occupés par Aliane et Alvare, et un téléphone mural raccordé de manière artisanale. Le tout n’occupait que la moitié de la place disponible, l’autre moitié servant pour l’heure de débarras temporaire aux vestiges de l’ancien colonel, mort tragiquement pendant la révolte. Restés debout par manque de places assises, Hortense et son frère essayaient tant bien que mal de rester immobiles et de paraître attentifs ; lui juste derrière leur mère, les mains appuyées sur le dossier pour se soutenir ; elle contre l’encadrement d’une des trois fenêtres, profitant de la lumière pour se réchauffer. De l’autre côté du bureau, la colonelle Fourmi lui inspirait moins la méfiance que le dédain. Femme blonde, athlétique, impassible, à l’uniforme et au chignon impeccables, la représentante de l’ordre avait une manière étrange de les considérer, tous les quatre, avec son ton détaché quoique sévère et ses paupières lasses qui donnaient l’impression perpétuelle qu’ils l’ennuyaient plus qu’autre chose. Sur sa poitrine, une petite fourmi dorée trônait fièrement aux côtés de ses galons.
« Voici, dit-elle en étalant un document entre eux sur la table. Le contrat de dame d’Overcour, signé par les deux parties et remis en main propre par dame Lenoir à son arrivée hier.
— Merveilleux, s’exclama Alvare. Il me tardait d’en faire des confettis…
— Je vous le déconseille. »
Hortense avait d’abord cru que le fonctionnaire plaisantait, mais point du tout. En entendant la réprobation de la représentante de l’ordre, Alvare perdit sa bonhomie :
« Vous ne pensiez tout de même pas que je comptais laisser ma sœur travailler ici avec cette… perfide ?
— Vous avez trouvé une meilleure situation ? » s’enquit la colonelle auprès de la Marquise.
Un mouchoir sur les lèvres, cette dernière émit un léger soubresaut en comprenant que l’on s’adressait à elle :
« Euh non. Je… Je n’ai pas eu d’autres propositions.
- Cela ne m’étonne pas. La moitié de la Société vous soupçonne d’espionner pour le compte des rebelles. S’il y a une femme perfide ici, à l’heure actuelle, c’est vous. »
Stupeur dans le bureau. Aliane cligna plusieurs fois des yeux, incrédule. Dans son dos, Hortense eut du mal à dissimuler sa surprise. Loin de se sentir offensée, elle se délecta presque de l’air abasourdi que sa mère et Alvare partagèrent en se regardant, devant cet affront que la jeune fille trouva mérité. Heureusement pour eux qu’ils étaient déjà assis, leurs jambes se seraient sans doute dérobées sous eux devant une telle accusation. Faisant toujours le pied de grue, juste derrière eux, Stanislas, quant à lui, ne bougeait pas d’un pouce, comme si rien de ce qui se déroulait devant lui ne le concernait.
« Mais enfin, après tout ce que j’ai dit au maréchal au sujet de cette femme grossière... Comment se fait-il que l’Intérieur ferme obstinément les yeux sur cette embauche ? explosa soudain Alvare.
— De ce que l’on m’a rapporté, Lorène Lenoir ne vous a pas agressé, objecta Fourmi avec sang-froid.
— Elle s’est introduite chez nous sans en demander l’autorisation !
— Mais vous étiez là pour l’accueillir.
— Oui ! Non ! Nous étions là mais…
— Donc ce n’est pas comme si elle avait violé votre domicile.
— Mais elle nous a menacé ! Je ne l’ai pas rêvé, tout de même ! »
Ahuri, il se tourna vers le reste de la famille, cherchant leur appui. Encore estomaquée, Aliane tenta malaisément de surenchérir :
« Elle a obtenu ma signature par le chantage. Le maréchal en a été informé, il me semble...
— Oui, et ?
— Et vous admettrez que ce n’est pas un moyen honnête d’obtenir l’engagement d’une personne. » insista Alvare.
La colonelle les scruta un instant, toujours de ce regard de catsid feignant de somnoler tout en surveillant sa proie, avant de tirer un carnet et un stylo à elle. Devant cette attitude, Aliane et Alvare parurent se rasséréner. Leur soulagement fut de courte durée :
« Dans ce cas, quel a été le motif de ce chantage ? »
Silence. Fourmi attendit une réponse qui ne viendrait pas. Hortense se détourna vers la fenêtre, bravant la lumière qui filtrait à travers les carreaux crasseux pour masquer son air ironique. Elle avait finalement eu raison : l’Intérieur ne les soutiendrait pas, en tout cas pas autant qu’espéré.
« Le… Le maréchal est informé, répéta Alvare, désemparé. Il sait de quoi il est question...
— Il ne m’en a rien dit, répartit l’officière d’un ton égal.
— Certes, il s’agit d’un élément… disons, compromettant pour notre famille. Il est évident qu’il n’a pas souhaité le divulguer… Même dans le cadre d’une telle affaire...
— L’honneur de votre famille n’est plus à ce détail près, sieur d’Overcour.
— Mais c’est insultant, à la fin ! »
Il se leva, hors de lui, et fit quelques pas dans la pièce pour garder son calme. Naturellement, il n’était pas plus en position de négocier son sort, tout noble désargenté et haut fonctionnaire qu’il était. Toujours immobile, Stanislas guettait la place laissée vacante.
« Il ne vous a vraiment rien dit au sujet des raisons qui nous ont poussées à venir ici ? hasarda Aliane sans se démonter. Je veux dire, hormis ce contrat… Les circonstances... Il n’a pas laissé d’instruction à mon sujet ?
— Si : il a affirmé qu’au vu de vos frasques passées, il n’avait pas l’intention de perdre plus de temps à vous tirer d'affaires. Il me charge par ailleurs de vous enjoindre à prendre vos responsabilités. Vous avez apparemment manqué de prudence devant dame Lenoir. J’ignore la nature du secret qui vous a compromis, mais je me permets de vous rappeler qu’au vu du verdict de la Société à votre égard, il est attendu que vous fassiez preuve de bonne volonté. »
Aliane et son « faux » frère restèrent cois. Hortense se mordit la lèvre, partagée entre la colère et le fou-rire. Entendre sa mère et Alvare se faire ainsi rappeler à l’ordre de manière indirecte par ce maréchal dont ils avaient tant espéré était aussi rageant que jouissif. Elle se retourna discrètement et constata alors que ces derniers la fusillaient du regard. Cependant, la colonelle poursuivit :
« Il m’a également demandé de vous trouver un logement et exigé que vous et vos enfants soyez surveillés de près.
— Surveillés ? releva la Marquise, de plus en plus outrée.
— Ne vous inquiétez pas, nous serons discrets. Mais nous attendons également un effort de votre part. Comme vous vous en doutez, le régiment des Hyménoptères a d’autres priorités, ici à Vambreuil. »
Avant que quiconque ait pu rétorquer, l’officière sortit une carte qu’elle étala sur son bureau, faisant momentanément disparaître le fâcheux contrat. La Chronologue, son fils et son frère adoptif se penchèrent pour observer le plan d’un peu plus près. Hortense ne quitta pas sa position, suivant les explications de loin :
« Le logement que nous vous avons dégoté se trouve ici : au 13, place Alfred Beddington, à l’avant-dernier étage de cet immeuble – elle désigna un endroit sur le plan. Il s’agit du quartier de la butte, le plus sûr de Vambreuil à l’heure actuelle. Vous l’avez normalement traversé depuis la gare pour venir jusqu’ici. L’appartement est correct, tout comme vos voisins de palier, bien que l’Intérieur vous enjoigne à la plus grande discrétion. Le théâtre dans lequel vous avez été embauchée se trouve juste là, au milieu de la place ; vos trajets quotidiens seront donc courts et relativement sécurisés. En face de celui-ci se trouve l’école, où vos enfants devront être inscrits sous deux jours, afin de parfaire vos engagements envers la Société. »
Stanislas sursauta. Hortense voulut répliquer mais la colonelle haussa le ton avant de continuer, faisant taire leurs protestations :
« Dans l’ensemble, vous n’avez rien à craindre des habitants de la butte à part peut-être leur réprobation : il s’agit pour la plupart de bourgeois, de propriétaires locaux et autres nobles désargentés, tous homines. Ils ne verront peut-être pas d’un très bon œil l’arrivée d’une cabarettiste abonnée aux scandales et ses deux jeunes délinquants potentiels et illégitimes, mais ils sont globalement inoffensifs. De l’autre côté de la place résident les grandes familles Corporatistes du coin, avec en tête la très remarquée cheffe du conseil néantide local et patronne du Vivarium : dame Cornelia Wereck.
— Vous avez l’air de l’estimer, releva Alvare avec ironie.
— Je viens de dire que vous n’aviez rien à craindre de votre voisinage ; Wereck est une exception : elle déteste viscéralement les homines.
— C’est bon à savoir. »
Le fonctionnaire eut un rictus crispé qui se voulut affable. À ses côtés, les Wickley étaient figés de honte.
« La place Angora, juste ici et qui vous séparera de l’Hôtel de Ville, est relativement sûre, enchaîna Fourmi. Évitez tout de même de vous y promener de nuit ou les jours de remue-ménage. Nous avons eu beaucoup de manifestations à gérer lors du procès des Trente-sept. Pas de morts, fort heureusement, mais j’ai vu les ouvriers du Vivarium d’assez près pour vous affirmer qu’ils sont capables de remettre le couvert à tout moment...
— Le Vivarium qui est juste ici, nota Alvare en indiquant un autre point sur le plan. Simple question : nous sommes bien d’accord que je ne logerai pas avec ma sœur et mes neveux ?
— Non, en effet. En votre qualité de sénéchal, vous résiderez au sein de l’Hôtel de Ville, tout comme moi et le futur bourgmestre lorsqu’il y en aura un. Les élections se tiendront en Ver prochain, nous assurerons l’intérim d’ici là. Je dois vous prévenir que l’Hôtel est un ancien entrepôt, fonction qu’il occupe toujours en partie. Le confort ici n’est pas le même qu’à Armorande.
— Je m’en accommoderai, affirma-t-il avec un sourire de plus en plus goguenard. Je peux vous demander où notre amie Lorène Lenoir a élu domicile, si ce n’est pas indiscret ?
— Juste ici, sur l’esplanade qui surplombe l’Hôtel et toute la station-ville : 1, allée de la Tour, dans un ancien manoir. Tant que vous restez sur l’allée, tout ira bien. En revanche, je vous déconseille les rues adjacentes : le quartier du pholque dansant n’est pas un lieu très touristique.
— Entendu. Tant que nous y sommes : d’autres endroits à éviter ? »
Fourmi marqua une pause, l’œil sévère. Aliane remua sur son assise. Elle se faisait manifestement violence pour masquer sa vexation. Hortense se demanda comment faisait sa mère pour ne pas réagir. Un instant plus tôt, cette faiblesse de caractère, devant les déclarations de la colonelle, l'avait presque amusée, mais elle la mortifiait à présent. Du bout du doigt, l’officière de l’Intérieur traça soudain un angle sur la carte ; deux rues qui encerclaient la butte :
« Ici, le boulevard d’Armorande : déconseillé. Et cette rue-là, encaissée entre la butte et l’esplanade de la gare, n’y pensez même pas : c’est un vrai coupe-gorge. Les gens d’ici l’appellent la rue des Bas-Fonds. La frontière avant d’y entrer est assez facile à identifier, si vous êtes du genre tête en l’air…
— Un cadavre ? »
La jeune fille avait parlé sans réfléchir, ce qui lui valut de se faire remarquer. La mention de cette défense d’entrer aux représentants de la Société avait rappelé à sa mémoire l’existence de l’Épouvantail de Dorian. À l’expression tendue de la colonelle, elle comprit qu’elle avait deviné juste :
« Le corps de mon prédécesseur. Autrement dit, personne ne vous viendra en aide si vous vous aventurez là-bas. Suis-je claire ? »
Les autres acquiescèrent en silence. Ce faisant, la colonelle Fourmi remballa la carte et tendit à Alvare le contrat d’Aliane :
« En tant que sénéchal, c’est à vous de le viser et d’en faire une copie pour les deux parties. Tâchez de ne pas le déchirer. »
Elle ignora la mimique toujours grimaçante de son nouveau collègue et se tourna vers Aliane pour lui remettre les clés de leur appartement. Cette dernière articula à peine un « merci » plein d’amertume. Tandis qu’ils s’apprêtaient à prendre congé, Hortense jeta un dernier coup d’œil vers la fenêtre. Bien qu’elle n’ait pas vu le plan, elle sut immédiatement remettre chacun des lieux cités, ou presque : la place Angora qui séparait l’Hôtel de Ville de la butte ; l’imposant Vivarium et son phalanstère sur leur gauche ; la butte Beddington droit devant et, juste après, au-dessus de cette rue « des Bas-Fonds » que l’on devinait en creux, la gare, en hauteur. Au-delà, Rhodia, radius principal du Cœur, luisait, implacable, répandant partout cette lumière jaunâtre, aveuglante et désagréable. Plissant les yeux, la jeune fille crut discerner la silhouette sombre de l’étrange clocher aperçu tantôt, au centre du Réseau. Elle se remémora l’air craintif qu’arborait leur mère en le contemplant, alors qu’ils attendaient leur dernier train. Cet édifice, dont les cadrans vétustes indiquaient inlassablement l’heure, et dont la silhouette singulière, dans ce clair-obscur glauque et artificiel, avait quelque chose de fatal. Elle frissonna soudain, malgré la chaleur étouffante qui régnait dans la pièce.
Ce que nous donnons à la Société, la Société nous le rendra.
À L’Harkoride, elle avait entendu cette vieille devise des centaines de fois, toujours sur le ton de la moquerie. À présent, ce n’était plus une plaisanterie, ni une menace lointaine comme celles qu’ils avaient redouté tant de fois, elle et son père, en arpentant la forêt : c’était leur réalité. Et elle savait, comme l’avaient appris à leurs dépends les Chronologues, la Croix de Worgan et les autres rebelles, que par-delà les services, la Société rendait aussi les coups.
FIN DE L’ACTE II
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