[A3] Scène 1 : Alvare

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Alvare, Colonelle Fourmi, Oscar von Hibenquicks

V 3894 – cal. X

La mine funeste, Alvare patientait sur le parvis de l’Hôtel de Ville, à l’abri d’un grand parapluie noir qui n’en finissait pas de blanchir sous la neige. Tout comme les autres cadres de l’armée et de l’administration locales, il attendait l’arrivée du nouveau bourgmestre, sur le pied de guerre.

L’Imperator Kergalev avait pourtant promis de décréter des élections anticipées à Vambreuil, où le précédent dirigeant avait été décapité par les rebelles du Vivarium. La campagne aurait dû se tenir de mi-Hiems à mi-Ver, comme d’habitude mais avec un cycle d’avance sur les autres station-villes, pour un mandat qui durerait six cycles au lieu des cinq réglementaires. Or, le délai était passé sans que l’annonce ne tombât, et Kergalev d’assurer qu’il y aurait bien un nouvel élu pour le retour des beaux jours. Il fallait bien sûr connaître l’Imperator pour savoir qu’il ne se tramait jamais rien de bon sous son crâne – atrocement mutilé suite à une vieille histoire de duel qui aurait pu lui coûter la vie. Celui que l’on surnommait le « Boucher de la Chronologie » n’en était pas à son coup d’essai. Combien de foi Lazare d’Overcour n’avait-il pas mis en garde son fils contre cet officier disruptif abonné aux coups bas et aux tromperies ? Au lieu de décréter les élections, l’ancien amiral de la Société avait préféré choisir lui-même leur nouvel édile pour les six prochains cycles, et son choix était loin de faire consensus.

N’y tenant plus, le fonctionnaire renversa son parapluie et l’ébroua. Toute cette neige commençait à lui peser.

« D’après ce que j’ai entendu dire, ce sont les conditions climatiques anormales, depuis la fin d’Autumnus, qui auraient contraint l’Imperator à prendre cette mesure, maugréa-t-il à l’attention de sa voisine.

— Vous y croyez ? s’enquit la colonelle Fourmi en époussetant les flocons sur les épaulettes de son lourd manteau de parade.

— Pas le moins du monde. Et je crois encore moins à l’impartialité de Kergalev dans cette histoire.

— Il est avéré que lui et le comte von Hibenquicks sont en très bons termes. Bien meilleurs, en tout cas, qu’avec feu votre père…

— Mon père n’a jamais pu les supporter, ni l’un, ni l’autre, souffla-t-il. Pour ma part, je me suis toujours méfié de Tarquin Kergalev, surtout depuis l’échec des pourparlers du Marteau de Pan. Il ne me manquait plus qu’une vraie raison pour le détester...

— Vous manquez à votre devoir de discrétion, sénéchal.

— Par pitié, Fourmi, ne me faites pas croire que vous l’appréciez ? Je sais que Grumberg ne peut pas l’encadrer. »

Une ombre passa sur les traits de l’officière. Un rictus bref, à peine perceptible mais qu’Alvare crut entrevoir sur ce profil pâle apparemment habitué à la rudesse de Hiems. L’homine haussa les sourcils.

« C’est bien ce qu’il me semblait. »

Il renifla, tressauta sur ses talons et releva le menton. Tant de gestes vains pour se donner contenance, tandis que ses mains tremblaient. Il n’arrivait pas à croire que celui qu’il avait fait condamné au tribunal quelques temps plus tôt fût prêt à travailler avec lui pour mieux lui planter dans le dos l’arme avec laquelle Alvare croyait pourtant l’avoir abattu : le droit. Si Kergalev donnait crédit à la version défendue par Hibenquicks contre les Overcour lors du procès, le sénéchal était bon pour l’ostracisme, sort regrettable quoique préférable à celui encouru par Aliane et ses enfants.

L’ombre d’un aéronef se profila au loin, à travers la brume et la neige abondante. Alvare se prit à espérer une avarie quelconque. Il aurait été préférable que l’Assemblée commanditât de l’aide pour le déblaiement de la voie ferrée, plutôt que de laisser venir un dirigeable. Cela aurait pu soulager les cheminots qui travaillaient d’arrache-pied et dans des conditions extrêmes depuis deux saisons pour maintenir la circulation. Il y avait déjà bien assez du Vivarium pour se révolter. Finalement, bien que la statue du catsid Angora, qui ornait la place principale, manquât de se faire accrocher au passage, le convoi parvint à atterrir sans heur. Le sénéchal et la colonelle s’avancèrent à la rencontre du nouveau bourgmestre et de sa délégation, non sans peine à cause des pavés glissants. Ils eurent beau les saluer avec courtoisie et déférence, l’ancien comte de Brelheim-sur-le-Barv et sa cour se contentèrent de hochements de tête dédaigneux pour toute réponse. Les deux serviteurs de la Société échangèrent un regard qui en disait long tandis qu’ils revenaient vers l’Hôtel de Ville.

« Qu’est-ce que cela ? demanda Oscar von Hibenquicks en s’arrêtant devant le bâtiment voisin, un imposant édifice rectangulaire rose et gris.

— Hum, il s’agit de l’hospice, sieur, répondit Alvare. Y sont pris en charge les orphelins, les malades, les personnes âgées…

— Quelle idée de mettre ça sur la grand-place ! Il faudra le faire raser. »

Il poursuivit sa route pour se mettre à l’abri, ignorant la réaction de son comité d’accueil. Le sénéchal inspira un grand coup avant de s’engouffrer à sa suite.

Devoir de réserve, se répétait-il en boucle. Garde ta pensée pour la pause café.

La décoration de l’Hôtel de Ville, assez simpliste, ne fit pas meilleure impression à Hibenquicks, pas plus que la perspective de résider non loin de marchandises entreposées. Il devrait pourtant s’en contenter, la neige compromettant toute ambition de palais pharaonique. Une fois dans la salle du conseil – une pièce, là encore, peu décorée à l’exception du drapeau de la Société ainsi que d’une table et de panneaux en acajou entre des murs jaunes criards – le nouveau venu se vit exposer la situation par ses exécutants. Tâche qui incombait à Alvare, en sa qualité de chef de l’administration :

« Vous prendrez chacune de vos décisions avec l’arbitrage de votre conseil, dont vous avez, il me semble, déjà choisi les membres à qui vous devrez distribuer le nombre de porte-feuilles que vous jugerez…

— Assez ! Je sais cela ! écourta l’ancien comte d’un geste agacé. Qu’en est-il des néantides ?

— Ils se soumettent aux mêmes règles que les homines, en plus de celles de l’Institut. Ici, leurs intérêts sont représentés par trois conseillers, parmi lesquels les sieurs Joseph Wentrick et Sadi Wahlberg, ici présents. Tout comme la majorité des néantides qui vivent ici, ils appartiennent à la Corporation, de même que la troisième conseillère, Cornelia Wereck, qui est absente pour aujourd’hui.

— La sorcière qui élève des aragnes ?

— La patronne du Vivarium, rectifia Alvare, avant d’ajouter avec un sourire pincé : Toute l’activité de Vambreuil dépend présentement de sa fabrique. Il faudra donc coopérer avec elle…

— Et où est-elle actuellement ? s’indigna Hibenquicks en désignant le fauteuil vide à l’autre bout de la table.

— Retenue par ses obligations au Vivarium, l’excusa le sieur Wahlberg, un jeune homme blond à l’allure soignée et aux yeux turquoise des plus aimables. Vous la rencontrerez plus tard dans la journée...

— Ces Étranges, pesta le nouveau bourgmestre. Ils cumulent tout un tas de fonctions pour se donner de l’importance sans savoir en mener une seule à bien. »

Il se tourna vers ses conseillers qui ne manquèrent pas d’honorer son désir de connivence par un rire qui sonnait faux. Les deux néantides gardèrent le silence mais ne manquèrent pas d’afficher leur dédain. Masquant son malaise, Alvare s’empressa de couper court à d’éventuelles querelles :

« Dame Wereck et ses conseillers font de leur mieux pour assurer leurs fonctions. Depuis la débâcle qui a ébranlé la manufacture, ils coopèrent étroitement avec l’Institut et l’Inkorporation afin de surveiller les néantides potentiellement dangereux résidant à Vambreuil et répertoriés sur leur Liste Rouge…

— Vous êtes en train de me dire qu’il y a encore des individus de ce genre ici ? s’étrangla Hibenquicks. Je croyais qu’ils avaient tous été exécutés ?

— Seulement ceux dont l’implication dans les différents scandales survenus à Vambreuil a été prouvée, intervint Fourmi. En temps normal, Cornelia Wereck n’emploie presque exclusivement que des Corporatistes sur Liste Rouge pour s’occuper de ses aragnes, afin qu’ils ne restent pas désœuvrés en attendant d’être reclassés. L’erreur de la plupart d’entre eux est d’avoir raté l’examen final de l’Institut, qu’ils attendent de repasser. »

Cette prise de parole inopinée attira sur elle l’attention du bourgmestre qui la jaugea longuement, comme il regarderait un tableau insensé ou une enfant sotte. Sans même lui répondre, il se retourna finalement vers Alvare :

« À propos de néantide sous surveillance, comment se porte votre sœur, sieur d’Overcour ?

— Très bien, je vous remercie, répondit l’autre en ignorant l’estocade.

— Profitez-en, cela ne durera pas. J’ai bien l’intention de rétablir l’ordre et la vérité dans cette station-ville dépravée, et j’ai l’appui de l’Imperator pour cela. Soyez certains que je ne manquerai pas à mon devoir. Mais rassurez-vous, dame d’Overcour et sa petite compagnie de filles de joie n’en seront pas les seules bénéficiaires : il est grand temps de faire un peu de ménage dans les bas quartiers de cette ville. Ma priorité sera d’exproprier tous les miséreux qui occupent illégalement les anciennes propriétés des notables…

— Avec le froid qui sévit depuis trois saisons ? Ces bicoques n’ont pas d’autre utilité, à l’heure actuelle. »

De nouveau, la réaction de Fourmi interpella l’édile, qui la fixa cette fois avec un mépris à peine dissimulé. Alvare n’avait pas oublié l’affront que lui et sa famille adoptive avaient subi à leur arrivée. Bien que le sens de la justice qu’opposait cette femme face à ce freluquet en perruque forçait son admiration, il n’était pas certain de vouloir revivre une scène semblable.

« Je suis seigneur de la Draconienne, rappela Hibenquicks avec hargne. Là-bas, les gens vivent bien avec le froid.

Ancien seigneur, rappela Fourmi. Et l’on peut bien vivre avec le froid, certes, si l’on ne vous a pas pour gouverneur, pour ce que j’en sais. »

La délégation poussa une exclamation choquée. Alvare pinça les lèvres, définitivement mal à l’aise. La seule présence de ce crétin de comte les mettait déjà suffisamment dans l’embarras. Il ne manquait plus que ce dernier se plaignît à son protecteur pour tous les envoyer au Trou. Il essaya de capter le regard de Fourmi pour lui intimer l’apaisement mais cette dernière lui tournait le dos, face à un Oscar von Hibenquicks dont la mâchoire menaçait de se décrocher de stupeur.

« Je ne vous permets pas, s’étrangla-t-il.

— Permettez, au contraire, que je me présente, puisque c’est supposé être mon tour, poursuivit la colonelle avec détermination. Je suis moi-même originaire de la Draconienne. Ma famille a longtemps servi dans les rangs des Padlen ; contre vous, donc. Je suis, de ce fait, assez bien renseignée sur votre manière de gouverner et je peux affirmer que votre nomination ici n’est pas une bonne nouvelle pour les habitants. Pour votre bonheur, je ne suis plus sous la même bannière que mes aïeux et ne peux donc m’opposer à vous, ni aux raisons obscures qui ont décidé l’Imperator Kergalev à vous désigner. En tant que colonelle mandatée par le maréchal Grumberg, je me dois d’assurer votre sécurité, tout comme celle de vos administrés. Toutefois, si vous deviez vous-même représenter un danger pour cette cité, sachez que l’Intérieur se réserve le droit d’intervenir par mon entremise. J’espère être claire. »

À son expression abasourdie, l’ancien seigneur de Brelheim ne devait pas avoir l’habitude d’être ainsi sermonné par une fémine. Alvare se remémora l’expression amusée d’Hortense dans leur dos lorsque lui et Aliane avaient été remis à leur place de la sorte. Il ne supportait pas sa nièce mais, qu’il ne savait désormais plus où se mettre, il devait bien admettre qu’assister à la déroute de son ennemie était effectivement gratifiant.

Ne sourit pas. Devoir de réserve.

« Ainsi, vous seriez prête à me mettre aux geôles si je venais à représenter un danger pour cette station-ville ? rétorqua soudain l’offensé. C’est bien cela, dame Fourmi ?

— Colonelle, rectifia-t-elle sévèrement.

— Et si je considère, moi, que c’est vous qui représentez un danger, ici ?

— En quel honneur ? Parce que je discute la légitimité d’un tyran ?

— Votre seule présence parmi nous suffit pour vous blâmer, ma dame. Des fémines dans l’armée, c’est déjà un beau problème. Mais des fémines officières qui, en plus, se croient tout permis, comme vous et cette petite garce de Cigale… Oh, ne faites pas celle qui n’a pas compris, très chère ! Je sais que vous étiez en ménage avec cette traîtresse, petite gougnotte que vous êtes ! Si cela ne tenait qu’à moi, vous ne feriez même pas le ménage ici ! »

La colonelle pâlit. Terriblement confus, Alvare avisa ses poings serrés et chercha un moyen de faire dévier la conversation avant qu’il ne soit trop tard. Mais alors qu’il s’avançait pour bégayer la suite du programme, l’officière leva la main pour l’interrompre.

« Un donné pour un rendu, récita-elle d’une voix qui vacillait à peine. Je devine que celui qui vous a donné cette information est le même qui vous a nommé bourgmestre. Il va de soi qu’une fémine capable de lui infliger de telles cicatrices, dans un duel fatal au perdant, ait pu être un beau problème pour lui, tout comme j’en suis un pour vous, désormais. Nous en sommes quittes pour nos offenses. Je n’en dirai pas tant pour les sieurs Wentrick et Wahlberg mais je fais confiance à dame Wereck pour laver leur honneur. Elle aime rendre les coups et n’a rien à craindre du devoir de réserve. »

Elle claqua les talons et sortit. Alvare reprit son souffle. Il s’en était fallu de peu pour qu’elle les achevât tous en proférant le mot de « mort », interdit par la Bien-Pensance. Fourmi avait finalement su faire preuve de mesure et reconnaître sa défaite, mais ce n’était, à coup sûr, que partie remise. Ce faisant, le sénéchal profita que l’humeur de l’élu désigné fût au beau fixe, après sa petite victoire, pour s’empresser de mener à bien leur réunion, se promettant un café bien mérité.

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