Chapitre 2- Boss Man

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" Ces murs que l'on construit pour se protéger peuvent aussi nous empêcher d'aimer "

BONNIE

Après l’avoir fait attendre une bonne demi-heure, je me dirige vers l’ascenseur afin de rejoindre son bureau situé au-dessus du mien.

S’il croit qu’il va me mener à la baguette comme il semble le faire avec les autres employés, il se fourre le doigt dans l’œil. Je ne suis pas du genre à me laisser marcher sur les pieds, et ce n’est pas près de changer.

Tandis que Tessie profite de l’espace confiné de l’ascenseur pour arranger ma coiffure, replaçant quelques mèches indisciplinées sur le côté, je me surprends à la laisser faire.

Mes cheveux blonds sont attachés en une queue de cheval haute à l’aide d’une pince. Cette coiffure pourrait paraître négligée, mais elle fonctionne. Je n’ai jamais été du genre à me soucier d’être impeccable. Non, cela ne me ressemble pas. Mon maquillage est léger, dans des teintes naturelles, adoucissant mon visage resté juvénile. Mes iris, en revanche, dénotent. Bien qu’une certaine intelligence continue d’y briller, leur couleur bleutée s’est voilée au fil des années.

Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. J’ai été stupide, à croire qu’une autre voie était possible. Cette cicatrice, je ne pourrais jamais l’effacer. Plus elle tente de guérir, plus elle me fait mal.

— Tu es vraiment quelqu’un d’unique, tu sais ! me dit Tessie au moment où les portes s’ouvrent.

Aussitôt, je tourne la tête vers elle, émue par son compliment.

Je n’ai jamais eu beaucoup d’amis. En vérité, je m’étais toujours contentée d’un seul. Avec Tessie, j’apprends chaque jour.

Alors que je cherche à lui répondre, aucun mot ne franchit mes lèvres.

— On devrait y aller ! poursuit-elle, m’invitant à ouvrir la marche.

Dans les couloirs, mes talons rouge sang martèlent le sol. En écho résonnent ceux de Tessie, qui trottine à ma suite, un dossier à la main. Lorsque j’atteins le bureau de sa secrétaire, je fronce les sourcils en le trouvant vide.

Visiblement, notre nouveau PDG a encore réduit l’effectif.

Pendant ce temps, Tessie ajuste le décolleté de ma robe, même si je n’ai pas grand-chose à montrer.

— Est-ce que tout ceci est vraiment nécessaire ? pesté-je.

— Si l’on prend en compte que tu l’as laissé poireauter pour l’emmerder, je pense que oui ! Heureusement pour nous, malgré ton caractère parfois exécrable, tu es splendide !

— Si un bonnet A est splendide pour toi, alors je n’ai rien à craindre pour ma carrière.

Tessie ne relève pas mon ton sarcastique. Elle y est habituée.

D’un coup d’œil, j’observe le nom inscrit sur la porte en chêne massif. Il est désormais obsolète.

— Bonnie, sois gentille !

Jusqu’ici, Tessie n’avait montré aucune inquiétude, mais il est clair que maintenant, c’est le cas. Je ne crains pas d’être licenciée, car techniquement, rien ne le justifierait. J’ai obtenu ce poste récemment, et c’est eux qui m’ont débauchée. Et si je devais partir, je saurais rebondir. Comme toujours.

— Tu ne perdras pas ton job, Tess ! lui assuré-je doucement.

Il est hors de question que je la laisse tomber.

Ma main se pose sur la poignée, et j’entre dans son antre sans même m’annoncer.

Lorsque je pousse la porte, je m’arrête, figée par sa voix. Inconsciemment, elle me rappelle quelqu’un. Enfin, du moins, le souvenir que j’en ai.

Un timbre rauque, masculin, qui vous saisit et glisse sur vous comme une goutte d’eau sur une fenêtre lors d’une journée de pluie.

Boss Man, en pleine conversation téléphonique, me tourne le dos. Le soleil qui inonde la pièce ne me permet pas de le distinguer clairement, mais cela ne m’empêche pas d’examiner chaque détail possible. Mon père m’a toujours appris à connaître mes ennemis.

Mieux vaut avoir une longueur d’avance.

En ce qui concerne Boss Man, sera-t-il un allié ou un adversaire ? Je n’en ai pas encore décidé.

Si j’ajoute la hauteur de mes talons à mon mètre soixante-dix, il est à la même taille. Je suppose donc qu’il doit approcher du mètre quatre-vingt, et sa simple posture montre qu’il s’agit d’un homme de pouvoir, parfaitement à l’aise dans son nouvel environnement.

Tessie n’avait pas tort, Boss Man dégage un charisme indéniable. Je le ressens moi-même, il a déjà comblé la pièce de sa présence.

Mes yeux scannent chaque recoin de son bureau avec attention avant de revenir sur lui, toujours de dos.

Sa veste de costume est posée sur le dossier de son fauteuil sans le moindre pli apparent. Les manches de sa chemise blanche, remontées sur ses avant-bras, dévoilent l’encre noire sur l’un d’eux. Je grimace intérieurement.

Comment peut-on exprimer cette forme d’art sur un support dont l’emprise du temps le déformera, puis le fera disparaître, comme s’il n’avait jamais existé ?

Je ne comprendrais jamais.

Lorsqu’il raccroche et se tourne face à moi, il semble surpris de ma présence et sursaute. Un sourire satisfait étire mes lèvres. La partie peut commencer, et je vais m’en délecter.

— Pardonnez-moi, je ne vous ai pas entendu frapper. Maddox Deacon, se présente-t-il en tendant la main dans ma direction.

— C’est peut-être parce que je ne l’ai pas fait, raillé-je sans répondre à son geste.

Ses yeux vert de jade s’ancrent dans les miens. Boss Man est sûrement peu habitué à ce genre d’affront. Je l’imagine se demander quel type de spécimen se trouve devant lui. Et il n’est pas au bout de ses peines.

Sans attendre son autorisation, je m’installe dans l’un des fauteuils et le toise, poursuivant ainsi mon examen visuel. Je dois admettre qu’il est agréable à regarder. Une posture droite et conquérante, des épaules larges malgré une taille fine. Un visage viril, en tout point parfait. C’est le genre d’homme qui aurait pu me plaire. Peut-être dans une autre vie où mon cœur aurait été raisonnable.

Sans se laisser démonter par mon attitude, il s’installe face à moi, son postérieur prenant appui sur le plateau en merisier de son bureau.

— Mademoiselle Parker, dit-il d’une voix posée malgré son timbre particulier.

— Forbes ! corrigé-je. Bonnie Forbes.

Surpris, il fronce les sourcils puis se penche pour ouvrir l’une des chemises en carton, sur l’une des trois piles parfaitement alignées.

Il prend quelques minutes pour consulter le dossier qui me concerne, se remémorant sans doute ce qu’il avait lu précédemment sur mon compte.

— Très bien, souffle-t-il en le refermant d’un coup sec. Dites-moi, Mademoiselle Forbes, les données que j’ai en ma possession sont-elles erronées ? … Arrêtez-moi si je me trompe, il est écrit ici que cela fait un peu plus de trois mois que vous travaillez pour mon entreprise.

Je réprime un sourire devant ce petit prétentieux d’une trentaine d’années. Il vient d’arriver et déjà, il se croit au-dessus de tout le monde. Après l’avoir moi-même catalogué comme maniaque, il entre directement dans la catégorie : possessif.

— En effet, c’est exact !

Lorsque je croise les jambes, l’étoffe de ma robe remonte légèrement. Son regard dévie presque instantanément. Sa pomme d’Adam s’agite, et il desserre discrètement sa cravate.

— Alors, dites-moi, Mademoiselle Forbes, à quel moment vous êtes-vous perdue ?

— Je vous demande pardon ?

Mon ton est plus acéré que je ne l’avais prévu. Il vient de toucher un point sensible sans même le savoir.

Moi, perdue ?

Il ignore à quel point.

Sans Nolan, je ne suis plus que l’ombre de moi-même.

— Ce n’est pas l’heure à laquelle nous avions rendez-vous, j’en conclus donc que vous vous êtes égarée dans les couloirs.

Bien que je sente qu’il reprend le pouvoir, une vague de colère froide me traverse. Mais je reste silencieuse. Je suis piégée dans cette réalité que je refuse d’accepter : je ne parviendrai jamais à l’oublier.

Je relève les yeux et ancre mon regard dans celui de Maddox. À ce moment, ma forteresse en béton armé s’effrite. Mon cœur se débat sous l’épaisseur de glace, prouvant que, bien que je le considère comme mort, il est encore capable de battre. Mais il ne le fait pas pour lui, plutôt pour mon fruit défendu.

Comme s’il sentait ma vulnérabilité, Maddox m’accorde un petit sourire, révélant de jolies fossettes. Le silence entre nous devient lourd, étouffant. Dire que je reste de marbre en le regardant serait mentir.

Comment pourrais-je l’être ?

Boss Man est séduisant et possède un vrai magnétisme.

Il n’est pas Nolan, et je ne l’oublie pas. Pourtant, l’aura de Maddox trouble mes sens.

Un coup sur la porte me fait sortir de mes pensées. Une jeune femme aux traits fins entre.

Ses cheveux sont remontés en une queue de cheval soignée, et ses lunettes rectangulaires lui donnent un petit air de première de la classe. Vu l’épaisseur de son dossier, cela doit être vrai.

— Pardonnez-moi, Monsieur Deacon, le bureau de votre secrétaire est vide, je n’ai donc pas pu être informée que vous étiez encore en entretien.

— Mademoiselle Parker ?

— Oui, c’est ça, Monsieur, confirme-t-elle tout en réajustant ses lunettes sur son nez.

— En effet, nous avions rendez-vous il y a cinq minutes, répond Maddox en jetant un œil à sa montre hors de prix. Vous êtes en retard et congédiée.

— Mais… je suis devant votre porte depuis bien dix minutes, j’attendais seulement votre secrétaire, s’offusque-t-elle. Sans compter que j’occupe le service financier depuis cinq ans maintenant. Me licencier serait une erreur tragique pour la société.

— En l’occurrence, c’est la mienne, non la vôtre !

Un sourire étire mes lèvres. Pour être possessif, il l’est.

Maddox se penche en arrière et appuie sur le bouton de son téléphone pour être mis en contact avec l’accueil, ignorant la présence de la jeune femme.

— Merci de préparer les affaires de Mademoiselle Parker, et veillez à ce qu’elles soient prêtes à son arrivée.

« Bien, Monsieur Deacon, répond l’une des hôtesses. »

— Maintenant, si vous voulez bien, j’aimerais terminer mon entretien tranquillement avec Mademoiselle Forbes.

La jeune femme quitte le bureau. D’une manière ou d’une autre, elle n’avait pas vraiment son mot à dire.

Et pourtant, je ne peux m’empêcher de m’interroger.

— Je suis arrivée volontairement avec une demi-heure de retard parce que rien que l’idée de vous laisser poireauter me plaisait, avoué-je sans sourciller. Pourquoi n’ai-je pas subi le même sort ?

Boss Man explose dans un rire franc, et je réalise que, bien que sa voix ait un timbre rauque comme celle de Nolan, elle est en fait différente. Je n’en ai qu’un vague souvenir, mais je suis convaincue que celle de Maddox est plus… rugueuse, ressemble plus à celle de quelqu’un qui aurait fumé trop longtemps au bord d’une fenêtre ouverte.

— Alors vous, on ne peut pas dire que vous ayez la langue dans votre poche !

— On dit que je tiens cela de ma mère.

Tout en souriant, Maddox dénoue complètement sa cravate et l’enroule autour de son poing tout en me regardant avec intérêt.

— Ne craignez-vous pas qu’on vous poursuive pour licenciement abusif ? Vos méthodes me paraissent quelque peu… extrêmes.

— Mademoiselle Parker détournait des fonds de la société depuis quelques mois pour espérer ouvrir la sienne, ce qui justifie ma décision. Je doute qu’elle ait quelque chose à redire. Deuxièmement, j’ai vu certains de vos croquis, et je dois admettre que votre travail est excellent, donc il n’est pas dans mon intérêt de me séparer de vous. Et troisièmement, termine-t-il en se redressant, sachez, Mademoiselle Forbes, que je ne crains rien ni personne. Jamais.

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