Chapitre 3- Encaisser

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"La vie c'est comme la boxe.

Il faut essayer de rester debout,

encaisser les coups et

apprendre à vivre avec les cicatrices "

Bonnie

Lorsque je sors de mon bureau, New York a déjà enfilé son long manteau parsemé d’étoiles dont les lumières des buildings leur font perdre de leur éclat.

Comme chaque soir, je fais partie des dernières à quitter Models Art. Il est si tard que la plupart des employés sont partis, les mères ayant couché leurs enfants.

Je me dirige vers l’ascenseur, attendant que les portes s’ouvrent pour m’y glisser. Cette journée a été éreintante. Une fatigue différente, mentale. Parfois, je me demande si elle n’est pas pire.

Ma rencontre avec Boss Man y est pour beaucoup. Malgré toutes mes tentatives pour décrypter notre face-à-face, je ne parviens pas à me faire une idée claire. Ma tête bascule en arrière, s’appuyant contre la paroi de l’ascenseur. Dès que mes paupières se ferment, son image surgit. Je revois son regard, cet éclat dominateur, et le mouvement lent et calculé de sa main enroulant sa cravate autour de son poing, tel un serpent prêt à étouffer sa proie.

Par ce geste, il voulait affirmer sa supériorité, me rappeler qu’il était le prédateur, et que si quelqu’un devait plier, ce serait moi.

Mais jamais je ne me soumettrai. Pas à lui, ni à aucun homme de son genre.

Si cette rencontre avec Boss Man a eu un mérite, c’est bien celui de réveiller des souvenirs enfouis, me ramenant six ans en arrière. Six longues années sans Nolan où je suis devenue une étrangère face à mon propre reflet.

Si tu savais comme je te hais de nous avoir infligé ça…

Je ne peux nier que Maddox Deacon ne me laisse pas indifférente. Mais de là à songer qu’il pourrait être ma porte de sortie… c’est une autre histoire.

Nolan n’était pas non plus l’homme qui m’était destiné, c’est évident. Lui et moi n’avions aucun droit de nous aimer. Pourtant, aujourd’hui encore, il continue de me hanter.

Je revois ses yeux d’un bleu si clair, si limpide, si déstabilisant. Ses cheveux en désordre lorsqu’il n’était pas coiffé. Je me souviens de la douceur de ses gestes quand sa main se posait sur ma joue. L’odeur de sa peau et le goût de ses lèvres sur les miennes. Et aussi de son érection pressée contre ma cuisse, puis frottant contre mon intimité.

Le reflet dans le miroir me renvoie mes pommettes rosées. Mon corps, brûlant de désir, réclame un soulagement. Inspirant profondément, j’essaie de reprendre le contrôle. Je resserre la ceinture de mon trench, comme si elle pouvait dissimuler ce désir palpitant à ceux que je croiserai en chemin.

Le bip de l’ascenseur résonne, et les portes s’ouvrent. D’un pas rapide, je sors, traverse le hall puis m’arrête brusquement. Maddox Deacon se tient devant l’entrée, accompagné d’une jeune femme aux longs cheveux bruns. Il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer leur complicité, même sans la main qu’il a posée dans le creux de ses reins.

Je redresse la tête, ajuste les anses de mon sac sur mon épaule et passe devant lui sans un regard.

— Bonsoir, Mademoiselle Forbes.

Fichu timbre.

C’est décidé, je déteste ces voix rauques qui ont bien trop d’emprise sur moi.

— Bonsoir, Mademoiselle Forbes.

Je serre les dents, réprimant de justesse un grognement. Même mon majeur me démange, prêt à se manifester.

— Bonsoir… Mademoiselle… Forbes, continue-t-il, accentuant chaque syllabe avec une lenteur exaspérante.

Je prends une profonde inspiration avant de me retourner vers lui

Les mains enfouies dans les poches de son pantalon à pinces, il me fixe avec cet air amusé, parfaitement conscient de mon irritation.

— Bonsoir, Boss Man !

Quand je quitte le bâtiment, son rire résonne derrière moi.

Un taxi me dépose à Manhattan, devant le loft que je loue depuis mon arrivée. Tessie, pure New-Yorkaise, habitait à la frontière de Brooklyn avant que je lui suggère de m’y rejoindre il y a environ deux mois. Elle n’aurait jamais pu s’offrir un tel luxe avec son poste de secrétaire à mi-temps, mais pour moi, l’argent n’a jamais été un souci. Pour être honnête, si je lui ai proposé une colocation, c’était pour profiter de son côté pétillant, ce qui me manque cruellement dans ma vie morose.

Tessie connaît mon obsession pour Nolan, bien que j’aie pris soin de lui dissimuler certains détails à son sujet. Toute vérité n’est pas bonne à dire, après tout.

Dès que la porte se referme derrière moi, je retire mes escarpins, range mon trench dans le placard, puis me dirige vers le salon. Les immenses baies vitrées offrent une vue imprenable sur New York, un spectacle dont je ne me lasse jamais. Je me sers un verre de bourbon, m’installe sur le canapé et laisse mes pensées vagabonder. Perdue dans mes réflexions, je passe souvent des heures à observer les habitants de la ville, inconscients d’être épiés.

La sonnerie de mon smartphone brise le silence. Mon regard glisse vers l’entrée, où mon sac gît, renversé sur la sellette. Dans un soupir, je me redresse, dépose mon verre sur la table basse, et vais le récupérer. Sur l’écran, le visage lumineux de ma mère apparaît.

Quelques secondes plus tard, une notification de message vocal s’affiche. Comme souvent, elle me supplie de venir leur rendre visite. Mais je ne peux pas. Revenir à La Nouvelle-Orléans, là où j’ai grandi, est inimaginable. Pas encore. J’ai mis tellement de temps à la quitter. Y retourner serait reculer, et je m’y refuse. Il faut que j’avance, ne pas me laisser envahir par des souvenirs de lui. Sa présence, gravée dans ma mémoire, est déjà bien trop envahissante.

Que fait-il en ce moment ? Pense-t-il à moi, parfois ? Est-il toujours le même ?

Mon regard dérive vers mon ordinateur, posé au bout du canapé. Je sais que céder serait un pas en arrière, mais la tentation est forte.

Sans pouvoir me retenir, je saisis l’appareil et me connecte aux réseaux sociaux. Ma poitrine se comprime. J’ai trop d’échecs à mon actif, et visiblement, mon cœur s’en souvient.

Tout cela, c’est à cause de cette fichue journée et de Maddox. En réalité, je méprise cet homme.

Avant de le rencontrer, j’avais l’impression d’avoir enfin réussi à créer de la distance entre Nolan et moi, mais Boss Man a tout chamboulé. S’il s’était comporté comme les autres, je n’aurais pas eu à le comparer à celui que je tente désespérément d’oublier.

Sur mon profil, une demande d’ajout me fait froncer les sourcils. Je ris nerveusement en constatant qu’elle vient de lui.

— Il ne manque pas d’audace ! je murmure pour moi-même.

Je l’ignore et tape « NOLAN MORGAN » dans la barre de recherche. Je fixe le cercle de chargement jusqu’à ce que mon cœur se déchire à nouveau en lisant « aucun résultat trouvé ».

Le bruit des clés résonne, et je me retourne vers l’entrée. Tessie trébuche presque sur mes escarpins, que je n’ai pas pris la peine de ranger.

— Hey, ma belle ! Tu es rentrée. J’ai ramené des petites douceurs !

Mon amie se dandine en posant un sac en papier sur la table en blanc laqué. Elle est sans aucun doute mon rayon de soleil.

— On fête quelque chose ? je demande en délaissant l’ordinateur.

Elle me tend une coupe de champagne.

— Ta rencontre avec Boss Man, bien sûr ! Ce n’est pas tous les jours qu’un homme ne se ridiculise pas en te faisant face. C’est peut-être le bon !

Je lève les yeux au ciel.

— Admets au moins qu'il est canon ! Et puis, il n'a même pas été effrayé par ton caractère, c'est un exploit !

— Espèce de connasse !

— Et fière de l'être, riposte-t-elle.

En guise de représailles, je lui balance un coussin à la figure.

Complices, nous éclatons de rire jusqu'à ce que son regard se fixe sur l'ordinateur.

Et merde !

— Tu... continues à faire des recherches sur ce mec !

Moi-même, j'ai honte d'avoir flanché si facilement.

— Tu avais promis d'arrêter  !

— Ce n'est pas si simple, Tess !

— Si ça l'est ! Tu t'accroches à son souvenir comme une moule sur un rocher.

— Sympa, la métaphore de la moule ! je raille.

C'est rare qu'elle se mette dans cet état. Je sais que ça part d'une bonne intention. Elle veut m'aider, me faire réagir. Elle a raison, mais quand il s'agit de Nolan, je perds tout discernement. Comme toujours.

— Ça fait six ans ! Ce mec est peut-être marié. Pire, il passe peut-être ses journées à picoler pour oublier sa vie misérable, et son bide est sûrement devenu tellement gros qu'il ne voit même plus sa bite, débite-t-elle à vive allure.

— Ce n'est pas son genre !

— Tu as raison ! Il est plus du style à se barrer sans un regard en arrière, comme un putain de connard.

Ma forteresse en béton armé s'effondre comme un château de cartes. Les larmes montent, puis roulent sur mes joues. Je ne peux pas les retenir. Je suis trop fatiguée pour ça.

— Bonnie, je... je suis désolée ! Je ne voulais pas..., s'excuse-t-elle.

Elle se sent coupable, je le sais.

— Ça me fait tellement de la peine de te voir comme ça !

Sans un mot, je prends la direction de ma chambre, m'enferme et me laisse tomber sur le lit dans une position fœtale. Cela faisait longtemps que je n'avais pas pleuré, que j'ignorais même si j'en étais encore capable.

Visiblement, c'est toujours le cas.

Nous sommes nombreux à porter des masques au quotidien. Ils nous permettent de projeter l'image que nous voulons montrer, mais ils ne dissimulent pas ce que nous sommes réellement. Cette apparence froide, ce n'est pas moi. À l'intérieur, je ne suis qu'une personne brisée par un désir aussi inavouable qu'interdit.

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