J’ouvre lentement les yeux et mon regard se pose sur la fenêtre de la chambre, la lumière filtre à travers les lourds rideaux en velours. Je prends conscience que la mort de mon père et ma fuite n’étaient pas un rêve. Je regarde l’heure sur la vieille montre de ma mère ; il est presque onze heures. Il est tard, je dois aller voir Nathalie. Depuis ce drame, je bloque inconsciemment mes émotions par peur que cette souffrance revienne me hanter. Les empathes ont cette capacité de filtrer les émotions et la douleur est ainsi maîtrisée.

Je m’habille, me repeigne devant le miroir et traverse le couloir en espérant rencontrer quelqu’un. Je ne croise personne, c’est comme si le manoir était vide. Je descends les escaliers pour me retrouver dans le hall illuminé par la lumière du soleil.

Ne sachant pas quoi faire, je décide de pousser l’une des lourdes portes en bois. Je tombe sur une grande salle à manger dans le même style que ma chambre. Une imposante cheminée trône dans la pièce ainsi qu’une longue table en bois avec des chaises assorties. Une petite porte que je n’ai pas vue s’ouvre brusquement et me fait sursauter

- Bonjour Emmy, j’espère que tu as bien dormi, clame joyeusement Nathalie.

- Oui ne vous inquiétez pas, j’affirme en souriant.

- Tu dois te poser beaucoup de questions, allons discuter dans mon bureau.

Elle enlève son tablier de cuisine blanc et je la suis jusqu’à son cabinet qui se situe juste à côté de la salle à manger. Elle me fait signe de m’asseoir.

- Ce manoir est magnifique, je m’exclame. Il est vraiment à vous ?

- C’est un héritage familial, je l’ai retapé pour accueillir tout ce petit monde il y a dix ans. Et s’il te plait tutoie-moi.

Elle marque une pause avant de reprendre :

- Justin m’a confié qu’il t’avait raconté une grande partie de l’histoire, si on peut l’appeler comme ça. Comme tu le sais, j’ai fondé le foyer il y a dix ans. A l’époque c’était un lieu de rencontre pour les EDU, maintenant c’est un lieu de protection. Cela fait quatre ans que nous vivons comme ça mais il y a tellement à faire que le temps passe vite.

- Que veux-tu dire Nathalie ?

- Nous essayons de démanteler LSG mais c’est difficile. En attendant d’en savoir plus, j’ai établi des règles.

La directrice sort plusieurs feuilles d’un classeur et me les tend.

- Voici le plan du manoir ; le salon, la salle de jeux, la salle à manger, la cuisine, mon bureau et l’escalier qui mène au sous-sol sont au rez de chaussée. Au premier se trouve le couloir respectif des garçons et des filles avec les sanitaires et au deuxième les salles de « cours » comme on les appelle. Les adolescents sont contraints d’avoir au minimum leur bac.

Je hoche la tête, concentrée sur ces explications. Je prends la page suivante.

- Ensuite, ton emploi du temps que j’ai fait en fonction de ton don. Il est valable du lundi au vendredi de dix heures à midi et demie et de quatorze heures à dix-sept heures. Je fais et sers tous les repas mais si tu as faim, n’hésite pas à aller grignoter quelque chose dans la cuisine avec modération bien sûr.

J’en déduis que tout le monde doit être à ses affaires, c’est pour cela que je n’ai croisé personne dans les couloirs.

- Et pour mon père ? je demande d’une petite voix.

- LSG est très doué pour cacher les meurtres, personne ne se rendra compte de rien. Ils ont dû laisser une lettre précisant que vous aviez déménagé en urgence ou quelque chose dans le genre.

Je baisse la tête, je ne reverrais sans doute jamais le corps de mon père. Je ne l’oublierai jamais mais je dois me faire à l’idée qu’il n’y aura pas d’enterrement. Ma vie est ici maintenant, je dois me concentrer sur une chose : éviter de mourir. Je ne peux plus me contenter de vivre mais de survivre, et je sens que je vais vite apprendre.

- Je sais à quoi tu penses, soupire Nathalie. Tu n’es pas la seule à avoir perdu des proches. Viens m’aider à faire la cuisine, cela va te changer les idées.

Je la suis jusqu’aux fourneaux et l’aide à préparer le déjeuner. Elle me pose beaucoup de questions. Maintenant, je comprends ce que Justin veut dire quand il parle de reconnaissance à travers les énergies. Nathalie dégage tellement d’ondes positives.

- Je t’ai avoué être empathe mais tu ne m’as pas dit quel est ton don Nathalie.

Elle lâche un sourire malicieux et me regarde dans les yeux.

- Je suis guérisseuse, me confie-t-elle. Je suis capable de modifier les énergies et de les déplacer à travers le corps pour accélérer la cicatrisation d’une plaie par exemple.

Mon petit doigt me dit que je ne vais pas cesser d’en apprendre à propos des EDU.

Je prends congé avant que le déjeuner ne soit servi. J’ouvre les rideaux et ouvre la fenêtre de ma chambre. Je contemple le ciel bleu et les montagnes à perte de vue pendant plusieurs minutes.

- Nous ne sommes pas prisonniers tu sais, lance une voix féminine que je ne connais pas.

Je me retourne sur une blonde élancée, appuyée à l’encadrement de ma porte. Elle me sourit et s’avance lentement. Elle est plus grande que moi mais doit être à peine plus âgée.

- Tu dois être Emmy, continue l’inconnue. Je suis enchantée de te rencontrer, je m’appelle Leslie, la seule médium de cette maison. Je suis venue te prévenir que le repas est servi.

Nous prenons la direction de l’escalier principal.

- Tu vas voir, tout le monde est sympa, nous ne sommes pas très nombreux, m’informe Leslie.

Cette fille a l’air vraiment gentille, je pense pouvoir m’intégrer facilement au sein de mon nouveau groupe.

Nous arrivons dans la salle à manger où sont rassemblés une quinzaine de personnes. Leslie me désigne la chaise à côté d’elle et je m’installe. Les visages inconnus m’observent tout en papotant. Nathalie se lève et demande le silence.

- Chers habitants du Foyer, proclame-t-elle. Je vous demande de réserver un accueil chaleureux à Emmy, notre nouvelle pensionnaire.

La plupart des EDU sont jeunes mais applaudissent en souriant. Tous reprennent leurs conversations en se passant les plats. Une ambiance familiale et paisible règne. Malgré les événements encore récents, je me sens bien dans ma nouvelle famille. Leslie me raconte quelques anecdotes et me pose des questions sur ma vie antérieure. C’est comme si j’étais une fille normale entourée de personnes banales.

Après le repas, Leslie et moi allons dans le jardin illuminé par un soleil montagnard.

- Parle-moi de toi Leslie. Depuis quand es-tu au Foyer ?

Elle me regarde un sourire mystérieux sur les lèvres.

- Je connais le Foyer depuis six ans maintenant et j’y vis à temps plein depuis quatre ans. J’ai continué mes études via internet. J’ai vingt et un ans aujourd’hui et je suis en couple avec un habitant de la maison depuis trois ans, je te laisse deviner lequel.

Je rigole face à l’énigme qu’elle me propose. Le courant est immédiatement passé entre nous. Je repense à Kenza, ma gothique au cœur d’or. Elle me manque.

- Je vais te présenter les autres, s’exclame ma nouvelle amie.

Nous rentrons tranquillement au manoir. Elle m’amène au salon où discutent quelques adolescents. Certains jouent aux échecs dans un coin. Elle se dirige vers deux jeunes filles en pleine conversation.

- Emmy je te présente Jessica l’une de nos magnétiseuses et Hélia. Elles ont respectivement seize et quatorze ans.

Elles me saluent gentiment le sourire aux lèvres. Ils sont tous souriants malgré ce qui se passe.

- Hélia est empathe vous aurez des cours en commun, n’hésite pas à lui demander conseil, déclare Leslie.

Une très jeune fille joue à la poupée avec une adolescente. Je m’approche d’elle suivie par ma nouvelle amie. L’adolescente lève la tête des poupées.

- Bonjour Emmy, je suis Angela et voici Carla, m’indique-t-elle d’une voix cristalline.

Leslie me signale que Carla est la plus jeune habitante et qu’elle est fragile. Mon amie me pousse ensuite vers les joueurs d’échecs très concentrés sur leur partie.

- Voici les jumeaux Christophe et Diana, nos guérisseurs, continue-t-elle.

Les deux blonds lèvent la tête et me disent quelques mots avant de reprendre leur partie. Leslie ouvre une porte d’où s’échappent des cris de victoire. Derrière cette porte se trouve un billard, des jeux d’arcades et une télé où trois habitants se disputent un match Fifa.

L’un des joueurs est Justin. Il m’a aperçue et met le jeu sur pause malgré les grognements des deux autres. Mon sauveur se tourne vers moi.

- Les mecs, lance-t-il. Je vous présente Emmy. Emmy, voici Lucas âgé de quinze ans également empathe et Matt dix-neuf ans.

Les deux jeunes hommes lâchent un « bienvenue » distrait puis reprennent leur partie. Leslie m’informe que Matt et Carla sont des « aimants », c’est-à-dire que les esprits ou fantômes communiquent avec eux. Plutôt flippant mais tout EDU a déjà été confronté à ce genre d’expérience. Cela est dû à notre sensibilité.

- Je ne sais toujours pas qui est ton petit ami, je confie à Leslie.

Elle rit et m’entraîne au sous-sol où se situe la salle de sport. L’endroit est immense. Il comprend un espace réservé au sport de combat, une salle de musculation, une piscine et une salle de simulation pour s’entraîner au tir.

Un homme est concentré sur un sac de frappe. Mon amie l’interpelle. Il se retourne vers nous. Il a une carrure imposante et est très musclé.

- Jonas, je te présente Emmy ma nouvelle amie. Emmy voici Jonas un ancien militaire de trente-deux ans, actuellement notre prof de défense du Foyer et également mon copain.

Il me salue rapidement, chuchote quelques mots à Leslie et reprend ses activités. J’en déduis que Jonas n’est pas un EDU car il n’a pas le magnétisme propre au nôtre.

Nous arpentons ensuite le long couloir du premier étage.

- Il est un peu vieux pour toi, je constate.

- Tu as raison mais en amour il n’y a pas d’âge, renchérit mon amie.

- Nathalie ne s’oppose pas aux couples ? je demande intriguée.

- Nous sommes majeurs, Nathalie ne se mêle pas de nos relations, nous sommes totalement libres. Et puis Jonas et moi sommes le seul couple de la maison.

- Ce n’est pas lassant d’être enfermé ici ?

- Nous faisons beaucoup de sorties dans les montagnes et quelques unes en ville, m’explique-t-elle. Nous ne sommes pas enfermés comme de vulgaires animaux en cage, ne t’inquiète pas. Le temps passe également très vite.

Nathalie m’a dit la même chose, je constate.

Leslie ouvre une porte marquée par l’écriteau « salle d’informatique ». La pièce est petite et il n’y a que trois postes disponibles. La moitié de la pièce accueille un lourd matériel informatique digne des agents secrets de la CIA. Un homme à lunettes est concentré sur les écrans.

- John ! appelle Leslie d’une voix forte.

L’homme sursaute et laisse tomber un paquet de biscuits au sol. Il est grand et mince avec une barbe de trois jours. Il ne doit pas être loin de la trentaine.

- Je te présente mon grand frère John, continue mon amie. Il n’a pas de don mais travaille au Foyer dans le domaine de l’informatique bien sûr.

- Je suis contente que mon plan ait fonctionné et qu’une autre EDU soit sauvé, s’exclame-t-il joyeusement. C’est moi qui met en place les alarmes alors je te conseille de ne pas te balader en pleine nuit sur la propriété.

John me montre quelques gadgets informatiques quand Leslie m’attrape par le bras et me pousse hors de la salle.

- Avec lui ça peut durer des heures, me confie-t-elle en levant les yeux au ciel. Je vais devoir y aller. Si tu as besoin n’hésite pas, je suis dans la chambre une.

Elle me salue et disparaît dans les escaliers. Je suis seule dans ce couloir immense. Selon le plan, la bibliothèque n’est pas loin.

J’ouvre la porte en bois munie de l’écriteau « bibliothèque ». Je sillonne entre les étagères et je tombe nez à nez avec un jeune homme. Ses yeux noirs sont impénétrables, ses cheveux d’ébène sont ébouriffés. Il a l’allure typique du bad boy mais je sais que non. Ses énergies sont très différentes, elles ne sont pas apaisantes comme celles des autres mais plutôt effrayantes.

Il me bouscule en emportant avec lui un livre. Je trébuche légèrement, surprise par ce geste méprisant. La seule chose que je veux à ce moment-là, c’est briser toutes les barrières qui l’entourent…