Chapitre 3
PDV Elena
Le jour d’après, c’était Kelsey qui venait me rendre visite à l’hôpital. Comme toujours, elle était radieuse. La voir aussi souriante alors que moi j’étais au plus bas me mettait tout de suite de mauvaise humeur.
- Bonjour ma belle ! s’exclama-t-elle.
- Salut.
Elle s’asseyait sur la chaise sur laquelle Alex s’était assis un jour auparavant. Elle regardait ses ongles fraichement manucurés. Lorsque j’avais vu Alex, j’avais compris qu’elle avait mieux à faire que de venir me voir à l’hôpital. J’avais espéré que ce serait pour quelque chose de plus essentiel qu’une manucure, mais visiblement je valais moins que ça. Une fois de plus, la vie m'a prouvé que je ne valais rien, et à ce stade, j'étais trop fatiguée pour m’apitoyer sur l’injustice de mon sort. Mais pas suffisamment fatiguée pour ne pas montrer les crocs.
- Jolis ongles.
- Merci ! disait-elle avec un grand sourire aux lèvres.
- C’est pour ça que tu as demandé à Alex de venir à ta place ?
J’aurais dû avoir plus de respect pour le fait qu’Alex soit venu me voir. Il n’avait rien demandé à personne. Or, je m’étais très mal comportée avec lui. Il méritait mieux. Kelsey me regardait avec étonnement. On se connaissait depuis la maternelle. Bien sûr que je l’avais percée à jour. Ce qui m’étonnait était le fait qu’elle croyait que ses ongles rose bonbon allaient passer inaperçus. J’étais peut-être naïve, mais je n’étais pas stupide.
- Oh, je suis désolée ! Mais tu sais, ce rendez-vous était déjà prévu depuis deux semaines. Je ne pouvais pas annuler. Mais je te promets que je me rattraperai !
Kelsey mettait ses deux mains ensemble comme si elle me demandait pardon. Bien sûr qu’elle ne se rattraperait pas. Je la connaissais que trop bien. Mais au point où j’étais, c’était bien le cadet de mes soucis. La seule chose qui m’intéressais encore était de pouvoir disparaitre dans un trou et de ne plus ressortir pendant quelques mois.
- Sinon, comment ça va ?
- Mal. répondis-je en toute honnêteté.
- À quoi bon mentir ? Je ne voulais pas de pitié ni de « compassion », mais faire semblant n’était pas dans mes cordes en ce moment.
- Ah bon ?
- Oui, le médecin dit que je vais guérir, mais que je risque de ne pas me rétablir entièrement. Ça risque de mettre ma carrière de danseuse en péril.
- Ho ma pauvre.
Kelsey me prenait la main et y déposait un baiser pour se montrer compatissante. C’était un geste doux et affectueux, mais je voyais bien à son air joyeux qu’elle avait autre chose à faire.
- Et toi, quoi de neuf ? demandais-je faussement intéressée.
- J’ai un rendez-vous avec Tiago ce soir !
Tiago, bien sûr… C’était l’un des meilleurs amis d’Alex et l’un des meilleurs joueurs de l’équipe de foot de notre petite ville. Alex y était aussi. Ça faisait des mois qu’elle tournait autour de lui pour n’avoir ne serait-ce qu’un regard de sa part. Au fond, je ne pouvais pas la juger. Moi-même j’avais été raide d’un gars de ma classe de danse contemporaine pendant des années, même s’il n’avait jamais montré le moindre signe d’intérêt envers moi. Kelsey était pareille Tiago, tout comme je l’avais été avec Robin plus tôt. Mais ce genre de gars ne voyait pas les filles invisibles comme nous. Jusqu’à aujourd’hui, semblerait-il. Toutes les filles lui courraient après, comme si le fait qu’un gars qui courrait après un ballon attirait d’office la gent féminine. Alex était lui aussi convoyé par trois quarts des filles du bahut. Ils étaient beaux et doués en sport. Mais là où Tiago était connu pour être un véritable dragueur, Alex avait la réputation d’un homme dangereux et mystérieux. L’attirance physique était une chose bien étrange.
- Je suis heureuse pour toi. Mais qui a invité qui ? Tu as mis ton plan à exécution et tu l’as harcelé pour qu’il daigne te répondre ?
- Même pas !
Comme une enfant à qui l’on allait offrir une glace, elle se mit à taper dans ses mains. Bien sûr que je comprenais son enthousiasme. Aller retrouver le garçon dont on est amoureuse depuis des mois est bien plus excitant que de glander à l’hôpital. Même si c’est pour aller visiter sa meilleure amie. « Meilleure amie ». Qui est-ce que j'essayais de tromper à ce stade ? Depuis que mon frère était mort trois ans plus tôt, un fossé s’était creusé entre nous. J’avais perdu ma meilleure amie en même temps que mon grand frère. La seule différence était que le corps de l’un se trouvait six pieds sous terre, alors que l’autre corps se trouvait à côté de moi.
- Bon, je file, ma belle. Ne fais pas de bêtises en mon absence !
Mais qu’est-ce que c’était drôle, dis donc. Je me bidonnais de rire.
- Difficile dans mon état.
Elle se levait et déposait un bisou furtif sur mon front avant de quitter la pièce. Et voilà que je me sentais encore plus seule qu'avant.
***
PDV Alex
- Bonjour Alex ! Ça fait longtemps.
Alex fut étonné de voir Maura, la mère d’Elena, en face de lui. Il avait l’habitude de la voir lorsqu’il était petit. Après tout, Maura était l’une des amies d’enfance de sa propre mère. Il y avait trois ans environ, elle avait cessé de venir. La dernière fois qu’il l’avait revue était à un mariage.
- Bonjour madame Fleureau.
- Appelle-moi Maura. Je te connais depuis que tu es né.
Autrefois, il la considérait comme un membre de sa famille, mais ça remontait à des années. Il avait exclu beaucoup de gens de sa vie il y a des années. Ne sachant pas quoi lui dire, Alex se contentait de lui sourire.
- Tu as été voir Elena à l’hôpital, n’est-ce pas ?
- Oui.
- Vous vous entendez bien ?
Des images d’il y avait quelques jours lui revenaient en tête. Elena avait accepté sa présence à l’hôpital comme elle avait accepté sa jambe cassée. Il ne savait pas à quoi s’attendre lorsqu’il était entré dans sa chambre d’hôpital, mais il n’avait pas cru que sa présence le dérangerait autant. Autant dire que non, ils ne s’entendaient pas particulièrement bien.
- Pas spécialement. On se connait à peine.
- Selon ta maman, tu es franc et direct. C’est vrai ?
- J’imagine. répondait-il sur ses gardes. Pourquoi toutes ces questions ?
- Je peux te demander un service ?
- Ça dépend du service.
Maura le regardait avec de grands yeux pleins d’espoir, comme si elle voyait en lui la solution à tous ses problèmes. Il avait un autre mauvais pressentiment.
- Tu veux bien passer un peu de temps avec Léna de temps en temps ?
Pendant un moment, Alex se demandait ce qu’il allait y gagner. Il n’avait pas envie de jouer les baby-sitters. Surtout que la personne en question ne semblait pas avoir envie de le revoir. Maura semblait voir qu’il n’avait pas vraiment envie d’accepter.
- Allons boire un café. Je t’invite.
Alex réalisait qu’elle n’allait pas le lâcher aussi facilement et hochait la tête à contrecœur. Il valait mieux la caresser dans le sens du poil et écouter ce qu’elle avait à dire s’il voulait que ça aille vite. Il attrapait un paquet de clopes et se dirigeait vers la caisse de la supérette. Une fois qu’ils étaient dans le café, Maura lui lançait un regard désapprobateur.
- Tu ne devrais pas fumer à ton âge.
Le jeune homme commençait à devenir un peu irrité. Il n’avait déjà pas envie d’être ici, alors il pouvait bien se passer de commentaires inutiles. Alex savait pertinemment bien que fumer était mal, mais il ne trouvait pas la motivation d’arrêter.
- Pouvez-vous en venir au fait, s'il vous plaît ?
Maura ne semblait visiblement pas s’attendre à ce qu’Alex lui parle ainsi. Si elle connaissait un tant soit peu sa réputation, elle aurait dû savoir qu’il n’était pas apprécié par les adultes. Alex était un élément à ennuis et peu fréquentable. Et encore, peu fréquentable était généralement un euphémisme. Il ne voulait pas que les gens le voient de cette façon, comme un jeune moins que rien ou un délinquant, mais certains événements avaient fait en sorte que cette image lui colle à la peau.
- Alors je vais aller droit au but. J’aimerais que tu passes un peu de temps avec ma fille.
- Pourquoi ?
- Tu savais qu’Elena a été muette tout un temps à cause d’un traumatisme ?
Alex secouait la tête. Il l’ignorait. Il ne l’avait jamais fréquentée depuis qu’ils avaient quitté l’école primaire, alors il ne savait presque rien à son sujet. Alex avait passé une soirée avec elle, alors qu’ils étaient les seuls de leur âge coincé à un mariage qui ne les intéressait pas. Elena avait été très gentille et drôle, mais ils ne s’étaient plus reparlé ensuite. Savoir que cette même personne souriante et gaie avait été muette à cause d’un traumatisme était une tout autre image.
- Tu vois, elle n’a pas eu la vie facile, ce qui est sans doute ma faute. Elena avait trouvé son refuge dans la danse. Avec l’accident qu’elle vient d’avoir, j’ai peur qu’elle ne rechute. Elle ne parlera peut-être plus à personne maintenant qu’elle ne sait plus danser. Je n’arrive pas à l’atteindre. J’ai l’impression de me heurter à un mur quand je lui parle.
Son regard était désespéré. Elle perdait sa fille, chaque jour un peu plus. Chaque seconde, Elena perdait l’envie d’avancer. Elle se perdait, se vidait pour devenir l’ombre de celle qu’elle avait été autrefois. Tout cela semblait bien trop familier. Alex se sentait mal pour la jeune danseuse qui avait dû dire adieu à la seule chose qui lui avait permis d’aller de l’avant.
- Pourquoi me demander de l’aide à moi ? Un psychologue serait beaucoup plus judicieux.
- Tu as raison. Elle en voit déjà un. Mais je crois que parler avec quelqu’un de son âge peut lui être bénéfique.
Alex soupirait. Sans avoir demandé quoi que ce soit, il avait l’impression de se retrouver dans une situation délicate. Il n’était pas convaincu que forcer Elena à passer du temps avec lui allait l’aider, mais Maura avait l’air désespérée. Et il savait que s’il refusait, il culpabiliserait. Quel merdier.
- Je passerai demain. Au revoir Madame Fleureau. Merci pour le café.
La journée de demain s’avérait plus longue que prévu.
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