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La vie était trop. Trop tout. Voilà. C’est dit et c’est définitif !
La monotonie des habitudes, le ressac perpétuel des mêmes actions quotidiennes avaient fini de tuer Lorenzo, l’avaient usé et transformé en poussière. Il était « dead-alive ». Voilà.
Tous les jours le même travail insipide, tous les jours se farcir la bêtise humaine et, par-dessus tout, les contingences corporelles animales dégradantes… Sans parler de la perfidie féminine. C’était trop pour un honnête homme.
Un matin, il n’alla pas au boulot. Il fonça, traversa la frontière et s’en revint au bercail, au pays des sans dents qui ont voté deux fois pour Jupiter, le maître des horloges… et finalement, il atterrit chez les frérots.
Quoi ? Sans arrêt maladie ? Oui, madame ! C’est dire à quel point Lorenzo allait mal ! Très mal. Trop !
Il reparut au QG (une vieille usine désaffecté pour cause de radioactivité dangereuse, sise en une friche industrielle abandonnée, comme tous les sites industriels de France), à leur plus grande surprise. Malgré leur acrimonie à son égard, car il faut bien reconnaître que Lorenzo les avait odieusement snobés, ils lui firent bon accueil. Après les embrassades de rigueur, les couteaux, matraques, gode (???) sortirent des poches mais c’était un ultime baroud d’honneur. On n’est pas des sauvages tout de même.
Gode ? Oui car Jo était là aussi, toujours aussi fantasque. Le colosse faussement simplet et masturbateur compulsif avait mis le feu à son centre psychiatrique et s’était éclipsé dans la confusion. Comme cela arrangeait bien le personnel qui considérait que sa place était plutôt dans un zoo (« c’est pas humain, ce mec »), on l’avait déclaré mort, carbonisé.
Jo n’avait plus d’existence légale, rayé des cadres. Il était hors du système.
Il rayonnait de bonheur et de… Je vous passe les détails.
En son for intérieur, Fabrice était heureux du retour de Lorenzo, car il se trouvait présentement dans la… mouise.
Lui aussi avant fait son come-back en Frankaouiland après son escapade Londonienne pour échapper à la colère de Denis le tordu (voir l’affaire de la mallette et ne me demandez pas ce qu’il y a dedans !)… mais il était en fait tombé de Charybde et Scylla, comme Homère avant lui.
Il bossait alors dans un resto tenu par une jolie rousse, un peu grosse mais affable. Hélas, cette dernière s’était mise en tête de l’appeler « chouchou ». C’en était trop ! Un type de son calibre en couple ? Never !
Il était donc retourné voir Denis, avait plaidé sa cause avec ferveur (en chargeant Lorenzo à mort) et… accepta un travail.
— Mais bordel, c’était bien payé ! Et j’avais pas vraiment le choix… rapport à la mallette ! Mais bordel, elle est où la mallette ?
— Tuer la femme de Big Patato ? Toi ? s’esclaffa Lorenzo.
— Fabrice trop con, pouffa Jo.
— Mais quoi ! Faut se diversifier dans la vie ! On végète, on meurt ! Et j’ai quasi réussi en fait. Quasi. J’ai eu un problème, ça arrive… Mais j’étais à ça ! À ça !
Bon, il faut que j’explique un peu le contexte. Big Patato, c’est René Choukrane, le roi de la patate, un type bedonnant, l’air cool, le bon gars, Français, honnête, qui paye ses impôts.
« Dix-huit food-trucks qui vendent de la patate beurrée de première qualité ma bonne dame ! La meilleure de Paname. Rien à voir avec le kebab ou le falafel qui polluent les rues. On est Français, on connaît la gastronomie ! »
Ce bon René avait passé un contrat à Denis pour qu’on le débarrasse de sa femme à la condition que cela passe pour un accident. Non parce que quand on est un peu à l’aise question finance, le divorce n’est pas une option, tous les avocats te le diront : « Les lois sont pour les femmes, mon ami… faut casquer !»
Qu’avait Patato contre sa moitié ? Reformulons : débarrasser le monde de cette femme était-il justifiable ? La réponse : OUI, mille fois OUI ! Je n’en dirai pas plus.
Denis avait bien songé à envoyer Gaspard… son fidèle lieutenant, mais le pauvre était limité au niveau neurones, aussi, trouva-t-il plus judicieux de coller le job à un autre idiot.
Au pire il se débarrassait de Fabrice. Gagnant-gagnant. Parce que, n’allez pas croire le Denis susceptible de mansuétude. Il avait la rancune tenace comme un morpion.
Fabrice se lança à corps perdu dans ce défi. Il cogita très fort, au point d’en avoir mal au crâne. « Un accident, il faut que ça passe pour un accident », se répétait-il, nuit et jour... D’abord, il songea à lui balancer un piano sur la tète... « mmm, trop lourd et le prix du piano mangerait le bénéfice, en plus, faut un timing de ouf... ».
Il opta pour le malinois dressé féroce. Après une séance de bagarre dans la voiture avec l’animal acariâtre qui lui bouffa le fiac, le molosse s’élança comme une queue sur une foune vers la pauvre femme qui partait faire son jogging en leggings plus collant tu meurs.
Contrat rempli ? Que nenni ! Le bête immonde se contenta de léchouiller la face de la ménagère toute contente de cette marque d’affection baveuse : « parce qu’en plus, elle aime les zanimos, la salope ! »
Restait l’AVP : accident de la voie publique. On est d’accord, niveau subtilité et originalité c’est pas ça. Mais bon, faut faire le job.
La vieille Mazda de Fabrice y perdit le peu de vie qui lui restait, emboîtée dans un lampadaire, façon sculpture Beaubourg, Fabrice aplati par l’airbag, la face de travers : « j’avais l’air d’un con, ma mère, j’avais l’air d’un con ! »
Oui dans les grands moments, il a une âme de poète, des relents de Brassens, enfin, l’odeur seulement.
— Où est-ce que t’as appris à débiter autant de conneries ? demanda Lorenzo.
— Biberonné depuis l’enfance par TikTok, expliqua Seb, ça laisse des traces.
— Oh ! C’est fini oui ?! s’indigna Fabrice, frappant du poing sur la table.
— Et alors ? s’enquit Lorenzo par pure politesse, tant l’histoire l’intéressait peu.
— Alors j’ai décidé d’y aller carrément, à l’arme blanche. Fini les subtilités et les finasseries ! Saigner la salope comme une gorette. Mare quoi… Pelée la Patato ! Contrat remplit, à moi la tune.
Jo gloussa, hilare, son visage poupin cramoisi.
— Ta gueule Jo ! firent Seb et Fabrice.
— Seulement voilà, t’a merdé mon pauvre, fit Seb.
— Je pouvais m’attendre à un truc pareil ? Ça se peut pas dans la vraie vie ! Merde !
— Elle est morte ou pas la Patato ?
— Nan ! firent les deux compères.
— Je suis rentré chez elle par la véranda… Putain, la baraque… Tu sais que le Patato, il a de la tune. Elle était sur son tel, comme toutes les meufs quoi… hypnotisée sur son écran… à se débattre avec ses ongles trop longs sur l’écran… et là…
— Il s’est fait bouffer par le Loulou, expliqua Jo.
— Les chiens m’aiment pas… Enfin la meuf affolée, elle commence à crier, à dire « j’appelle la police ! » et « prenez ce que vous voulez ! »… tout en se filmant pour faire un short sur YT et gratter du « like ».
Seb dodelinait du chef, consterné.
— Dans quel monde on vit ! Les femmes et le téléphone... j'te jure... Tu te rends compte, elle a vu son visage ! Il avait oublié la cagoule ! C’est comme pas mettre la capote avec une grognasse… Pire même !
— Mais on s’en fout de la cagoule ! Il avait oublié le surin aussi ? s’énerva Lorenzo.
— Nan ! J’avais le surin ! Même un de secours au cas où… J’avais de quoi lui travailler la couenne...
— Alors…
— Alors elle m’a regardé… Et là c’était fini.
— Quoi ?
— Elle est trop belle la meuf à Patato ! C’est pas possible que ce gros tas ait une meuf pareille. C’est pas juste !
— T’as fait quoi ? demanda vivement Lorenzo.
— Bah, tout de suite j’ai réagi… Tu penses… J’ai pris mon accent jardinier Portugais « j’y viens pelouse ! »
— Mais nan… fit Lorenzo, consterné, pas le Pourtouguesse… T’as pas osé…
— Si ! Il a osé, confirma Seb. Les cons ça ose tout !
Fabrice haussa les épaules et dédaigna de relever la remarque. Il reprit :
— Et elle me sort : « c’est José qui vous envoie ? Il est malade ? Vous êtes tout rouge, vous voulez une orangeade ? »
— Et alors ? bougonna Lorenzo.
— Bah, j’ai bu l’orangeade. Une vraie orange pressée, pas un jus industriel de… Ah cette meuf… C’est trop injuste Lorenzo, la vie… est trop injuste ! Pourquoi ! Mais Pourquoi !!!!
Ce cri du cœur résonna étrangement en Lorenzo qui redevint soudain grave.
— Trop bon, ça, jus d’orange, confirma Jo, se pourléchant les babines.
Lorenzo considéra Fabrice, Seb et Jo avec une sorte de stupeur. Oui, la connerie est une asymptote qui tend vers l’infini alors que l’intelligence est tellement bornée, limitée et si rare.
— Tu comprends que comme il n’a pas achevé le contrat… commença Seb.
— J’suis dans la merde grave ! Il va me tabasser le fion, ce malade de tordu.
— Pas zigouiller femme Patato ! grogna Jo. C’est mal !
— Ouais, mais c’est moi qui va y passer, idiot ! s’exclama Fabrice.
— Non. Jo tordre le tordu.
Un silence pesant s’abattit. Lorenzo se remémora l’enfance des frérots, l’insouciance de leur jeunesse, les rires d’enfants plein de morve, les belles années passées à l’ombre des tours, dans la crasse des sous-sols insalubres, les cris se répercutant par les nuits froides et sans lune, quand enfin, ils avaient trouvé quelques piécettes pour acheter des guimauves chez la vieille Mado.
La vie avait passé et les galères n’avaient pas cessé. Les coups aussi. C’était trop. Trop !
— Il me faut un plan, Lorenzo. Donne-moi une idée !
Lorenzo releva la tête :
— Je vais le faire. Je me charge du contrat.
— Toi ? C’est pas possible, fit Seb.
— Tu le feras pas, fit Fabrice.
— Lorenzo pas tuer personne, fit Jo, pas toi !
Lorenzo se leva, s’étira. Il venait de basculer du côté obscur, c’était devenu un Sith.
Il y a des moments dans la vie ou cela bascule. Ce moment était arrivé pour lui. Il se massa le front craignant de sentir percer des cornes maléfiques. Mais, non, rien, toujours aussi bô. Le changement était intérieur, invisible mais réel.
La société l’avait poussé à cette extrémité parce qu’au fond, il n’est qu’une victime du système, votre honneur… C’est un homme brisé par la vie ! Je plaide les circonstances atténuantes ! Quoi ? Je m’égare… Pardon…
Qu’arriva-t-il ensuite ?
Bah, faudra que tu lises le chapitre suivant, frérot…
Bzzzz !!!
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