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Est-ce que l’entrepôt d’une vieille usine désaffectée peut-il être encore plus en vrac que son état de base, dévasté par les charges et impôts, ruiné par les normes absurdes, saboté par les syndicats et pour finir saigné par les arrêts de travail en tout genre ? Car, je le rappelle, nous étions en France, le pays de la raison pure.

La réponse est oui. Une tornade avait passé là, finissant le travail de sape. Les cabanes de bois de palettes qui faisaient office de maison à la petite bande étaient en miettes ou en partie consumées. Il régnait une atmosphère de chaos comme quand on voit le résultat des élections présidentielles en France, s’afficher dans le poste et qu’on pleure : « ils ont encore voté pour le plus con ».

Seb était assis sur un pneu de poids lourd, la tête dans les mains, dans la pose emblématique du chieur de Rodin, marmonnant un jargon mi-arabe mi-italien mi-français (trois tiers font une moitié) : les mots d’une seule langue ne pouvaient suffire à traduire son émotion.

Fabrice pâle comme la mort, tournait en rond, agitant les bras et répétant : « c’est pas moi, salaud de Lorenzo ! »

Jo se balançait dans la charpente métallique, nu comme un ver, à plusieurs mètres de hauteur, la radioactivité ambiante l’ayant fait régresser à l’état simiesque, il remontait allègrement l’évolution.

À peine Fabrice vit-il Lorenzo qu’il se précipita, le secouant comme un prunier :

— Mais bordel, qu’est-ce t’as foutu ? Tu t’es fait passer pour moi, racaille ! Pour la seule fois dans ma vie que j’étais innocent et j’en prends plein la face !

— Je savais bien que c’était pas une bonne idée, balbutia Seb. Lorenzo c’est pas un manuel...

— Lorenzo ! hurla Jo, visiblement très heureux de le voir.

— Qu’est-ce qui s’est passé ici ? hasarda Lorenzo, il y a eu une teuf et j’étais pas invité ?

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui s’est passé ? qu’il demande, glapit Fabrice, au bord de l’explosion.

— Mais t’es complètement inconscient ! fustigea Seb. Tu fous la merde partout et tu crois que tout va bien. Allô, mais allô, quoi !

— Mais quoi ?

— Un « tueur » nommé « Fabrice » a tout balancé à la Patato qui a osé menacer son homme ! Le tordu est venu ici avec son gang de paumés, « pour corriger un malentendu »… ils ont tout pété ! Regarde ce travail. En plus Jo… J’en peux plus de ce mec, mais regarde-le… Il est content, il se marre... Il est complètement dingue depuis sa dernière hospit : les médecins mettent des substances qu’ils ne connaissent pas dans des organismes qu’ils connaissent encore moins. Voilà le résultat ! Avant, il était con, mais maintenant… Il se prend pour un gorille ! C’est Con-Kong ! Et il a foutu le feu en plus, comme si ça suffisait pas !

Oui, sans en avoir l’air, Seb avait lu Voltaire. Vous auriez tort de mépriser les frérots, moi je vous le dis. Des intelligences supérieures se cachent parfois dans la mauvaise herbe.

— Pauvre idiot, où on va dormir maintenant ? lui cria Fabrice, montrant le poing.

— Jo pas dormir ! Jo pas besoin dormir. Jo besoin de rien. Jo fait qu’un avec la nature ! Jo chier !

— Oh le con ! s’exclamèrent les frérots, se sauvant à toutes jambes.

La situation était grave et désespérée. C’était foutu ! Plié.

Lorenzo méditait : cela semblait se confirmer, une puissance supérieure (au-dessus du président, tu vois, le truc dans le ciel, quoi) en voulait bien, personnellement, à Lorenzo au niveau Karmique !

La conclusion qui s’imposait : indéniablement, c’était sa faute, comme d’habitude. Il se sentait tel Napoléon rentrant de la Bérézina.

On était revenu aux heures noires quand tout manquait et que le monde entier voulait la mort des frérots, pour des motifs fallacieux.

— Denis veut ta peau, conclut Seb, pas comme d’habitude, maintenant, ça le pique vraiment.

— Bah oui, j’ai bien dû dire que c’était pas moi, que j’étais là, que j’avais pas bougé, expliqua Fabrice.

— Il veut la mallette et tes couilles en pendentif.

— Peut-être qu’il se contentera de la mallette, dit Fabrice, en haussant les épaules. Mais tu vas dérouiller grave. Prends une bonne mutuelle, tu vas avoir besoin de soins longue durée, ma poule.

— Repars en Belgique, t’es plus dans le coup, fit Seb, désabusé. Sauve ta peau. Prends une grosse, fait des gosses, prends des crédits et du bide, achète les promos, roule en Pigeotte… Regarde-toi, t’es fini Lorenzo. La société t’a laminé. T’es devenu honnête.

— Ouais, t’es bien fini, mon pauvre, acheva Fabrice, jamais j’aurais cru voir ça de ma vie.

— Tu t’es gâché, pourtant t’avais du potentiel, bordel, t’aurais pu faire Centrale dans un pénitencier de haute sécurité. Tu t’es fait tout seul et tu t’es raté. C’est tout. C’est simple. C’est consternant. Je ne m’en remettrai pas. C’est la fin du monde et on a même pas de beuh !

Lorenzo n’entendait pas, il leva les yeux au ciel, maudissant le très haut qui se jouait de lui. Mais cela ne se passerait pas comme ça. Pas lui.

Même s’il savait qu’il allait perdre, parce que jusqu’à présent, il avait toujours perdu, il jouerait quand même. C’était une question d’honneur et sur un malentendu, des fois… ça passe.

Pauvre Lorenzo. Même les frérots, ces salaud, l’avaient lâché ! Dans quel monde vit-on ? Qu’est-ce que l’IA a fait de l’humanité ?

Une évidence s’imposait : « le jour où on mettra les cons en orbite, ces deux-là n’ont pas fini de tourner », se dit-il.

Enfin, il sortit de son mutisme.

— Jo, habille-toi ! Viens voir papa ! fit Lorenzo.

En trois bonds, Jo fut au sol. Il se précipita pour remettre sa salopette, sa cagoule, une cravate (?) et surtout ses tongs, puis vint serrer Lorenzo dans ses bras énormes.

— Qu’est-ce tu vas faire ? s’enquit Fabrice.

— Parler à Denis. On a des trucs à se dire.

— Babababa… murmura Seb. Qu’est-ce que t’as pas compris dans « Denis veut tes couilles en pendentif » ?

— Jo fracasser Denis ! fit le colosse, frappant son poing dans sa main énorme.

Lorenzo ne daigna pas répondre, il sortit une liasse de biftons :

— Allez à l’hôtel du Parc le temps de trouver une nouvelle crèche.

— Ils prendront pas Jo, fit remarquer Seb. La dernière fois c’était trop chaud.

— Jo, je m’en charge, je gère.

— Tu vas en faire quoi ?

— Je vais le coller dans un cirque… fit Lorenzo, avec son demi-sourire. Il a des aptitudes et avec les nouvelles lois qui empêchent d’avoir des zanimos… Il y a une opportunité à saisir.

— Jo aime le cirque ! Les zanimos !!

J’en vois qui sont scandalisés dans le fond. Alors, non, ce n’est pas vexatoire pour ce pauvre Jo, car dans notre société moderne on a plus de considération pour les zanimos que pour l’humain. Lorenzo est donc bien en phase avec son époque. Tout simplement.

— Il sort d’où ce fric ? demanda Fabrice, humant les billets.

— Il s’est passé quoi avec la Patato ? fit Seb.

— Une folle, une pauvre fille. Elle a voulu me sucer.

— Noooooon ! firent les frérots, dégoûtés car, en vérité, de leur point de vue, Lorenzo avait trop de chance. C’était une honte !

Ils se consolaient en se disant que son entrevue avec le Tordu risquait d’être la dernière chose qu’il ferait, alors, le dernier plaisir du condamné... Jo allait mettre sa main dans sa salopette pour se soulager mais Lorenzo fronça un sourcil ; il s’interrompit sagement.

Un plan s’était mis en place dans la cervelle agitée de Lorenzo. Le temps de l’action était venu. Il embarqua le géant dans la VW qui grinça lamentablement sous le poids et fonça comme à son habitude dans la nuit froide, tout frissonnant, parce que la vie est trop courte pour traîner. il n’y a que les Suisses pour prendre le temps de mourir avec le chrono certifié à la main.

— Écoute-moi bien Jo.

— Jo écoute.

— Dans la guerre, l’effet de surprise est primordial, capital. C’est la blitzkrieg. On arrive, on fracasse, on repart, l’ennemi stupéfié ne peut pas réagir. Alors, tu commences pas ton cinéma, tu cries pas, tu branles pas, tu déconnes pas. Tu fonces dans le tas : professionnel !

— Yo soy un profesional ! éclata Jo, hilare.

Cela frappa Lorenzo qui fit une embardée. Jo avait bien changé. Probablement trop de thérapie de conversion électrique, se dit-il.

— Laisse-moi le tordu, j’en fais mon affaire et je dois régler des trucs avec lui.

— Jo mettre le feu…

— NON ! Arrête avec ça, tu m’agaces !

— Jo mettre le feu ! Tout cramer !

— Donne le briquet !

— Non !

— Je te trouve une meuf, si tu fais ce que je te dis ! Une qui suce !

Jo en resta baba. Complètement pétrifié, tétanisé.

— Donne le briquet !

Docilement, il remit le Zippo à Lorenzo, bouche ouverte, tout bavant.

— Qui c’est ? demanda-t-il.

— On verra. Enlève ta main de là ! C’est fini, oui ?!!! Mais qu’il est con… Jo !

L’émotion était trop forte, le colosse avait un besoin urgent de se soulager. Lorenzo sortit le taser et menaça.

— Qu’est-ce qu’on a dit ? Professionnel !

— Mmmm !

— Tu seras bien récompensé.

— Toujours la récompense après… Récompense maintenant !

— Non. C’est la règle. Tu meurs d’abord, tu as la récompense après. Dieu l’a dit.

— C’est un jeu de cons !

— Je sais. C’est pas moi qui a créé la règle !

— Pfff !

— Ne râle pas tout le temps. On va bien se marrer.

— Nous mourir.

— Mais non ! Pourquoi tu dis ça ?

— Eux trop nombreux.

— Hein ? Combien ?

— Plein. Plus que dix.

— Ah… Quand même… La victoire n’en sera que plus belle. Audaces fortuna juvat !

— Jo s’en fout mourir avec frérot Lorenzo.

Lorenzo regarda le colosse… C’était comme si le temps n’avait pas passé depuis l’enfance dans la zone. Non rien n’avait changé.

Lorenzo pila, descendit de la voiture. Il avait hâte. Comme à son habitude, acculé, il était magnifique. Il se précipita dans l’immeuble aux murs couverts de tags et des tarifs en cours de la came, sans même regarder en arrière.

Il y a cinquante ans la France carburait au pinard. Après on était passé au Prozac et Stilnox, mais la sécu y avait mit le hola. Maintenant tout le monde carburait au THC depuis le gueux jusqu’aux hautes sphères de l’état.

Il faut bien comprendre que la vie est si belle en ce pays des lumières que c’en est insupportable sans une petite aide pharmaco. C’est un mal nécessaire.

Lorenzo fonçait, tel le maréchal Ney dans la charge héroïque de Waterloo. Il était complètement barré, bô mais barré. Ney avait 8000 cavaliers : Lorenzo, un Jo. Ney se heurta aux carrés Anglais. Lorenzo…

Oui, je sais… La suite ? Vous connaissez le principe : abonne-toi et clique sur la cloche bleue.

Bzzz !

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