7 - Les fermes du patelin
La maison de Lucien était en réalité une ferme dont l'immense grenier servait de dortoir à l'ensemble de la famille. Elle ne possédait que très peu de terres, environ deux hectares tout au plus. Une grange jouxtant la maison abritait les quelques dernières bêtes qui avaient survécu à l'hiver particulièrement rigoureux de cette année-là.
Maury, Lucien et leurs parents étaient attablés autour d'une soupe aux pommes de terres. Le père de famille n'arrivait pas à s'enlever de la tête l'image des jumelles qui avaient l'air si proches de son fils. Il frottait son front en essayant de relativiser. Sa femme s'inquiéta :
-Ça ne va pas, mon lapin ?
-Non. Non, et non, grommela-t-il. Rien ne va. Rien ne va jamais, dans cette maison. Tout est de la faute de ton fils aîné.
-Lucien, qu'est-ce que tu as encore fait pour énerver ton père ?
-Rien, je te promets, dit Lucien. Je me suis blessé dans la forêt et, comme je n'arrivais plus à tenir debout, des copines m'ont raccompagné.
-Enfin, Georges, il n'y a rien de mal à ce que Lucien rencontre des jeunes femmes de son âge, dit la mère à son époux.
-Tu ne te rends pas compte ? demanda-t-il en haussant le ton. Des bourgeoises, devant chez moi, et par-dessus le marché, limite accrochées aux bras de ton fils ? Tu sais ce qu'elles lui feront, après ? Elles le rendront riche et idiot et lui feront oublier notre famille !
-Tu t'imagines des choses, dit Lucien à son père. Elles m'ont juste aidé à rentrer parce que je suis mal tombé, mentit-il pour cacher l'étranglement de Charles et l'assaut du chevalier armé.
-Je suis certaine que Lucien n'oubliera jamais notre famille, dit sa mère en levant les sourcils. C'est notre fils, après tout. Il sait bien à quel point on a souffert.
-Il était encore gamin, il ne pouvait pas comprendre, répliqua son père.
-Papa, ce n'est pas parce que j'étais enfant que je n'ai pas vu ce qui s'est passé, le coupa Lucien. Je m'en souviens très bien. Il y avait des gens armés dans la rue. Sur leurs drapeaux étaient dessinées des armoiries différentes, celles de Villeveïnys et de Mont-en-Court. Ils parlaient fort et venaient souvent. Ils se disputaient notre ferme et celles de tout le patelin.
-Comment sait-il tout ça ? Tu lui en as parlé, Isadora ? demanda le père à sa femme, qui fit non de la tête.
Maury avait déjà entendu cette histoire de la bouche de son frère à maintes reprises. Cet événement l'avait sacrément marqué, pensa-t-il. Mais lui, il n'avait que quatre ans et ne se souvenait de rien.
Lucien continua :
-Ensuite, des gens sont venus chez nous et sont repartis avec un quart de ce qu'on avait amassé dans la grange. Ce n'était pas juste, parce qu'on avait déjà payé les pénalités et la dîme de cette année-là. Tout ceci était à cause du seigneur de Mont-en-Court qui avait gagné un pari. Nous étions comme des pièces d'or qu'on pariait un soir. Notre vie n’avait aucune importance à leurs yeux. Un soir, Maman a commencé pleurer et a dit qu'elle était prête à donner sa vie pour nous s'il n'y avait plus assez de nourriture pour nous quatre.
Chaque fois qu'il parlait de sa mère, les yeux de Lucien s'embuaient. Il essuya ses larmes et vit sa mère faire de même. La soupe refroidissait lentement dans les assiettes sans que personne n’y prêtât attention.
-Je vous ai beaucoup écoutés quand vous discutiez dans la cuisine. Je me mettais tous les soirs au pied des escaliers. J'avais envie de hurler, j'étais triste et en colère contre les seigneurs de Mont-en-Court et de Villeveïnys. Vous parliez de nous abandonner, puis le lendemain, vous parliez de vous sacrifier pour Maury et moi. Vous mangiez nos restes après nous avoir donné le plus gros et vous vous épuisiez dans les champs.
Georges et Isadora ne pensaient pas un enfant de sept ans capable de comprendre et de retenir aussi bien ce genre d'événements Heureusement, ils avaient réussi à lui dissimuler les crises qui s’étaient succédées les années d'après.
Après le discours de Lucien, le repas se termina en discussion sur les classes sociales. Le sujet avait été spécifiquement lancé par Georges, qui essayait de dissuader de façon inconsciente son fils de revoir Annie et Cathie. Lucien l'avait bien compris et n'entra pas dans son jeu. Les jumelles n'étaient pas des bourgeoises à proprement parler ; elles s'apparentaient davantage à des bonnes sœurs dans leur façon de s'habiller et de se tenir en public et à des paysanes dans leur désir de se lier d'amitié avec lui et les garçons. Pourtant bien loin des stéréotypes énoncés par son père, ce dernier ne voulait pas entendre raison. Les filles du clerc étaient, pour lui, liées à leur problème de disettes d'une façon ou d'une autre.
Le jeune effronté lançait des regards désapprobateurs à son père. Puis, sous ordre de sa mère, il débarrassa son assiette. Maury fit de même. Ils montèrent rejoindre leurs chambres respectives. Lucien avait réussi à faire abstraction de sa douleur à la poitrine grâce au repas, mais il eut du mal à monter aux marches qui grinçaient à chacun de ses enjambements.
Le grenier s'étalait sur la quasi-totalité du rez-de-chaussée. Il était aménagé en trois pièces : deux de dix mètres carrés à l'attention des enfants, et le reste du palier pour leurs parents. Lucien poussa la porte de sa chambre et une vague d’effroi parcourut son échine. Une femme aux longs cheveux de jais était étendue de tout son long sur son lit. Son visage lui disait vaguement quelque chose, puis il se rappela qu'elle lui avait soutiré un morceau de pain, la veille. Elle était vêtue d'une simple toge marron et ne portait pas de chaussures. Sa chevelure noire, lisse et enchanteresse, paraissait tout droit sortie d'un tableau de Rénest Delcroix, peintre virtuose des figures féminines de la mythologie nordique. Elle contrastait avec la blancheur de son visage.
-Qu'est-ce que tu fiches ici ? s'exclama Lucien.
La femme, couchée sur le côté, avait le visage tourné vers l'adolescent. Elle commença à le toiser avec ses deux prunelles noires aux reflets étoilés. Lucien voulut s'enfuir de peur qu'elle ne soit en train de lui jeter un sort, mais sans prévenir, sa douleur s'accentua dans sa poitrine. Il se plia et dit d'une voix basse pour ne pas être entendu par sa famille :
-Rentre chez toi, tu n'as rien à faire là.
La mystérieuse femme se mit sur le dos. Lucien aperçut une larme perler le long de sa joue.
-Je t'ai menti, hier soir… Je n'ai nulle part où aller, murmura-t-elle.
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